Édition du 17 décembre 2024

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Planète

Ecologie-débat. « Les limites du capitalisme »

Pour célébrer son 40e anniversaire, Studies in Political Economy, A Socialist Review a parrainé une conférence le 26 octobre 2019 à l’Université Carleton, à Ottawa. Le thème : …Les limites du capitalisme et le défi des alternatives ». La professeure Laurie Adkin de l’Université de l’Alberta, qui a pris la parole par Skype, était au nombre des conférenciers. Laurie Adkin a a accepté de publier les notes qu’elle avait préparées pour sa présentation sur le site Life on the Left. Contribution republiée par Socialist Project. The Bullet, en date du 8 janvier 2020. Traduction rédaction A l’Encontre.

Tiré de À l’encontre.

A ce moment de l’histoire de l’humanité, les limites du capitalisme et les limites de la vie de notre espèce sur Terre ont convergé. Nous ne sommes jamais arrivés à ce point de convergence. Et nous ne pouvons pas faire marche arrière.

L’activisme politique de ma jeunesse a été largement solidaire des mouvements anticoloniaux en Afrique et en Palestine, des mobilisations contre l’impérialisme états-unien et les régimes dictatoriaux en Amérique du Sud, et solidaire de la mise en œuvre d’un lien entre le mouvement ouvrier et les autres mouvements sociaux, autour d’un vaste programme de réformes démocratiques et anticapitalistes. Dans ces luttes, s’affirmait toujours l’hypothèse que la transformation sociale pouvait s’appuyer sur les ressources d’un monde naturel raisonnablement intact. Ce n’est plus le cas. Le capitalisme, le patriarcat et le racisme menacent maintenant de détruire ce monde, ainsi que ses fragiles réalisations civilisationnelles. Nous sommes tous, maintenant, confrontés au genre de « dépaysement » qui a traumatisé les peuples indigènes à la suite de l’arrivée des colonisateurs.

Nous, à gauche, continuons à chercher des moments analogues dans l’histoire humaine (la montée du fascisme, la Deuxième Guerre mondiale) où la vie « normale » est bouleversée et où rien ne peut continuer comme avant – y compris les travaux universitaires qui doivent céder la place à l’activisme sur tous les fronts. En dehors de la menace d’une guerre nucléaire, les humains n’ont jamais été confrontés à une telle « limite », et même cette menace ne ressemblait pas à la déstabilisation du climat, car elle pouvait au moins être contrôlée en « désarmant » la technologie. Ce que nous avons mis en mouvement maintenant, à l’époque du capitalocène, dépasse probablement les solutions technologiques, nonobstant les fantasmes masculins prométhéens de colonies martiennes et d’ingénierie géologique planétaire [1]. Ce que nous avons mis en mouvement actuellement dépasse, au moins en partie, le contrôle par les êtres humains. En d’autres termes, aucune réingénierie des relations sociales et des modes de production ne pourra inverser les processus biologiques et physiques qui ont été déjà provoqués.

La crise d’un système climatique

Dans le temps d’une seule vie, depuis la Seconde Guerre mondiale, les sociétés industrialisées ont « chargé » suffisamment de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère – provenant principalement de la combustion de combustibles fossiles – pour provoquer l’effondrement d’un système climatique qui était relativement stable et favorable à la vie de la biodiversité pendant 800’000 ans [2]. Plus de la moitié de tous les GES émis depuis 1750 l’ont été depuis 1989 – c’est-à-dire lorsque nous avons su ce que nous faisions [3].

Pour vous donner quelques exemples de la dégradation du climat : le dégel des sols dans l’Arctique libère maintenant environ 600 millions de tonnes de C02 par année – une quantité qui dépasse les émissions de CO2 de 189 pays. C’est un effet de rétroaction biologique du réchauffement au pôle Nord, qui s’est maintenant réchauffé de 4°C (par rapport à la moyenne préindustrielle)[4]. Ce n’est pas un génie que nous pouvons remettre dans la bouteille.

Notre émission de gaz à effet de serre a provoqué le réchauffement des océans [5], l’acidification et l’eutrophisation. L’une des conséquences (franchement terrifiante) du réchauffement des océans est la réduction de la croissance du phytoplancton. Le phytoplancton est à la base de la chaîne alimentaire marine, il produit la moitié de l’oxygène de l’atmosphère terrestre et il est le moteur de la « pompe biologique qui fixe 100 millions de tonnes de dioxyde de carbone atmosphérique par jour dans la matière organique, qui s’enfonce ensuite au fond des océans… » [6]. Des études indiquent que la biomasse de phytoplancton a diminué de plus de 40% depuis 1950 et continue de diminuer à un rythme croissant [7]. Les scientifiques ont averti en 2010 que si – en raison du réchauffement des eaux de surface – le phytoplancton dans la partie supérieure de l’océan cesse de pomper le carbone vers les profondeurs, les niveaux atmosphériques de dioxyde de carbone finiront par augmenter de 200 ppm supplémentaires et le réchauffement climatique s’accélérera [8] . (Nous sommes maintenant à environ 411 ppm, après avoir dépassé 400 ppm en 2013.)

