Tiré de Médiapart.
Ici, c’est une banderole déployée au-dessus d’une autoroute urbaine à Téhéran, en soutien aux prisonniers politiques, sur laquelle on peut lire ce constat des plus lucides : « Votre faible pouvoir contre la tyrannie est le chemin étroit qui mène à la liberté. » Là, c’est une réunion de familles de prisonniers politiques devant le tribunal révolutionnaire d’Abdanan, dans la province d’Ilam - elle sera rapidement et violemment attaquée par les forces anti-émeute, qui brutaliseront tout particulièrement les manifestantes.
Ou bien ce sont des distributions de tracts dans la capitale iranienne, appelant à des rassemblements pour le 19 février, soit le 145e jour du soulèvement provoqué par la mort en détention, le 16 septembre 2022, de Mahsa Amini, une Kurde iranienne âgée de 22 ans, pour n’avoir pas respecté le code vestimentaire en vigueur. Les mots d’ordre : « non à la corruption » et « non à la vie chère ».
Ou c’est encore le piratage, pendant une quarantaine de secondes, samedi 11 février, de la télévision d’État, en pleine couverture de la cérémonie de l’anniversaire de la révolution de 1979, au moment même où le président Ebrahim Raïssi prononçait son discours. À l’instigation du groupe de hackers Edala’at Ali (la justice d’Ali), il a donné lieu à la diffusion de slogans anti-régime – « Mort à Khamenei, mort à la République islamique ! » et d’images dénonçant la répression.
Ou c’est encore la parution d’un premier journal clandestin, du nom de ZZAN, en ligne, mais avec aussi une version papier, pour informer non seulement sur l’actualité de la contestation mais aussi, librement, sur le monde.
Cette contestation multiforme remplace désormais les manifestations qui ont fini par s’éteindre peu à peu. À l’exception notable de la province majoritairement sunnite du Baloutchistan, où les rassemblements se poursuivent chaque vendredi à Zahedan, la capitale, en dépit d’une répression féroce.
Le dernier grand quartier de Téhéran à avoir ouvertement résisté jusqu’à ces dernières semaines est celui d’Ekbatan, à l’ouest de la capitale. Dans ce vaste ensemble d’immeubles, construits dans les années 1970 par des ingénieurs français, italiens et allemands, habités d’abord par des proches du régime qui ont revendu ensuite leurs appartements à des familles de la classe moyenne, les slogans « marg bar dictator » (« mort au dictateur ») et « à bas la république islamique tueuse d’enfants » ont longtemps été criés chaque soir, à partir de 21 heures. Plus maintenant.
Pour casser ce genre de protestation, le régime n’hésite pas à multiplier les convocations dans les commissariats. Là, les policiers intimident la personne convoquée, la menaçant de la rendre responsable de tous les troubles à l’ordre public qui pourraient survenir dans son immeuble, de couper l’électricité du bâtiment, voire de murer son entrée. Un chef d’entreprise, qui demeure dans le nord de Téhéran, confie qu’il est lui aussi régulièrement appelé, sans doute à titre d’avertissement : « Même si on se tient à l’écart des manifestations, recevoir une convocation est toujours une source d’inquiétude. On a toujours peur que les policiers se trompent et vous prennent pour quelqu’un d’autre. À chaque fois, j’ai un coup au cœur. »
La fin des manifestations s’explique pour beaucoup par la montée en puissance de la répression. Selon l’ONG Human Rights Activists News Agency (HRANA), qui tient un décompte précis des victimes, au moins 519 contestataires, dont 69 mineurs, ont été tués et 19 300 personnes ont été arrêtées. Des milliers d’autres ont été blessées. De son côté, l’ONG Human Rights Iran a recensé 22 protestataires rendu·es aveugles d’un œil, dont neuf femmes, en raison de tirs ciblant leur visage dans le but de les éborgner. Elle a même qualifié cette pratique de « systématique ». L’une des victimes, Hossein Abdinié, 20 ans, a posté la photo de son visage mutilé avec ces mots : « Cet œil aveugle verra la vérité obscure de ce monde. »
Réunions clandestines
Les quatre exécutions, les dizaines de condamnations à mort, les tortures dans les prisons ont pesé lourd dans la décision du mouvement contestataire de chercher d’autres formes pour continuer son combat. Les viols également.
Publié le 8 février par le quotidien britannique The Guardian, un rapport interne de la justice iranienne fait état pour la première fois du viol de deux jeunes manifestantes âgées de 18 et 23 ans, par des gardiens de la révolution, après leur arrestation, dans une camionnette garée dans la grande rue Sattar-Khan, à Téhéran, et reconnaît que l’affaire a été classée secrètement pour ne pas qu’elle « fuite sur les réseaux sociaux et fasse l’objet de fausses déclarations par des groupes ennemis ».
À présent, le mouvement cherche à s’organiser. Selon des sources iraniennes, il y aurait ainsi des réunions de cellules clandestines au sein de certains quartiers pour débattre des nouvelles formes à donner à la contestation. Et une réflexion très critique sur les réseaux sociaux, dont l’utilisation massive par les contestataires a nourri la répression.
