8 mai 2022 | tiré de Révolution permanente
Mercredi dernier l’Union Européenne a évoqué sa volonté d’imposer un embargo total au pétrole russe et aux produits dérivés. Après avoir décrété l’embargo sur le charbon russe, cette proposition – si elle ne touche pas pour l’heure le gaz russe - constitue un saut supplémentaire par rapport au premier train de sanctions mises en œuvre immédiatement après la guerre. Initialement opposé à un embargo du fait de sa dépendance au pétrole russe, l’Allemagne semble avoir donné le feu vert à ce nouveau train de sanctions, après avoir diminué sa dépendance à celui-ci. La proposition ouvre la voie à des discussions tendues entre certains Etats membres, dont une partie est très dépendante du pétole russe, mais surtout elle fait craindre une hausse généralisée du prix du carburant au niveau mondial. Cette dernière perspective est particulièrement délicate pour les dirigeants européennes (et au-delà) car elle pourrait toucher les populations directement, faisant monter le risque de bouleversements sociaux (tout le monde a en tête le mouvement des Gilets Jaunes en France).
Parmi les mesures proposées il n’y a pas seulement l’embargo à l’importation du pétrole russe d’ici la fin de l’année mais aussi un embargo sur le transport du pétrole russe par les cargos appartenant à des entreprises européennes (95% du transport transocéanique) ; une mesure qui rentrerait en vigueur dans une période d’un mois. Ursula von der Leyen a pour sa part expliqué que la commission envisageait également de débrancher la grande banque russe Sberbank et deux autres banques du système de communication financière Swift, entre autres. « Avec toutes ces mesures, nous privons l’économie russe de sa capacité à se diversifier et à se moderniser », a déclaré von der Leyen. Des déclarations qui illustrent clairement que la guerre menée sur le plan économique via les sanctions ont non seulement l’objectif de « provoquer l’effondrement de l’économie russe » comme l’affirmait Bruno Le Maire au moment de leurs mises en place, mais aussi et surtout d’affaiblir l’économie et l’Etat russe à long terme face aux puissances occidentales.
Cependant, cette position de l’UE pose des contradictions pour certains des Etats membres qui dépendent fortement du pétrole russe mais aussi qui entretiennent des relations étroites avec Moscou, comme c’est le cas de la Hongrie. Ce pays importe de la Russie 75% de son gaz et 65% de son pétrole. Mais comme on peut le lire sur Geopolitical Futures, « l’alignement de la Hongrie sur la Russie va au-delà de l’énergie. Son impératif géopolitique, et la stratégie qui en découle, est de maintenir la sécurité intérieure tout en cherchant à étendre son influence et à projeter son pouvoir au-delà de ses frontières actuelles ». Et l’article continue en pointant les contradictions que cela implique pour le gouvernement hongrois : « Budapest dépend de l’énergie russe. Ainsi, même si elle a été absorbée par les institutions occidentales, elle a toujours besoin d’une bonne relation de travail avec Moscou - et vice versa. La Russie n’a posé aucune condition à ses investissements et à ses relations commerciales avec la Hongrie. Le fait que les relations avec l’Occident se soient détériorées ces derniers temps rend l’idylle Hongrie-Russie d’autant plus avantageuse ».
Autrement dit, la Hongrie se trouve dans une situation délicate entre la Russie et les puissances occidentales, de plus en plus difficile à tenir. En outre, la Commission Européenne possède des moyens de pression importants sur Budapest : elle vient d’ouvrir une procédure qui pourrait déboucher sur une suspension des subventions européennes du pays en raison de ses violations à « l’Etat de droit ». Cependant, la Hongrie pourrait utiliser la menace d’un véto sur la proposition de l’UE (pour adopter les nouvelles sanctions il est nécessaire un consensus parfait, c’est-à-dire que les 27 Etats membres votent pour). En outre, elle n’est pas seule dans cette situation de dépendance vis-à-vis du pétrole Russe.
