Édition du 17 décembre 2024

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Canada

Doug Ford a sous-estimé le pouvoir des travailleurs, les dirigeants syndicaux aussi

Fait remarquable, les travailleurs de l’éducation de l’Ontario ont forcé Doug Ford à battre en retraite, mais la décision de ne pas donner suite à un mouvement de solidarité qui prenait son essor a sapé leur pouvoir.

Tiré de Breach media

Dimanche 13 novembre 2022 / PAR : John Clarke
traduction Johan Wallengren

Il y a des moments où l’incroyable pouvoir d’agir de la classe ouvrière unie s’impose implacablement. La bataille dans laquelle se sont lancés les travailleurs de l’éducation de l’Ontario et leurs alliés compte parmi ces moments.

Une campagne impressionnante déployée ces dernières semaines a galvanisé 55 000 travailleurs. Une catégorie d’employés particulièrement exposée à l’exploitation regroupant notamment des aides-enseignant-e-s, des bibliothécaires et des concierges, majoritairement féminins et racialisés, s’est mobilisée pour obtenir de meilleurs salaires, mais les intéressés ont été confrontés à une riposte carabinée visant à nier leur droit d’agir pour se défendre. Une contre-offensive a alors pris forme et les travailleurs ont débrayé vendredi et lundi derniers, forçant des centaines d’écoles à cesser l’enseignement en présentiel. La défiance de ces travailleurs à l’égard d’un dispositif législatif brutal a suscité une vague de solidarité qui a mis en échec la tentative de les contraindre à la soumission et a forcé le gouvernement conservateur à battre en retraite. Pourtant, ces travailleurs sont maintenant de retour à la table des négociations sans qu’une entente équitable soit en vue, brisant ainsi l’incroyable élan d’un mouvement qui prenait son essor.

Ces péripéties hors de l’ordinaire méritent d’être examinées afin de faire un bilan de ce qui a été accompli et d’évaluer le potentiel qui a été révélé, mais c’est également l’occasion de se pencher sur les faiblesses qui sont ressorties de ces événements. Cet examen de conscience ne peut s’effectuer sans un certain débat, chose aussi inévitable que saine. J’estime qu’il serait très dommage de ne pas reconnaître ce qui a été accompli ou d’en minimiser la portée. Il n’en demeure pas moins que la décision de déclarer forfait a mis fin à un combat mené tambour battant, plombant un mouvement de solidarité en émergence. Or, ce recul ne peut être considéré comme une inoffensive tactique d’adaptation à la situation.

En cette période de turbulence caractérisée par des assauts contre le niveau de vie de la classe ouvrière, les travailleurs de l’éducation de l’Ontario ont ouvert la possibilité de riposter de façon à réellement défendre les travailleurs et les communautés.

Goliath a mal évalué la force de David

Pour appréhender l’ampleur de cette riposte, il suffit de considérer les principaux ressorts du mouvement ; les 55 000 travailleurs qui y ont pris part ont vu leurs salaires réels grignotés tandis que leurs conditions de travail se détérioraient. Entre 2011 et 2021, ils ont subi une baisse de salaire de 10 % en termes réels. Après un tel pilonnage, la crise actuelle du coût de la vie a eu des effets dévastateurs.

Il était clair que le gouvernement Ford entendait intensifier l’offensive et qu’il n’avait aucune intention de négocier de bonne foi avec les travailleurs de l’éducation et leur syndicat, le SCFP et son Conseil des syndicats des conseils scolaires de l’Ontario (CSCSO). Puis, alors que les travailleurs s’apprêtaient à faire grève, le 3 novembre, le gouvernement Ford a mis en branle son plan d’annihilation de toute velléité de résistance.

Le projet de loi 28 prévoyait supprimer le droit légal de faire grève, imposer un contrat soutirant des concessions et déclencher l’« option nucléaire » de la disposition de dérogation, instrument décrié empêchant tout recours face aux assauts contre les libertés constitutionnelles. Pour ceux qui ne mesurent pas l’énorme puissance latente des travailleurs, la situation semblait en être une où Goliath avait peu à craindre de David.

Il est toutefois vite devenu évident que les conservateurs s’étaient sérieusement fourvoyés quant à l’ampleur de la levée de boucliers qu’ils allaient provoquer. Le SCFP était prêt à s’opposer au projet de loi et des alliés syndicaux stratégiques étaient prêts à faire acte de solidarité. Une grève illimitée des travailleurs de l’éducation a été lancée et le président du SCFP de l’Ontario, Fred Hahn, a ouvertement parlé de la perspective d’une grève générale.

