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Planète

Édouard Morena : « Les ultrariches ont la mainmise sur les politiques climatiques »

Dans son livre « Fin du monde et petits fours », le chercheur Édouard Morena montre comment les hyper-riches se construisent une image de héros du climat pour préserver leurs profits.

Jets privés, super-yachts, évasion dans l’espace : face à l’urgence climatique, les ultrariches et leur mode de vie ont mauvaise presse. Dans son livre Fin du monde et petits fours, à paraître le 9 février, le chercheur en sciences politiques à l’université de Londres, Édouard Morena, montre comment ces élites, au-delà de symboliser la surabondance et l’excès, sont aussi « des acteurs engagés et influents qui délimitent et imposent le champ des possibles de l’action climatique ». Face à la menace, ces grandes fortunes promeuvent le capitalisme vert comme unique issue pour garantir leurs intérêts de classe, au détriment de politiques plus efficaces et socialement justes. Alors : « Fin du monde. Fin du mois. Fin des riches. Même combat », comme l’écrit Édouard Morena ? Reporterre l’a rencontré dans les locaux de son éditeur, La Découverte, dans le 1ᵉʳ arrondissement de Paris.

28 janvier 2023 | tiré de reporterre.net
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Par Alexandre-Reza Kokabi et Mathieu Génon (photographies)
28 janvier 2023

Reporterre — Les ultrariches sont de plus en plus considérés comme des « criminels climatiques ». À juste titre ?

Édouard Morena — Oui, car les faits sont têtus : ce sont les ultrariches qui détruisent la planète. Depuis plusieurs mois, des comptes Twitter suivent les super-yachts et les jets privés de Bernard Arnault (milliardaire et directeur de LVMH) et consort, et des actions de désobéissance civile dénoncent leurs excès. Mais la responsabilité des élites dans la crise climatique ne se limite pas à leurs modes de vie carbonifères ou à certaines attitudes de repli dans des bunkers : ils ont pris la barre du bateau, d’où ils orientent les politiques de transition bas carbone.

Ce qui distingue les ultrariches du commun des mortels, c’est leurs immenses fortunes. Ils ne les conservent pas sous leurs oreillers mais les investissent dans tout un tas de projets climaticides. L’an dernier, Greenpeace et Oxfam ont révélé que le patrimoine financier de 63 milliardaires français émettait autant de gaz à effet de serre que celui de la moitié de la population française [34 millions de personnes]. Et en même temps, ces centaines de milliards d’euros investis sont exposées aux conséquences du dérèglement climatique, voire aux politiques climatiques, qui peuvent dévaluer leurs actifs. Imaginez un hôtel de luxe en bord de mer à Miami, menacé par la montée des eaux. Il perd de la valeur. Ces détenteurs d’actifs sont donc à la fois « forceurs de climat » et très « vulnérables au climat ».

Pour préserver leurs fortunes, les ultrariches ont donc compris qu’ils devaient mouiller la chemise et s’engager dans le débat climatique, à la fois pour réduire la menace, mais aussi pour la transformer en nouvelle source de profits. C’est cette dimension-là, peut-être moins visible mais qui pose des problèmes profonds, que j’ai voulu documenter dans Fin du monde et petits fours.

Dans le livre, vous présentez la « jet-set climatique », un groupe d’ultrariches qui prétendent guider nos sociétés vers un monde bas carbone. Qui sont-ils ?

C’est une sorte d’avant-garde éclairée de la classe dominante, qui a identifié avant les autres, à partir du début des années 2000, l’intérêt qu’avaient les super-riches à orienter le débat climatique. Plusieurs figures de proue de ce capitalisme climatique sont de riches hommes d’affaires qui ont bâti leurs richesses grâce au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ou de la finance privée.

La philanthropie climatique a joué un rôle central dans la diffusion et la normalisation de leur « esprit vert ». Tout comme leurs interventions publiques, savant mélange de constats d’urgence, de critiques du manque d’ambition des États, et de célébrations des forces du marché. À l’image de Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon et du Bezos Earth Fund, qui a tenu un discours à la COP26 en 2021, ils n’hésitent pas à personnaliser l’enjeu climatique en mettant en avant leur trajectoire personnelle, à se présenter comme les seuls capables de nous tirer d’affaire.

Vous donnez d’autres exemples d’ultrariches engagés pour le climat, parmi lesquels Al Gore, vice-président des États-Unis de 1993 à 2001.

Al Gore, l’activiste, s’est soigneusement bâti une image de « héros du climat » en parcourant le monde pour alerter sur l’urgence climatique. Al Gore, l’homme d’affaires, est un allié historique de la Silicon Valley, qui n’a eu de cesse de vanter les mérites de l’innovation comme moteur de la croissance économique. Il a cofondé la société de gestion d’investissements « durables » Generation Investment Management (GIM), dont le portefeuille d’investissement est composé des grands noms de la tech, comme Amazon, Alphabet (Google) ou Alibaba.

Ce n’est pas anodin. Dans Une vérité qui dérange, son célèbre documentaire, Al Gore vante les mérites des voitures hybrides, des panneaux solaires, des autobus à pile, des réseaux électriques intelligents… Ce film est bien plus qu’une vulgarisation destinée au grand public, c’est aussi un programme motivant pour les élites.

« Ils partagent une même vision de ce qu’il convient de faire »

Justement, quel projet les ultrariches cherchent-ils à promouvoir ?

