Peter Piot, en 1976, était en mission au Zaïre et faisait face à une épidémie inconnue, brutale et extrêmement mortelle, première apparition du virus. Dans les années 1980, il s’est occupé du programme sida, toujours au Zaïre, avant de diriger jusqu’en 2008 l’Onusida. Il préside aujourd’hui l’Ecole de médecine tropicale de Londres. Dans cet entretien il exprime son inquiétude.
Nous avons publié sur ce site – le 10 août 2014 et le 24 août 2014 – des articles donnant la parole à des chercheurs ainsi que des médecins de terrain (MSF) fort compétents. Ces derniers sont aptes, à la fois, à saisir le contexte dans lequel explose cette épidémie (des Etats déstructurés avec des services sanitaires faillis, des guerres où s’entremêlent des intérêts multiples régionaux et impérialistes, des bourgeoisies corrompues en lien avec leurs corrupteurs occidentaux, etc.) et les préconditions pour que puisse se mettre en place une lutte spécifique contre ce type particulier d’épidémie.
Il ne suffit pas de dénoncer le « capitalisme » et ses « échecs » et de sortir une solution quasi magique pour les pays le plus directement concernés : le non-paiement de la dette !
La crédibilité d’une perspective anticapitaliste réside dans la capacité à établir des liaisons entre le potentiel – mais détourné au plan institutionnel et capitalistique – propre à l’essor même des sciences et des connaissances dans ce capitalisme (dont la mondialisation est « tordue ») et les multiples « acteurs sociaux », spécialisés, qui constatent ces virtualités en même temps que les obstacles qui leur font barrage. Et cette double constatation, ils l’établissent, souvent, au travers même de leurs contacts pluriels avec des opprimé.e.s et exploité.e.s de « là-bas » et « d’ici ». Construire cette « liaison » est un élément nécessaire pour constituer un « bloc social » – se libérant partiellement de la division du travail – apte à mettre en cause, à la racine, ce système et les expressions les plus notables de ses impasses. (Rédaction A l’Encontre)
Cette épidémie sans précédent du virus Ebola, est-ce une surprise ?
Peter Piot : Tout le monde a été surpris. Jamais nous n’avions connu une épidémie d’une telle ampleur. Les précédentes étaient toujours très localisées, duraient quelques semaines, avec une centaine de cas. Cette fois, depuis six mois, nous assistons à ce que l’on peut appeler une « tempête parfaite » : tout est réuni pour que cela s’emballe. L’environnement, d’abord : l’épidémie explose dans des pays où les services de santé ne fonctionnent pas, ravagés par des décennies de guerre. En plus, la population se méfie radicalement des autorités, il n’y a aucune confiance dans les systèmes de santé. Ainsi se développent des croyances sur la maladie, le mauvais sort, les démons, etc.
Le résultat est catastrophique : près de 1500 morts. Comment travaillent les équipes ?
Les mesures classiques, comme l’isolement ou la mise en quarantaine, qui fonctionnent d’ordinaire très bien pour stopper la contamination ne marchent pas ou sont difficilement applicables. Et on arrive, depuis plusieurs semaines, à des réactions d’hostilité à l’encontre des responsables, mais aussi des équipes de Médecins sans frontières (MSF), qui font pourtant un travail inouï. Cela n’a plus rien à voir avec le virus Ebola en soi, c’est la méfiance qui est en cause dans un contexte de société malade.
La situation actuelle vous apprend-elle quelque chose sur Ebola ?
Non, la transmission reste la même, liée aux contacts. Ce sont les proches et les soignants qui sont exposés. Cela pose la question des soins, mais aussi des funérailles où l’habitude culturelle est de toucher le mort, alors que c’est le moment où le corps est le plus contaminant. Dès que l’on met en place des mesures de quarantaine, cela s’arrête assez vite. Encore faut-il qu’elles soient acceptées.
Que dire à propos de la réactivité des institutions ?
La riposte a été d’une lenteur extraordinaire. L’alerte avait été donnée début mars, on a découvert ensuite que l’épidémie avait commencé en décembre 2013. Malgré les demandes de MSF, l’OMS ne s’est réveillée qu’en juillet. Elle endosse maintenant le leadership, mais il est tard.
L’opinion se réveille lorsque apparaît la crainte de cas dans les pays occidentaux. C’est un risque réel ?
Ce n’est vraiment pas le problème. Il n’est pas impossible que quelques cas surviennent dans nos pays mais cela ne provoquera pas la moindre épidémie, nos systèmes de santé géreront sans problème, c’est juste de la bonne médecine. Ce n’est pas du tout comparable au Sras, voire au virus de la grippe.
Des traitements et des vaccins expérimentaux apparaissent. C’est nouveau ?
En 1976, l’OMS avait promis de mettre sur pied une équipe pour faire de la recherche, puis l’épidémie a pris fin et tout est tombé dans l’oubli. Cela étant, depuis quelques années, des traitements et des vaccins sont en cours d’élaboration, notamment au Center for Disease Control d’Atlanta, grâce à des financements américains liés à la lutte contre le bioterrorisme – la grande crainte des Etats-Unis. Maintenant, le moins que l’on puisse faire est de mettre ces produits à la disposition des pays touchés. Il faut aussi développer des soins intensifs de base car cela a déjà permis de faire baisser la mortalité de 50%. Mais surtout, il faut établir la confiance. Rien ne peut se faire dans une épidémie comme celle d’Ebola sans la confiance.
Vous avez été un personnage clé de la lutte contre le sida pendant vingt ans. Existe-t-il des similitudes entre ces épidémies ?
D’abord, une différence majeure : le virus Ebola se voit, provoque des morts très vite, il n’y a pas d’épidémie silencieuse comme on l’a vu avec le VIH. Mais ce qui est similaire dans la riposte, c’est l’importance du lien social, des croyances, du contexte socioculturel. La santé publique ne se décrète pas. Une leçon générale, même à notre époque où les systèmes de santé sont très sophistiqués. Les épidémies sont toujours là et peuvent profondément déstabiliser une société. (Entretien recueilli par Eric Favreau pour Libération, le 26 août 2014, p. 20)