Des militant-e-s du « Mouvement du 06 avril » (qui porte son nom en raison d’une grève générale, ayant eu lieu le 06 avril 2008) quant à eux, avaient été réprimés pour avoir appelé à un rassemblement indépendant du pouvoir le même jour. Quatre militants furent ainsi arrêtés, le 03 janvier 2012, pour avoir distribué des tracts et collé des affiches dans ce sens. La direction militaire du pays entend bien, visiblement, contrôler et verrouiller le proche avenir politique de l’Égypte.
En même temps ou presque, le premier parlement égyptien issu d’élections vraiment pluralistes, depuis que l’armée avait pris le pouvoir en 1952 sous Gamal Abdel Nasser, a commencé à se réunir. Sa première session a eu lieu le 23 janvier 2012. Elle était placée sous le signe de la victoire précédente des partis islamistes, qui restent cependant divisées entre plusieurs courants. Les « Frères musulmans », qui - avant le scrutin - s’étaient comportés en vrais politiciens tacticiens et avaient tenté de rassurer tout le monde (l’administration américaine, les touristes, la bourgeoise…) ont ainsi obtenu 47 % des voix pour la liste de leur « Parti de la Liberté et de la Justice ». A leur tour, les salafistes, partisans d’une lecture rigoriste et réactionnaire-puritaine de l’islam dont le principal parti en lice était An-Nour (« La lumière »), ont pu réunir 24 % des voix. Cependant, beaucoup des forces issus des jeunes révolutionnaires n’avaient pas voulu se présenter aux élections, ou encore avaient stoppé leur campagne suite aux violences survenus en novembre 2011 sur la place Tahrir.
Une nouvelle révolution nécessaire ?
Certains appellent de leurs vœux « une deuxième révolution », en Egypte, après celle qui a chassé le président Hosni Moubarak du pouvoir en février 2011 - ce dernier étant désormais en prison, le procureur de la République ayant requis la peine de mort contre lui.
D’autres insistent plutôt sur l’idée que « la (première) révolution est loin d’être terminée, il faut la continuer ».
Peu importe la terminologie employée, à la limite ; même s’il est sûr et certain que ce serait une grave erreur que de considérer la révolution démocratique et populaire en Egypte comme « terminée ». En effet, même si Moubarak a dû renoncer au pouvoir - après 30 ans de présidence ininterrompue - et que son « Parti national démocratique » (PND) a été formellement dissous en avril 2011, on voit bien maintenant que les bases de la dictature sont bien restées en place. Alors que le pouvoir économique de la bourgeoisie n’est guère entamé, c’est maintenant l’armée qui exerce ouvertement le pouvoir politique. Le Scaf ( « Supreme council of the armed forces » - SCAF, Conseil suprême des forces armées), gouvernant le pays depuis plusieurs mois, est bien l’émanation du pouvoir militaire.
Au début de l’année 2011, l’armée avait su conserver une forte popularité, en se donnant l’apparence de rester neutre, entre les forces de la dictature et les participant-e-s aux manifestations de masse. Ce n’est pas elle qui tirait, frappait, lynchait : le sale travail était alors fait par la police de Moubarak ainsi que par des miliciens en civil, les « baltagiya ». L’armée s’interposait parfois entre les manifestant-e-s et les agresseurs en uniforme de police ou en civil. Arguant du fait que « nous aussi, nous sommes les fils du peuple », les militaires prétendaient « protéger le peuple », évitant ainsi d’être honnis à l’image des autres forces du régime en place.
Aujourd’hui, c’est une autre affaire. L’armée dirige le pays, et c’est elle qui réprime maintenant les manifestations et (parfois) les grèves, ces dernières étant nombreuses depuis le mois de février… alors même qu’un décret adopté par le SCAF à la mi-mars 2011 permet de criminaliser une grève dès qu’elle perturbe le fonctionnement d’un service. Alors que les grèves dans certains secteurs (textiles, transports, …) continuent à fleurir malgré tout, des manifestant-e-s, des blogueurs critiques sur Internet et d’autres « contestataires » sont souvent impitoyablement poursuivis par les militaires. 12.000 à 13.000 civils ont été jugés entre le printemps et la fin 2011, selon les propres chiffres de l’armée, par des tribunaux militaires après la chute de Moubarak, pour des « délits » liés à la contestation. D’autres opposants sont parfois condamnés en mettant sur leur dos des prétendus délits de drogue ou autres violations de la loi.
Novembre sanglant
Surtout, la violence a explosé plusieurs fois lors de tentatives, par l’armée, d’évacuer la foule des manifestant-e-s réuni-e-s sur la désormais célèbre place Tahrir, au Caire. Au cours de la dernière semaine de novembre 2011, au minimum 42 civils ont été tués sur et autour de cette place. Auparavant, l’évacuation hyper-violente d’un petit groupe de 150 personnes campant sur la place Tahrir avait déclenché des affrontements. Plusieurs témoignages rapportent l’utilisation de gaz toxiques par l’armée, ayant asphyxié bon nombre des civils tués. Des snipers tirèrent depuis les toits environnants sur les manifestants, visant souvent délibérément les yeux.