Mais ce sont souvent des actes de résistance individuels qui témoignent de la détermination de la jeunesse iranienne à combattre pour sa liberté.
Ainsi, Hamideh Zeraei, qui avait été arrêtée lors des funérailles d’un manifestant tué, a refusé de signer l’« acte de repentir » qui lui aurait permis d’être graciée de sa condamnation à un an d’emprisonnement et trois années de bannissement de la ville de Rasht. « Je n’ai rien fait de regrettable et je préfère demeurer en prison plutôt que de signer un tel papier », a-t-elle confié, le 5 février, à ses proches.
- Je ne ferai plus de film sous ce régime totalitaire et meurtrier.
- - Kaveh Mazaheri, cinéaste
À sa récente sortie de prison, à peu près au même moment, la jeune journaliste Nazila Maroufian, arrêtée le 30 octobre et condamnée à deux ans avec sursis, cinq ans d’interdiction de quitter l’Iran et une monstrueuse amende pour avoir publié une interview du père de Jina Mahsa Amini, s’est empressée de poster une photo d’elle sans voile pour montrer qu’elle ne cédait sur rien. « Je suis une cavalière. Comment pourrais-je me comporter comme un piéton ? », a-t-elle écrit sur Instagram.
Le réalisateur et producteur Kaveh Mazaheri apparaît dans une vidéo où on le voit jeter dans une rivière les prix qu’il a obtenus les années précédentes au festival de cinéma Fajr de Téhéran, la principale vitrine culturelle du régime. Il y déclare aussi : « Je ne ferai plus de film sous ce régime totalitaire et meurtrier. »
Un peu partout, se multiplient les tags anti-régime sur les murs et les affiches de la république islamique sont régulièrement brûlées et arrachées.
Des libérations sous condition
Du côté du régime, le Guide suprême Ali Khamenei a annoncé, sur son site, comme il le fait régulièrement à l’occasion de fêtes religieuses ou nationales, qu’il avait accepté « de gracier et de réduire la peine d’un nombre important d’accusés en lien avec des incidents récents ou ayant été condamnés » dans d’autres affaires. Le communiqué ne précise pas le nombre des personnes concernées par cette mesure annoncée à l’occasion du 44e anniversaire de la victoire de la révolution islamique en février 1979.
Sont exclus de l’amnistie les « accusés d’espionnage, de meurtres et de blessures intentionnelles, de destruction et d’incendie contre des installations gouvernementales, militaires et publiques ».
Parmi celles et ceux qui ont bénéficié de la mesure : la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah, arrêtée en juin 2019 puis condamnée à cinq ans de prison pour atteinte à la sécurité nationale, a été libérée vendredi 10 février, et pourrait prochainement rentrer en France.
L’amnistie a surtout concerné les jeunes protestataires arrêtés à la condition, a précisé l’autorité judiciaire sur son site Mizan Online, qu’ils signent une « déclaration de remords et un engagement écrit à ne pas répéter un crime intentionnel similaire ». L’essentiel des journalistes, avocats, artistes et écrivains emprisonnés n’a, semble-t-il, pas bénéficié de la mesure.
Au moment même de l’annonce, une nouvelle journaliste, Elnaz Mohammadi, était d’ailleurs arrêtée.
En fait, la véritable surprise est venue des réformateurs, qui avaient jusqu’alors brillé par un silence accablant face à la répression. Ils ne l’ont toujours pas critiquée, mais l’ancien premier ministre (de 1981 à 1989) Mir Hossein Moussavi a appelé, le 4 février, à la rédaction d’un projet de nouvelle Constitution qui s’appliquerait à l’issue d’un référendum « libre et honnête », estimant que celle actuellement en vigueur n’était plus viable.
En résidence surveillée depuis 2011 pour avoir contesté les résultats de l’élection présidentielle et dirigé la « révolution verte » qui dénonçait les fraudes électorales, il a qualifié la situation présente de « crise des crises » et dénoncé l’actuel système comme « fuyant ses responsabilités ». Ce qui lui a valu de violentes réactions des milieux ultra, à l’image du quotidien Vatan Emrooz qui a qualifié Moussavi d’« ennemi de la république islamique ».
L’ancien président réformiste (de 1997 à 2005) Mohammad Khatami est lui aussi intervenu pour appeler à « changer et réformer » la Constitution et « revenir à son esprit et à sa lettre » mais, différence de taille avec Moussavi, il a exclu tout renversement de la république islamique.
Même si les factions réformistes sont largement décrédibilisées et marginalisées, rejetées par la jeunesse iranienne parce qu’elles font partie du système, les critiques de leurs leaders s’ajoutent à celles de certains haut gradés des gardiens de la révolution, de plusieurs grands ayatollahs de Qom et de Nadjaf, en Irak, et même de certains responsables conservateurs, comme l’ancien président du Parlement, Ali Larijani, qui, à mots couverts, ont fait savoir que l’actuel gouvernement ne savait pas gérer le soulèvement. Reste que le Guide suprême a montré qu’il n’entendait pas les critiques et ne faisait confiance qu’aux clans les plus durs. La poursuite de la répression s’annonce dès lors toujours aussi terrible.
Jean-Pierre Perrin
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