On peut imaginer le vent de panique qui a soufflé dans les cercles rapprochés de Doug Ford face aux réactions des médias, qui lançaient des mises en garde contre le danger de « manifestations de masse et [de] perturbations généralisées » organisées par de multiples syndicats canadiens prêts à « paralyser la province et à exercer une pression maximale sur le gouvernement progressiste-conservateur ». « Nous n’imaginions pas qu’ils puissent juste dire : nous allons faire une grève illégale, a déclaré un représentant du gouvernement à CTV News. C’est quelque chose que nous n’avions tout simplement pas envisagé. »

Juste au moment où l’alliance des syndicats s’apprêtait à déclarer ses intentions précises, Doug Ford a fait un coup de théâtre, offrant de retirer le projet de loi réactionnaire de son gouvernement en échange d’un retrait des piquets de grève et d’un retour à la table des négociations du SCFP. Une fois qu’il a été confirmé que cette offre allait être mise par écrit, Laura Walton, présidente du CSCSO, a annoncé que son syndicat était prêt à accepter l’entente et à suspendre les activités de grève.

De soudains revirements dans la réflexion et l’action

Nombreux sont ceux qui se sont remémoré les journées d’action (« Days of Action ») contre les conservateurs de Mike Harris dans les années 1990 et qui se sont dit que cela était le produit d’un âge d’or qui ne pourrait tout bonnement pas se reproduire aujourd’hui. Les événements récents donnent à penser que cette façon de voir ne tenait pas compte d’un facteur qui a joué un rôle passablement important.

Si la lutte des classes est si explosive, c’est précisément parce qu’elle comporte des périodes de calme relatif, voire de repli, qui dissimulent une colère qui ne cesse de monter et des tensions sociales qui vont croissant. Dans une telle période de calme avant la tempête, on peut être prompt à tirer des conclusions pessimistes. Or, pareilles conclusions peuvent être réfutées par un sursaut soudain de la réflexion et une volonté d’agir que presque personne n’avait vu venir. Je considère assez irréfutable que l’incroyable défiance des travailleurs de l’éducation et la corde sensible qu’ils ont fait vibrer ont montré que l’Ontario se trouvait à un tel tournant.

Si nous prenons comme étalon les événements marquants que furent les manifestations de masse et les grèves qui ont progressé de ville en ville lors des journées d’action évoquées plus haut, il y a lieu de souligner que ces événements étaient sous-tendus par une volonté d’aller au front que peu de gens avaient anticipée. La réaction immédiate à l’élection de Mike Harris a manqué de vigueur et beaucoup se sont opposés à la tentative de rallier les troupes en un mouvement de résistance de masse. Pourtant, malgré des problèmes majeurs dans la façon dont la campagne a été menée, la puissance libérée était à couper le souffle.

Je me souviens m’être tenu à l’extérieur d’une station de métro fermée lorsque les journées d’action ont gagné Toronto, réalisant soudain que la plus grande ville du pays avait été paralysée par le pouvoir que les gens de la classe ouvrière étaient en mesure d’imposer collectivement. Lorsque l’énorme défilé qui a marqué la journée d’action de Thunder Bay a suivi le parcours du cortège funèbre de Viljo Rosvall et Janne Voutilainen, les deux syndicalistes d’origine finlandaise assassinés en 1929, ce sentiment de force s’est exprimé avec une solennité sous tension. Dans les dernières semaines, les travailleurs de l’éducation ont libéré cette même force puissante mais instable, suscitant peur et dégoût chez Doug Ford.

Le retrait du projet de loi 28 était un geste qui n’avait rien de symbolique et M. Ford est de retour à la table avec ceux qu’il pensait avoir écrasés. Une autre donnée de la situation est que son gouvernement n’est pas chaud à l’idée d’une nouvelle série de confrontations avec les travailleurs et leurs syndicats. Des gains très réels ont été réalisés et la menace d’une résistance à grande échelle de la classe ouvrière a été brandie à un moment crucial.

Les coûts du compromis

La lutte des classes a un potentiel explosif, certes, mais elle peut aussi louvoyer au milieu de sérieuses contradictions, comme celles qui ont conduit à la décision de ne plus faire grève et de chercher un terrain d’entente avec M. Ford.