C’est en ce sens que l’on parle déjà du fait qu’aussi bien la Slovaquie que la Hongrie seraient exemptées d’appliquer les sanctions, au moins jusqu’à fin 2023. Mais ces exemptions pourraient devenir un problème pour l’efficacité des sanctions européennes. Comme on l’explique dans un article de Stratfor : « pour obtenir un soutien unanime, Bruxelles pourrait accorder des exemptions aux pays les plus dépendants du pétrole russe, comme la Hongrie et la Slovaquie. Des pays comme la Grèce, Malte et Chypre ont également exprimé leur inquiétude quant à l’interdiction faite aux pétroliers de l’UE de transporter du pétrole russe (...) Si Bruxelles accorde ces exemptions, d’autres pays en feront probablement autant, ce qui réduira l’efficacité globale de l’embargo de l’Union. Le 4 mai, le vice-premier ministre bulgare a déclaré à un journal financier basé en Bulgarie que Sofia demanderait une exemption si l’Union européenne exempte d’autres pays des nouvelles sanctions. Selon Politico, la République tchèque souhaite des concessions similaires à celles qui auraient été accordées à la Slovaquie et à la Hongrie ».
Comme nous le voyons, même si Bruxelles dispose de moyens pour faire pression sur des pays comme la Hongrie afin de les obliger à s’aligner derrière la politique des puissances centrales, si un nombre trop important d’Etats s’oppose à cette politique la situation pourrait devenir intenable. L’UE pourrait s’infliger une auto-défaite et ouvrir une brèche dans le front resserré qui s’est formé depuis le début de l’agression russe en Ukraine. Evidemment, on ne peut pas exclure que l’UE y parvienne mais tout échec sera vécu comme un succès pour la Russie et sa stratégie de diviser les Occidentaux.
Il existe également un autre risque lié à cette politique proposée par l’UE, cette fois au niveau global. Avant l’invasion russe en Ukraine l’UE importait 4 millions de barils de pétrole brute russe par jour, c’est-à-dire 27% du total des importations de pétrole dans l’UE pour une valeur de 400 millions de dollars par jour. Si l’UE impose son embargo au pétrole russe, elle devra remplacer ces quantités par du pétrole extrait ailleurs, notamment au Moyen-Orient. Cela veut dire que les producteurs moyen-orientaux verraient la demande augmenter significativement et pour le moment personne ne sait s’ils seront en mesure d’assurer cette hausse, ni même s’ils ne chercheraient pas à profiter de la situation pour maintenir des prix de pétrole au plus haut possible. Les prix globaux du carburant augmenteraient sans aucun doute et la production pourrait se trouver saturée provoquant des retards des livraisons. Parallèlement, les raffineries européennes devraient adapter leur infrastructure au type de pétrole, plus léger, en provenance du Golfe Persique. Du côté de la Russie, elle cherchera à remplacer la demande européenne par celle de ses clients asiatiques, mais cela implique d’importants investissements en infrastructures, sans parler du problème posé par l’embargo dans le transport maritime du pétrole russe par les entreprises européennes.
Tous ces éléments font craindre l’éclatement d’une sorte de « choc pétrolier » qui pourrait affecter l’économie mondiale. Cette perspective n’aurait pas seulement des conséquences sur l’économie mais très probablement aussi sur la lutte de classes. Le prix des carburants a une incidence directe sur les prix des biens de consommation et sur le quotidien de millions de personnes dans le monde. Tout le monde a en tête la mobilisation des Gilets Jaunes en France mais ce n’est pas le seul exemple récent. A cela il faut ajouter la hausse des prix alimentaires liée également à la guerre.
Sur la Russie le plus probable c’est que l’embargo ait des impacts plus forts à moyen terme mais en même temps elle ne peut pas se passer du marché européen. Ses exportations vers l’Asie ne pourraient remplacer la demande européenne que partiellement. Et surtout si l’UE venait à adopter ce type de sanctions, rien ne peut garantir que les Etats-Unis ne décident d’aller plus loin dans leurs propres sanctions, isolant de plus en plus la Russie du marché mondial. Cependant, tout cela ne peut assurer aucunement que Poutine mette fin à la guerre, au contraire cela pourrait approfondir la violence et brutalité de celle-ci.
Comme on voit la politique de sanctions de la part des puissances occidentales n’apporte aucune perspective réjouissante pour les travailleurs et les classes populaires à travers le monde. Elles impactent directement la classe ouvrière russe mais aussi elles sont en train de menacer les conditions de vie de l’ensemble de classes populaires au niveau international. Et cela ne peut en aucun cas garantir la fin de la guerre ni même la fin du régime autoritaire en Russie (l’exemple des sanctions contre l’Iran le démontre très bien). Au contraire, l’OTAN, l’UE et les puissances impérialistes en général deviendront de plus en plus agressives mettant en danger la vie de millions de personnes à travers le monde. Le mouvement ouvrier doit dénoncer ces mesures de l’UE pour ce qu’elles sont : pas un moyen de mettre fin à la guerre mais une politique purement réactionnaire et anti-ouvrière.
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