Entre-temps, la mort du phytoplancton, des varechs et des coraux a déjà affecté les espèces marines qui en dépendent pour leur nourriture ou leur habitat. Avec l’effondrement des stocks de poissons sauvages (dû à des causes multiples, en plus du réchauffement climatique), les humains perdent une source de protéines qui fournit actuellement un cinquième de notre consommation de protéines. Selon un océanographe, « dans le meilleur des cas », il faudrait 1000 ans « pour que les dommages actuels soient réparés » [9].

Des écomarxistes comme John Bellamy Foster et Brett Clark ont attiré l’attention sur l’enquête de Marx sur le problème de la perte de fertilité des sols en Grande-Bretagne au XIXe siècle, à la suite de la commercialisation de l’agriculture et des changements dans les pratiques agricoles [10]. Je me représente Marx dans la bibliothèque du British Museum, dévorant toutes sortes de sciences contemporaines, et souhaitant qu’il ait le temps de suivre tous les fils, les liens. Je soupçonne que Marx aurait été très intéressé par les cycles de vie du phytoplancton, si leur existence lui avait été connue. Aurait-il pu imaginer que le capitalisme puisse survivre alors qu’il est largement connu qu’il détruit les conditions de vie sur notre planète ? Et que nous pourrions arriver à un moment où, pour des millions de personnes, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme [11] ?

Du catastrophique à l’impensable

Les scénarios futurs vont du catastrophique à l’impensable. Nous sommes maintenant sur la bonne voie pour un réchauffement de plus de +4°C d’ici à 2100 [12], ou de +3,5°C si tous les pays respectent effectivement leurs engagements de la COP de Paris [2015], et un +8°C n’est plus impossible (bien que nous ayons encore une fenêtre d’opportunité pour maintenir l’augmentation de la température moyenne mondiale à l’extrémité inférieure du spectre). Dans un monde avec une hausse de +4°C, les modèles climatiques prédisent que la planète n’aura pas la capacité de charge [« capacité porteuse », « capacité limite », concept fort complexe, en particulier dans son application] nécessaire pour soutenir la population humaine actuelle [13]. Le professeur Hans Joachim Schellnhuber, un éminent climatologue et directeur de l’Institut de Potsdam, a déclaré plus tôt cette année que « sur la base de +4°C, les estimations de la capacité de charge de la planète sont inférieures à 1 milliard de personnes » [14]. Le professeur Kevin Anderson du Tyndall Center for Climate Change est parvenu à une conclusion similaire, estimant que « seulement environ 10 % de la population de la planète survivrait avec une élévation de 4°C » [15].

L’ONU prévoit qu’il y aura 200 millions de réfugié·e·s climatiques d’ici à 2050 [16]. Selon l’ampleur de l’augmentation de la température mondiale, il pourrait y avoir « un milliard de pauvres vulnérables ou plus déplacés de leurs foyers d’ici au milieu du siècle » [17]. Or, les gouvernements actuels ne sont pas en mesure de coopérer pour s’occuper de 6 millions de réfugiés syriens. Au lieu de cela, la plupart construisent des murs plus hauts, utilisent les gardes-côtes pour faire reculer les embarcations de migrant·e·s et construisent des centres de détention.

Et, bien sûr, on peut continuer… Je n’ai pas parlé des effets de l’agriculture à forte intensité de produits chimiques et de combustibles fossiles, de la consommation de bœuf, de la surpêche, des produits chimiques toxiques, des plastiques, de la pollution industrielle, etc. Je n’ai pas mentionné la grande perte d’autres espèces : au cours de mon temps de vie, la moitié de toutes les vies non humaines sur la planète va disparaître à l’occasion de cette sixième période d’extinctions massives. Notre destin est lié à celui des autres espèces avec lesquelles nous partageons la planète.

Que le dépassement des limites de l’écosystème planétaire soit une limite au capitalisme – et à la croissance de la population et à la consommation humaine – comme aucune autre limite à laquelle nous ayons été confrontés auparavant, c’est ce que le mouvement mondial des « grévistes scolaires » essaie de nous dire. C’est ce que nous dit le mouvement Extinction Rebellion.

