La rue, ses grèves et ses manifestations, continuent d’affronter le pouvoir, ses procès militaires et sa nouvelle politique économique sans grand changement. Comment vois-tu la situation ?
Mustafa Bassiouny – Tout d’abord, on ne peut pas minimiser les acquis de la révolution dans les changements profonds qu’elle a accomplis : avec Moubarak, les symboles du régime ont été attaqués, le peuple et le prolétariat ont pris conscience de leurs capacités et de leur pouvoir. Cela dit, le système économique et social reste le même et la révolution a encore beaucoup à faire avant d’être accomplie, même si le niveau d’oppression du passé ne sera plus atteint. Le système économique et social construit sous Moubarak protégeant les hommes d’affaires et leurs richesses contre les classes laborieuses n’est pas tombé. C’est cette bataille que nous menons aujourd’hui.
Qu’est-ce qui a décidé les Socialistes révolutionnaires à construire le Parti démocratique des travailleurs ? Pourquoi ce parti-là dans cette phase-là du mouvement ?
Je voudrais rectifier une erreur trop souvent faite : le Parti démocratique des travailleurs n’est pas le parti des Socialistes révolutionnaires. Les Socialistes révolutionnaires apportent leur soutien à l’organisation de la classe ouvrière, tant du côté syndical que politique. Mais le Parti des travailleurs n’exprime pas les idées des Socialistes révolutionnaires.
En tant que Socialistes révolutionnaires nous pensons que la classe ouvrière est la direction de la bataille à venir. Elle a la capacité de démonter le système économique et social construit par Moubarak. Pour mener cette bataille et en prendre la direction, la classe ouvrière doit être organisée aux niveaux syndical et politique.
On peut ne pas être membre des syndicats que l’on aide à construire : on aide les ouvriers du textile dans leur syndicat ; on n’est pas du textile. Impossible d’être membre du syndicat ; par contre la construction commune d’un parti nous permet de militer ensemble. Mais cela ne signifie pas que le parti reflète les idées ou l’idéologie des Socialistes révolutionnaires.
Les Socialistes révolutionnaires sont un groupe partageant certaines idées et principes en avance sur la conscience moyenne actuelle de la classe ouvrière. De là découlent deux risques que nous voulons écarter : les Socialistes révolutionnaires abandonnent leurs idées pour se lier avec la classe ouvrière et son niveau de conscience dans la période actuelle, ce qui serait opportuniste. Ou bien construire une organisation en extériorité de la classe ouvrière, à laquelle elle n’est pas préparée, et cela échoue toujours. Nous, nous soutenons la construction du mouvement ouvrier et de son parti, en liant les niveaux de conscience.
La classe ouvrière n’est pas actuellement en position de direction du mouvement. Comment vois-tu le développement à venir ?
Les forces libérales et islamiques sont dans l’incapacité de présenter des solutions profondes aux souffrances des classes laborieuses. C’est en étant au cœur de la bataille pour le changement que celles-ci prendront leur propre direction. Je crois que l’espoir du mouvement pour le changement viendra de groupes généralement sous-estimés. La classe ouvrière doit lancer elle-même les batailles au travers d’organisations et c’est pour cela que la construction d’organisations ouvrières est essentielle dans la période actuelle.
Et où en est le développement des syndicats indépendants et de l’Union des syndicats indépendants ?
Les syndicats indépendants entérinent un mouvement réel, les choses bougent, et évoluent fortement chaque jour. Il s’agit d’un mouvement déterminé, soutenu : un cadeau dans les conditions sociales et économiques égyptiennes. Mais c’est aussi un mouvement jeune, entamé en 2008 avec le syndicat des collecteurs d’impôt, qui doit organiser une classe ouvrière large et étendue dans des conditions difficiles : cela ne se fera pas du jour au lendemain. Le mouvement des syndicats indépendants, bien présent, est une force de proposition. À mon sens, c’est là le futur du mouvement syndical indépendant.
Pour ce qui est du Parti des travailleurs, bien sûr, seule une minorité de la classe ouvrière est consciente de la nécessité de l’organisation politique du mouvement ouvrier. Par ailleurs, le Parti des travailleurs n’est pas la seule expression politique de la classe ouvrière. Nous n’ambitionnons pas un monopole de la représentation des travailleurs, mais nous sommes là pour lancer la bataille de l’accès au droit à la représentation politique des travailleurs, de l’intérieur ou de l’extérieur.
