Pour bien comprendre le phénomène, un petit retour dans le temps est nécessaire. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Occident (dont le Québec) a connu une période de croissance ininterrompue que l’on a appelé les « Trente Glorieuses ». Pendant ce temps, les gains en productivité étaient grands et les salaires augmentaient relativement au même rythme. La part de richesse accaparée par le 1% des plus riches a même diminué, prouvant du même coup que les autres arrivaient à s’enrichir. Les Trente Glorieuses, c’est aussi une période forte dans l’histoire des syndicats. Leurs rangs grossissent et ils voient plusieurs de leurs luttes devenir victorieuses. Les conditions de travail qu’ils gagnent pour leurs membres ont ensuite des impacts sur les conditions des autres secteurs. Ceci est particulièrement vrai pour les syndiqué.e.s du secteur public, longtemps considérés comme la locomotive du mouvement syndical.
Mais à la fin des années 1970, quelque chose a changé. La crise économique a ramené à l’avant-plan qu’une croissance éternelle n’était qu’une illusion passagère et le lien entre gains de productivité et augmentation de salaire est rompu. Les années qui suivent montrent plutôt un envol des revenus du 1% pendant que ceux des petits salariés stagnent lorsqu’ajustés au coût de la vie. La délocalisation, la financiarisation de l’économie, le développement des emplois atypiques (temps partiel, travail autonome, etc.) et l’augmentation de l’utilisation des lock-out ou des lois spéciales lors de conflits de travail font diminuer le pouvoir de négociation du 99% à peu près au même rythme qu’augmentent les revenus des plus riches. Les syndicats perdent alors leur rapport de force devant une main-d’œuvre précaire qui s’appauvrit, mais qu’il est aussi bien plus difficile à organiser. Leurs gains s’effritent ainsi que la proportion de travailleuses et travailleurs qu’ils représentent.
Graphique : Part des revenus du travail captée par le 1 % des salarié·e·s les mieux rémunérés et pouvoir de négociation des 99 % des salarié·e·s restants, Canada, 1961-2007
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Malheureusement, le fossé semble profond. Profond entre ce que les experts nous répètent et ce que les gouvernements appliquent, mais également entre le travail des syndicats et la volonté des employeurs. Le rapport de force s’est affaibli et cela se répercute sur les conditions de travail de l’ensemble des travailleuses et des travailleurs. À l’aube des négociations du secteur public, ça vaut la peine de s’en rappeler : ce qu’ils perdront, le secteur privé risque de le perdre ensuite. Et quand tous les syndiqué·e·s auront de moins bonnes conditions de travail, il serait hautement douteux de voir les normes du travail s’améliorer pour protéger une main-d’œuvre de plus en plus précaire. Le cas des retraites peut être éloquent à ce sujet. Au-delà de la pérennité des caisses de retraite municipale, c’est le concept même de retraite collective qui est mis en jeu. Alors que les plus riches continuent de s’enrichir et que le reste de la population regarde ses conditions de travail stagner, est-ce qu’il ne serait pas temps de revoir comment la richesse est distribuée et de redonner du pouvoir de négociation à ceux et celles qui sont le moteur même des gains en productivité ?