Economie politique

Qu’est-ce que cela signifie pour l’économie politique ? Si je peux répéter l’argumentation que j’ai présentée dans les pages des Studies in Political Economy en 1994 (il y a 25 ans !), nous devons cesser de penser, de façon programmatique, en termes de croissance économique [18]. Nous devons reprendre les appels à la décroissance – sous la forme discursive qui convient le mieux à nos contextes politiques – et à la décarbonisation rapide de nos systèmes de production, de consommation, de communication et de transport. Ce n’est pas le moment de se rallier à des approches graduées, contradictoires et souvent régressives sur le plan social, fondées sur le marché, en matière de réglementation environnementale. C’est le moment de faire évoluer le consensus populaire vers un programme de réformes beaucoup plus radical, ancré dans des principes écologiques et égalitaires. Ce programme doit être élaboré à l’échelle régionale, par les acteurs de la société civile, en tenant compte des écosystèmes locaux et d’autres facteurs, mais en liaison avec d’autres régions. Nous sommes à un carrefour où prévaudront soit l’apartheid mondial et les régimes autoritaires et nativistes [dans le sens de privilégier les politiques visant à protéger les habitants établis face aux immigrants], soit une démocratisation radicale « par le bas » fondée sur des valeurs humanistes et universelles ainsi que par l’attachement à la biodiversité.

Des actions comme les protestations et la désobéissance civile doivent être articulées à un programme de réformes pour réaliser la démocratisation politique et la transition verte. Là où la société civile est faible et désorganisée – comme dans la province d’Alberta [Canada, capitale Edmonton, cette province fournit 70% du pétrole et du gaz naturel exploité sur le sol canadien] – nous devons rassembler nos ressources intellectuelles, institutionnelles et de leadership pour élaborer un programme autour duquel nous pouvons mobiliser des forces. L’université est une ressource importante à cet égard, mais il y a encore des facultés et des structures aptes à stimuler des initiatives qui peuvent être gagnées afin que les ressources de l’université deviennent accessibles aux partenaires communautaires [19].

Les élections semblent être des fenêtres d’opportunité et il est compréhensible que nous dirigions nos énergies vers des débats et des campagnes politiques, afin de prévenir les pires résultats [le Canada est un paradis pour les sociétés minières et extractives]. Mais étant donné les obstacles institutionnels actuels à l’élection d’un gouvernement de gauche et vert, je pense que nous devrions accorder la priorité au travail de formation de coalitions et à des propositions de planification démocratique – en proposant des solutions de rechange concrètes pour lesquelles les gens peuvent se battre. Le slogan « Que voulons-nous ? Action pour le climat. Quand le voulons-nous ? Maintenant » [initiative menée entre autres par des assemblées de jeunes] est un point de départ, mais il met la balle dans le camp des gouvernements (et des économistes) qui ne vont proposer que des mesures basées sur le marché – au mieux – ou retarder une action significative.

Voici quelques autres points concernant la planification de la transition verte :

 Au lieu de penser en termes de plein emploi, nous devons réfléchir à la façon d’assurer une sécurité du revenu qui soit dissociée du travail salarié et – pour les agriculteurs – des prix des produits de base.

 Au lieu de penser à l’augmentation des ressources budgétaires uniquement en termes de fiscalité, nous devons trouver comment financer une transition énergétique rapide et d’autres mesures par le biais de banques publiques et de la propriété publique des nouveaux secteurs.

 Dans le contexte canadien, la transition verte doit également prendre comme point de départ la restitution des terres aux peuples indigènes et la reconnaissance de leur pleine souveraineté sur ces terres.

 Une réflexion importante a été menée ayant trait aux orientations générales de la transition verte, et des coalitions commencent à se former aux niveaux provincial et municipal.

Ce travail d’organisation est aussi une façon de faire face, psychologiquement, à l’immense peine que beaucoup d’entre nous ressentent à propos du monde que nous sommes en train de perdre – un monde que nos enfants ne connaîtront jamais – et du monde qu’ils habiteront dans les décennies à venir. Nous devons à tout le moins pouvoir dire que nous avons essayé.

Greta Thunberg utilise la phrase : « Nous ne serons pas des spectateurs. » Je ne sais pas si c’est son intention, mais cette phrase pourrait être une référence aux choix qui s’offraient aux gens dans les années 1930, alors qu’ils observaient la montée du fascisme et la déportation des Juifs, des communistes, des homosexuels, des handicapés, des Tsiganes et d’autres vers les camps de « concentration » [20]. L’appel de Thunberg est d’ordre éthique, car il reconnaît que les populations les plus pauvres du monde seront les plus dévastées par la déstabilisation du climat. Ceux d’entre nous qui ont le privilège de vivre dans l’hémisphère Nord et dans la classe moyenne mondiale doivent-ils rester « dans l’expectative » pendant que des millions de personnes meurent ou fuient les catastrophes provoquées par le réchauffement climatique ?