Concrètement, des membres de l’avant-garde du mouvement ouvrier – c’est-à-dire des groupes de dirigeants de grèves et de contestations – rejoignent le Parti des travailleurs en construction : la frange avancée du mouvement est consciente de l’importance de l’organisation politique du mouvement ouvrier, et c’est le premier pas pour sa construction.
Quelles sont vos priorités d’intervention ?
Notre priorité est l’organisation de la classe ouvrière et de ses alliés, augmenter sa puissance aujourd’hui sans attendre demain.
Comment ?
Au travers du journal, de l’aide, avec l’engagement, dans le mouvement, dans les grèves, avec la construction des revendications ouvrières et leur défense, il y a de nombreux moyens !
Comment vous positionnez-vous par rapport aux autres forces de gauche ? Et par rapport au Front des forces socialistes récemment créé ?
Nous ne nous posons pas en concurrence. Nous défendons le droit à l’organisation politique du mouvement ouvrier. Celui qui voit différemment ou celui qui ne voit pas que la priorité principale aujourd’hui est la défense du droit à l’organisation politique de la classe ouvrière, qu’il ne participe pas ! Celui qui est hostile à l’organisation mouvement ouvrier, celui qui en a peur est fidèle au capitalisme et au pouvoir…
Sans être en compétition, nous critiquons fortement les forces capitalistes et libérales et nous nous associons à la gauche qui, dans son ensemble, soutient l’organisation de la classe ouvrière. Que ceux qui ne voient pas cette dernière comme la priorité ne se joignent pas à nous ! En construisant ce parti, nous n’enlevons rien aux autres projets politiques. Au contraire, nous les soutenons ; nous y ajoutons quelque chose. La priorité, c’est l’expression syndicale et politique de la classe ouvrière.
Comment vois-tu cet été, à commencer par la manifestation du 8 juillet ?
L’application du nouveau budget commence en juillet. Or c’est un budget d’austérité qui va exercer une forte pression sur les classes laborieuses et les pauvres, notamment les ouvriers du secteur privé où les hommes d’affaires refusent de payer le minimum pour les ouvriers. Donc, c’est une période de batailles sociales qui s’ouvre. Le 8 pourrait en être une étape importante.
Faites-vous une priorité entre l’intervention dans les grèves ou dans les manifestations ?
Je ne vois pas de priorité. L’important est qu’aller sur la place – ou, disons la lutte démocratique – doit inclure la défense de toutes les démocraties : droit de fondation de partis, de syndicats, droit de grève, droit de la classe ouvrière à s’exprimer en tant que telle. Il n’y a pas de droit uniquement politique. Bien que ce dernier soit essentiel pour la lutte sociale et économique, la bataille démocratique a tendance à se résumer au débat sur l’ordre dans lequel faire la Constitution ou les élections… au lieu de s’intéresser à la loi contre les grèves, qui est pourtant un objectif démocratique !
La démocratie, c’est le droit à l’expression pour toutes les classes sociales, bourgeoisie comprise ; toutes doivent pouvoir s’exprimer sur la scène politique, sociale, économique. Le combat démocratique ne peut se limiter à la sphère politique. Nous sommes de toutes les batailles démocratiques, mais pour une vraie démocratie. Nous sommes de toutes les batailles pour la liberté, mais pour la liberté dans la société, et pas le droit à la candidature présidentielle sans que les travailleurs aient le droit de se défendre.
Concrètement ?
Nous ne choisissons pas.
Souhaites-tu t’exprimer sur le développement des tendances islamistes ?
La montée actuelle du mouvement islamiste est quelque chose de déjà-vu dans l’histoire de l’Égypte avec le roi Farouk, Gamal Abdel Nasser, Saddate, Mubarak : tous les systèmes nécessitant un soutien populaire ont utilisé le mouvement islamiste. à chaque fois, après l’avoir utilisé, ils l’ont attaqué. Le Conseil suprême des forces armées et le gouvernement ont véritablement utilisé le mouvement islamiste, après le 11 février, pour faire passer les amendements constitutionnels ou pour le maintien du gouvernement de transition. Mais dans la période à venir, quand les Frères musulmans s’adresseront au pouvoir pour demander le retour du service rendu avec leur soutien, ils recevront des coups.
Propos recueillis par Mélanie Souad
Notes
[1] Voir sur ESSF (article 21888) : Egypte : quel parti pour la révolution du 25 janvier ? – I –.
* Publié dans : Revue Tout est à nous ! 23 (juillet-août 2011).