Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

En Palestine, des pierres contre les vols de terres

Début septembre, une dizaine de colons juifs se sont installés en haut d’une colline stratégiquement située à la croisée de plusieurs colonies, en Cisjordanie occupée. Depuis lors, une importante mobilisation se met en place contre l’accaparement de ces terres effectué sous la protection de l’armée israélienne.

Tiré de Orient XXI.

Il est 11 h 30 légèrement passées, le ciel est bleu ce vendredi 30 novembre 2018. Dans une vallée clairsemée d’oliviers et de pins d’Alep, une centaine de personnes achèvent la prière de la mi-journée, puis ils se mettent à converger vers le flanc de la colline adjacente. En quelques minutes, une pluie de grenades lacrymogènes tirées par les soldats de l’armée israélienne juchés sur les hauteurs se déverse. Les personnes les plus équipées ajustent un masque à gaz ; pour les autres, l’air devient difficilement respirable. Des balles en caoutchouc sont tirées par les soldats israéliens. Un blessé léger à déplorer. Les manifestants rebroussent chemin temporairement.

Un avant-poste stratégique

À 13 kilomètres au nord-ouest de Ramallah, la colline nommée Rissan, située à l’intersection des villages palestiniens de Ras Karkar, Kafr Nima et Kharbata, est le lieu de vives tensions. « Depuis le début du mois de septembre 2018, des Israéliens sont venus installer un avant-poste1 au sommet de la colline », endroit stratégique pour dominer les villages palestiniens, affirment Jonathan Ulmo*, activiste israélien en lutte contre l’occupation de son pays et Daoud Achon*, Palestinien vivant à Kafr Nima. « Les colons sont venus à une dizaine de personnes, ont planté leurs toiles de tente pour dormir sur place. Puis, ils ont commencé à cultiver et à élargir un chemin en terre qui va de Ras Karkar à la colline », ajoutent-ils en montrant la direction de l’avant-poste.

Depuis, chaque vendredi, l’importante prière du jumu’a (vendredi) est effectuée sur place en signe de protestation contre l’accaparement des terrains. Les opposants de tous milieux s’y rejoignent. Un impératif selon Daoud Achon pour qui « les terres seront forcément accaparées si nous ne résistons pas, même si nous en sommes propriétaires ».

Bien que ces terres appartiennent en totalité aux trois villages palestiniens susmentionnés, elles se trouvent en zone C (sous contrôle total d’Israël pour les questions sécuritaires et administratives), définie par les seconds accords d’Oslo signés en septembre 1995. « L’armée israélienne a l’obligation de protéger les colons qui ont décidé de venir s’installer ici, même si l’État déclare leur activité illégale », atteste José Tavdyoglo, militant israélien pour l’ONG Ta’ayush.

Adossé à un olivier, Jonathan Ulmo regarde l’horizon et décrit ces lieux comme « particulièrement importants », car ils se trouvent à l’intersection des colonies juives de Nehali’el, Talmon et Dolev à l’est et Modi’in Illit à l’ouest. Cette dernière colonie, qualifiée d’ultra-orthodoxe et peuplée de 70 100 habitants est la plus grosse de Cisjordanie. « Le projet à long terme est de créer une continuité territoriale entre les colonies de l’est et celle de l’ouest par la construction d’une route pour les joindre. C’est ce qu’ils font depuis les années 1990 pour accaparer des terres et ligaturer les villages palestiniens », déplore-t-il en faisant référence à la centaine d’avant-postes israéliens construits depuis cette période. La législation israélienne indique que la construction d’une route entraîne nécessairement la confiscation des terres sur 100 mètres de largeur. La privation des terres sur place pourrait représenter une superficie « allant de 1 000 à 2 000 dunams » (de 100 à 200 hectares) estime Jonathan Ulmo, créant de plus en plus un environnement carcéral pour les villages palestiniens, entourés de murs et de routes.

Des villages transformés en prisons

Les autorités israéliennes n’ont rien communiqué au sujet de cet avant-poste. Pour José Tavdyoglo le problème est aussi médiatique : « Étant donné que l’extension des avant-postes et la construction des routes n’est d’abord qu’hypothétique, les médias en parlent très peu. C’est une fois seulement que les chantiers sont lancés qu’ils abordent le sujet, mais c’est trop tard. Il n’y a qu’à regarder comment ça s’est passé précédemment pour savoir comment la situation va tourner ici à Ras Karkar ». José Tavdyoglo fait référence aux deux avant-postes établis dans la vallée jordanienne fin 2016, dénoncés par l’association israélienne B’tselem.