Les affrontements de la fin novembre 2011 firent suite à une polémique déclenchée par des plans rendus publics par le Scaf au début du mois. Le pouvoir militaire avait alors prévu de nommer lui-même 80 membres sur les 100 qu’allait compter la future Assemblée constituante, les 20 restants seulement pouvant être nommés par le parlement (élu, en plusieurs étapes, depuis le 28 novembre dernier). Le Scaf s’était par ailleurs réservé le droit explicite de congédier l’Assemblée constituante si elle allait toucher au budget de l’armée ou à des « principes supra-constitutionnels », échappant à la souveraineté populaire. Par ailleurs, le gouvernement militaire prétendait ouvertement rester au pouvoir au moins jusqu’en 2013, année où se terminerait « la transition » en cours.
Les très vives protestations sur la place Tahrir, juste avant le début des élections commencées le 28 novembre dernier, ont cependant contraint la direction de l’armée à déclarer qu’elle allait, finalement, partir plus tôt : en juin 2012. Il restera à vérifier, cependant, la réalité de cette annonce.
Quelle alternative ?
Par ailleurs, les forces politiques qui s’étaient alors opposées - courant novembre - au SCAF sont elles-mêmes divisées. Alors que la gauche et les libéraux opposent la souveraineté populaire au pouvoir de l’armée (s’érigeant en « garant de principes supérieurs »), au moins une partie des islamistes voit les choses autrement. Pour eux, il n’est pas question - au fond - d’entendre parler de « souveraineté populaire », mais c’est bien « la souveraineté de Dieu » qui doit primer. Eux-mêmes s’érigeant en interprètes autorisés de la prétendue volonté divine…
A moyen terme, il est donc plutôt probable que les islamistes ou une partie d’entre eux se liguent avec les militaires (malgré des rivalités persistantes entre ces deux camps) contre la gauche et les démocrates, plutôt que le contraire. Le camp islamiste, et surtout son électorat de masse, pourrait néanmoins rapidement connaître une exacerbation de ses divisions et être placé en face de ses contradictions, déjà à vif. Alors que les « Frères musulmans », p.ex., possèdent un encadrement recruté parmi les élites sociales, leur électorat (ainsi que celui des salafistes) est en partie composé de milieux très populaires. La penchant de la direction des « Frères musulmans » depuis la fin du printemps 2011, vers la négociation de compromis avec les militaires, pourrait aussi les placer en contradiction avec une partie des sympathisants. Déjà, début 2011, la question de l’attitude vis-à-vis du soulèvement lui-même avait profondément divisé - pendant un temps - le camp islamiste qui, pendant les premières semaines, courait derrière les événements plutôt que des les initier.
Le constat d’un autoritarisme intrinsèque est vrai, surtout, pour les salafistes. Leur nom est dérivé du terme « es-salaf » pour « les anciens », pieux compagnons du temps du Prophète de l’islam. Même si leur activisme va souvent de pair avec une réelle volonté subjective de changement, face à une société perçue comme profondément injuste, le courant salafiste entend bien se comporter (pour l’essentiel) comme une sorte de guide éclairé. Ou, au mieux, comme un avant-garde détenteur d’une vérité « divine », devant influencer la société par « le bon exemple » donné.
A la différence des salafistes, prétendant incarner « un islam pur » à interprétation intégriste, les Frères musulmans - incarnant la plus ancienne force de l’islam politique en Egypte - font bien de la « Realpolitik ». A partir de juin 2011, par exemple, les contacts avec l’administration américaine étaient explicites et non dissimulés.
C’est peut-être aussi leur apparition plus ou moins « tacticienne » qui a laissé finalement une marge sur le flanc droit des Frères musulmans, qu’ont finalement occupé les salafistes. Ces derniers - soutenus aussi par le royaume ultra réactionnaire d’Arabie Saoudite - ont également pu profiter du fait que le régime de Moubarak, voyant en eux une concurrence bienvenue pour les Frères musulmans puisqu’ils rivalisaient avec eux, avait laissé des marges de manœuvre importantes à ce courant. Alors que d’autres forces politiques furent réprimées, les salafistes disposaient à l’époque de leurs propres chaînes de télévision, d’un réseau de mosquées et d’autres leviers.
Perspectives
La gauche et les démocrates auront, dans un proche avenir, à lutter à la fois contre l’armée qui reste au pouvoir et contre les islamistes.
Dans un premier temps moins à cause de leurs idées théoriques (réactionnaires), mais aussi et surtout parce que les Frères conduiront certainement une politique libérale, favorable à la bourgeoisie, une fois qu’ils seront arrivés au pouvoir. Il faudra attendre pour voir s’ils se comporteront plutôt en rivaux de l’armée ou si les deux forces se mettront d’accord pour un partage du pouvoir et des prébendes. Rappelons que l’armée égyptienne est une très forte puissance économique ( beaucoup d’officiers de haut rang sont aussi de grands patrons ) qui veillera jalousement sur ses propres intérêts.
* Paru dans Afriques en lutte.