Le président du SEFPO, JP Hornick, a déclaré que « 180 000 membres du SEFPO ne ne déposent pas les armes, mais les fourbissent ». Reste que cette démobilisation est considérablement plus problématique que ce que suggèrent ces mots. La lutte des travailleurs n’est pas un dispositif mécanique qui peut être mis en marche et stoppé à volonté. Cette lutte a besoin d’un élan et nécessite la création d’un sentiment collectif d’espoir et de potentialité. Au-delà de ces considérations, la décision de démanteler les piquets de grève a éliminé une menace immédiate qui mettait les conservateurs aux abois.

Si le SCFP, avec l’appui sans réserve de ses alliés, avait répondu à l’offre de M. Ford en l’informant qu’il n’y avait aucune raison de mettre fin à la grève, mais qu’une offre répondant aux revendications serait considérée, le risque de se retrouver avec une entente au rabais aurait été beaucoup moins grand qu’actuellement. Un autre aspect des choses est que la lutte des travailleurs de l’éducation aurait assurément pu jouer le rôle de catalyseur d’une action plus vaste et unificatrice face à la crise du coût de la vie.

Le souci d’éviter une confrontation majeure et de négocier un compromis témoigne d’un facteur très profondément ancré dans le fonctionnement des syndicats depuis de nombreuses années. Les luttes titanesques des travailleurs dans les années 1930 et 1940 ont produit des concessions substantielles de la part des employeurs et de l’État, mais le recul qu’ils ont opéré a été hautement tactique : en contrepartie de l’engagement de négocier avec les syndicats, l’ensemble du processus devait être réglementé par l’État. Cela a mené à une lutte des classes beaucoup plus contenue et compartimentée.

Au cours des décennies néolibérales des 40 dernières années, ce système de « relations de travail » est devenu de moins en moins avantageux pour les travailleurs, la partie adverse faisant moins de concessions. Aujourd’hui, alors que la crise de l’inflation se poursuit et que les banques centrales imposent des hausses de taux d’intérêt revenant à fomenter une guerre des classes, le contrat social de facto entre les travailleurs et les employeurs n’est plus seulement une mauvaise affaire, mais devient un carcan très dangereux.

Il y a plus de deux décennies, les syndicats de l’Ontario ont de façon hésitante repoussé les limites du compromis alors qu’ils étaient sous le feu des attaques de Mike Harris et de son programme radical d’austérité. Le pouvoir que les journées d’action ont révélé était stupéfiant, mais il est vrai également que la campagne a été menée d’une manière qui a sérieusement limité son impact. Aucun objectif clair – hormis celui d’exhorter M. Harris à changer de cap – n’a été formulé alors qu’il aurait fallu intensifier la lutte et l’étendre à toute la province pour stopper les forces d’austérité et avoir le dessus sur le gouvernement. En fin de compte, après des hésitations considérables, la campagne a été abandonnée, alors qu’elle aurait pu être menée tellement plus loin.

Il est remarquable qu’une fois de plus, nous nous soyons trouvés à deux doigts d’une contre-offensive tous azimuts de la classe ouvrière. Mais il est extrêmement révélateur que la frilosité de M. Ford ait suscité chez les dirigeants syndicaux un empressement à retomber dans des schémas de compromission. Il n’est pas évident de savoir quels seront les résultats de la lutte actuelle. Nous pouvons dire que les travailleurs de l’éducation ont renforcé leurs positions en croisant le fer avec leur adversaire, mais ils auraient pu être en bien meilleure position si l’offre de M. Ford n’avait pas été acceptée aussi hâtivement
.

Il est clair, dans une perspective plus large, qu’on aurait tort de considérer que les syndicats sont à bout de souffle : les contradictions sont profondes et les problèmes considérables, mais un grand potentiel demeure. Le fardeau de la crise sociale et économique pèse sur la classe ouvrière à un point tel qu’il la pousse à se défendre en s’engageant dans des luttes collectives. Sachant cela, il y a espoir que des syndicats revitalisés, aux bases réénergisées, puissent encore agir comme des institutions de combat qui, en faisant front commun avec les communautés attaquées, mettent en branle la résistance sociale de masse dont nous avons si désespérément besoin en ces temps difficiles et incertains.

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