Pour Haïtham Khatib, natif de la commune voisine de Bil’In : « Nos villages vont devenir petit à petit des prisons. C’est l’une des méthodes dont les colons se servent pour nous obliger à partir de nous-mêmes ». Un moyen « sournois » pour José Tavdyoglo car « l’État israélien se décharge partiellement de ses responsabilités en déclarant mollement les actions des colons illégales, mais il en profite pour étendre son implantation en Cisjordanie occupée. »

Sur la colline de Rissan, les moyens de résistance sont multiples : prière, danse collective sur les chants : « Ici c’est la Palestine ! » et « Ce sont nos terres, on va rester, ils vous faut partir !, utilisation de lance-pierres pour jeter des projectiles sur les soldats israéliens. À la question de la violence des jets de pierres, Yossef Karaja, membre du Fatah s’exclame : « Les pierres ne font rien comparé à leurs armes. Si on avait leur équipement, on leur laisserait volontiers nos cailloux... »

Depuis trois mois, plusieurs personnes ont été interpellées et blessées par les forces armées d’Israël, dont trois photojournalistes. « Mon fils de 14 ans a été mis en prison début octobre pour un mois parce qu’il manifestait. Il a été libéré sous condition de ne pas revenir ici, et après que nous avons versé une importante somme d’argent », témoigne son père, Albit Foudek*.

Malgré tout cela, Ahmed Aras*, père de 47 ans habitant Kafr Nima s’écrie en regardant les jeunes résistants faire face aux soldats israéliens : « Je dis à mes enfants qu’il faut rester ici, ne pas partir ! On leur a appris à aimer leur terre, même si c’est dangereux, aujourd’hui ça passe par cette lutte ». Une grenade lacrymogène est tirée à leurs pieds, le groupe se disperse et fait flamber des natich, ces plantes couvre-sol dont la fumée permet « de repousser les gaz ».

« Le monde ne se lève plus avec nous »

Le droit international condamne depuis près de 70 ans la colonisation israélienne, qu’elle se fasse sous forme d’avant-postes ou de colonies, les premiers étant illégaux et les secondes légales pour Israël. La plus récente réaffirmation de ses principes s’inscrit dans la résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations unies du 23 décembre 2016 : [...] « la création par Israël de colonies de peuplement dans le Territoire palestinien occupé depuis 1967, y compris Jérusalem-Est, n’a aucun fondement en droit et constitue une violation flagrante du droit international et un obstacle majeur à la réalisation de la solution des deux États et à l’instauration d’une paix globale, juste et durable ».

Pour autant, cela n’a pas dissuadé le secrétaire général de l’ONU Antònio Guterres, peu avant la journée de solidarité internationale avec le peuple palestinien du 29 novembre, d’exhorter « Israël et la Palestine […] à rétablir la promesse et la viabilité de la solution à deux États fondée sur leur coexistence pacifique ». Ici, dans la vallée de Rissan, peu de personnes sont encore convaincues de la faisabilité d’une telle solution. José Tavdyoglo pointe l’inconséquence de cette exhortation : « La politique d’implantation de colonies et la création sauvage d’avant-postes sont les plus importantes menaces pour la réalisation de deux États. La première chose serait déjà que l’armée israélienne empêche leur implantation ici, mais ils les protègent et s’en servent ». Pour Yossef Karaja, « la réalité c’est que malgré la mobilisation, on se sent seuls ici à Ras Karkar, à Kafr Ni’ma et à Kharbata… Le monde ne se lève plus avec nous. »

Après trois heures à jouer au chat et à la souris avec les forces israéliennes, les opposants rentrent petit à petit chez eux. Un adolescent, la moitié du visage couvert d’un foulard, confie : « J’habite ici, j’ai pas d’autre choix que de lutter si je veux vivre libre ». Et de saluer : « À vendredi prochain ! »

Gary Libot

Journaliste indépendant

Gary Libot

Journaliste indépendant.

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