Ils partagent une même vision de ce qu’il convient de faire : remplacer le capitalisme fossile par un capitalisme vert pour créer de nouvelles possibilités d’enrichissement, en faisant la part belle aux mécanismes de marché et au technosolutionnisme.

Ils assignent également un rôle très particulier à l’État. Pour eux, plutôt que d’intervenir directement avec des politiques de nationalisation de l’énergie ou des investissements massifs dans les services publics de transport, les gouvernements doivent se mettre au service de fonds d’investissements et d’entreprises en transition, en garantissant leurs emprunts et leurs investissements. Résultat : s’il y a des profits, ils sont pour les acteurs privés. S’il y a des pertes, elles sont pour l’État, et donc pour la collectivité. C’est une philosophie qui s’est largement répandue, et infuse par exemple dans le pacte vert européen.

Outre leurs mises en scène, comment les ultrariches s’y prennent-ils pour promouvoir cette vision ? Dans « Fin du monde et petits fours », vous dites même qu’ils arrivent à fixer, aujourd’hui, l’agenda climatique…

La « jet-set climatique » s’est adjoint les services de tout un tas d’experts, de consultants en tous genres, représentants d’ONG, bureaucrates onusiens, communicants, célébrités, fondations et think tanks, scientifiques, pour orienter l’agenda climatique et « naturaliser » le capitalisme vert. Dans le livre, j’évoque notamment McKinsey & Co, la prestigieuse société de conseil en management qui joue un rôle en conseillant de nombreux acteurs publics et privés, du Nord comme du Sud, et propage une compréhension commune de l’enjeu climatique et des solutions : pour elle, les entreprises et les investisseurs privés sont les mieux à même de porter cette transition.

L’échec de la COP de Copenhague, la COP15, en 2009, a été imputé à une mauvaise communication. Depuis, les experts en com’ se multiplient…

Oui, après Copenhague, un effort particulier a été mis à la production de récits « enchanteurs » autour du climat et des solutions possibles pour lutter contre la crise. Lors de la COP21, l’influence des experts de la com était particulièrement manifeste : ils ont cherché à coordonner et aligner les discours des différentes parties prenantes au cœur et à la marge du processus climatique onusien, afin qu’ils aillent dans le sens de l’accord en cours de construction. Ces communicants se sont mis gracieusement au service d’acteurs identifiés comme influents : journalistes, représentants des grandes entreprises, gouvernements, institutions internationales, ONG, think tanks et, bien sûr, scientifiques, auxquels ils prodiguent conseils et « éléments de langage ». Les voix discordantes, comme celles du chercheur Kevin Anderson, qui critiquait l’accord, ont été marginalisées. On a fait peser la responsabilité d’un éventuel échec de la COP21 sur leurs épaules.

Finalement, l’Accord de Paris n’a fait que renforcer leur rôle. Son mécanisme, fondé sur des annonces, place l’« incantation » au cœur du régime de gouvernance climatique. La priorité n’est pas tant d’agir et de réguler, mais de produire des « signaux » spectaculaires pour inciter les politiques, les entreprises et les consommateurs à s’engager sur la voie de la transition.

Comment les élites ont-elles accueilli la montée en puissance des mobilisations pour le climat ?

Quelque part, ce mouvement représente l’ultime obstacle à surmonter dans la lutte hégémonique des ultrariches. En réponse à son essor, elles ont fourni un effort de réappropriation et d’instrumentalisation du mouvement. Ils ont applaudi, encouragé et même financé des marches pour le climat, voire des actions de désobéissance civile. Ils se sont bousculés pour partager la scène ou être pris en photo avec Greta Thunberg lorsqu’elle est venue les secouer à Davos, le 21 janvier 2020.

En apportant leur soutien, en s’affichant aux côtés du mouvement climat, les élites sous-tendent que, contrairement aux apparences, elles sont dans le même camp, unies par une même indignation face à l’inaction et au manque d’ambition des décideurs politiques. Elles installent peu à peu l’idée que le salut, du moins en apparence, viendra d’un mix d’activistes mobilisés dans la rue, qui entretiennent le sentiment d’urgence, et d’investisseurs et d’entrepreneurs qui sont célébrés comme la solution à la crise.

Alors, faut-il manger les ultrariches ?

Au-delà de leur empreinte carbone et portés par un même intérêt climatique de classe, les ultrariches pèsent de tout leur poids sur les choix politiques qui, à défaut de réduire les émissions, consolident leur pouvoir. Leur urgence climatique n’est pas la nôtre et encore moins celle des populations les plus vulnérables, durement frappées par les effets du changement climatique. Il serait nécessaire de repolitiser l’enjeu et d’engager un rapport de force avec ces élites. Toute expression de désobéissance et d’émancipation vis-à-vis d’elles est un pied de nez au cadrage dominant que les ultrariches façonnent.

C’est également un moyen de rassembler au-delà du seul mouvement climat. Car les politiques mises en œuvre à leur profit, comme les cadeaux fiscaux, les crédits d’impôt et les prêts garantis, ont un coût élevé pour nos sociétés. Ces cadeaux faits aux riches sont autant de milliards non investis dans les services publics de transport, d’énergies vertes, et de coupes dans les dépenses sociales, de santé ou d’éducation. Fin du monde. Fin du mois. Fin des ultrariches. Même combat !

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