Allons-nous « rester les bras croisés » alors que la cupidité à court terme rend notre planète inhabitable pour les générations futures ? Ou bien nous engagerons-nous pleinement à rendre possible un autre avenir ? A arracher le pouvoir au 1% écocidaire [qui provoque un écocide] et à ses gouvernements ?

Notes

1- On carbon capture, for example, see Mark Z. Jacobson, “The health and climate impacts of carbon capture and direct air capture,” Energy & Environmental Science (2019) [DOI : 10.1039/C9EE02709B].

2- Rob Monroe, “Carbon Dioxide in the Atmosphere Hits Record High Monthly Average,” Scripps Institution of Oceanography, May 2, 2018.

3- Carbon Dioxide Information Analysis Centre, Oak Ridge National Laboratory, “Global, Regional, and National Fossil-Fuel CO2 Emissions” (Oak Ridge, TN. 2-17).

4- Joe McCarthy, “Soil in the Arctic is now releasing more carbon dioxide than 189 countries,” Global Citizen, October 23, 2019. The report is : Susan M. Natali, Jennifer D. Watts, Donatella Zona, “Large loss of CO2 in winter observed across the northern permafrost region,” Nature Climate Change, 21 October 2019.

5- About 90 per cent of the heat trapped by greenhouse gases is absorbed by oceans.

6- Quirin Schiermeier, “Ocean greenery under warming stress,” Nature 28 July 2010 [doi:10.1038/news.2010.379].

7- Ibid.

8- A paper in Nature, published in 2012, explained that the atmospheric level of carbon dioxide had already risen to more than 390 parts per million. This is 40 per cent higher than before the industrial revolution. See Paul Falkowski, “The power of plankton,” Nature 483 (1 March 2012), S17-S19.

9- Paul Falkowski, interviewed by Michael Eisenstein, in Nature 483, S21 (29 February 2012).

10- John Bellamy Foster and Brett Clark, “Ecological Imperialism : The Curse of Capitalism,” in Socialist Register 2004, pp. 186-201.

11- No, I don’t know who said it first ! But see Fredric Jameson, “Future City,” in New Left Review, May/June 2003.

12- IPCC, Climate Change 2014 : Synthesis Report, Summary for Policymakers (Geneva, 2014), p. 11.

13- David Wallace-Wells, “The Uninhabitable Earth” (annotated), New York Magazine, July 10/14, 2017.

14- Quoted in Robert Unziker, “Earth 4°C Hotter,” Counter Punch August 23, 2019.

15- See also, the map of the world at 4°C by Parag Khanna.

16- Baher Kamal, “Climate migrants might reach one billion by 2050,” ReliefWeb, August 21, 2017.

17- United Nations Convention to Combat Desertification, “Sustainability, Stability, Security.”

18- Laurie Adkin, “Environmental politics, political economy, and social democracy in Canada,” review essay in Studies in Political Economy 45 (Fall 1994), 130-169.

19- Cette guerre de position interne est rendue plus difficile lorsque les universités sont attaquées par des pétro-politiciens néolibéraux, comme c’est le cas dans l’Alberta. Mais les priorités de la recherche universitaire et l’élaboration de leurs programmes d’études sont influencées, de façon plus générale, par les programmes d’« innovation » déterminés par les entreprises et les gouvernements. (Voir Laurie Adkin, Knowledge for an Ecologically Sustainable Future ? Innovation Policy and Alberta Universities (Edmonton, AB : Corporate Mapping Project et Parkland Institute, à paraître en 2020). De plus, la plupart des universités ont maintenant mis en œuvre des modèles budgétaires qui répartissent les revenus selon des critères de rendement qui mettent les facultés (et les départements au sein des facultés) en concurrence les uns avec les autres pour les inscriptions d’étudiants et le financement externe de la recherche. Cette concurrence étouffe la recherche et l’enseignement interdisciplinaires. Enfin, au sein des facultés, il peut y avoir un esprit de corps plus fort et un certain degré de politisation vis-à-vis de l’Etat néolibéral.

20- Il n’est pas surprenant que l’on fasse si souvent des analogies entre l’effort nécessaire pour arracher le pouvoir au 1% écocidaire et à ses gouvernements, d’une part, et la mobilisation massive qui a été nécessaire pour vaincre les gouvernements fascistes pendant la Seconde Guerre mondiale, d’autre part. Il y a toutefois des différences importantes qui méritent d’être prises en considération parce qu’elles sont d’une importance stratégique.

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