Democracy Now, 20 octobre 2023
Traduction et organisation du texte, Alexandra Cyr
Amy Godman : (…) Israël amplifie ses attaques dans les territoires occupés. L’armée israélienne a tué 13 Palestiniens dans un raid contre Nur Shams, un camp de réfugiés.es près de la ville de Tulkarm.
Ces derniers jours, Israël a aussi arrêté et détient 750 Palestiniens.nes dont des élus.es et des journalistes.
Mardi soir, le Président Biden a donné une courte allocution depuis son bureau ovale. Il demande au Congrès de voter en faveur de 14 milliards de dollars d’aide à Israël, de 60 pour l’Ukraine et un autre montant pour Taïwan. Selon un reportage du HuffPost, il y aurait « une mutinerie en développement » au Département d’État à propos de sa politique envers Israël.
Nous rejoignons à New York Tareq Baconi, analyste et écrivain palestinien président du conseil d’administration de Al-Shabaka, le Palestinian Policy Network et qui a fait partie du International Crisis Group sur Israël/Palestine à titre d’analyste sénior. Son dernier article, publié dans The New York Revue, est intitulé : Gaza Without Pretenses : For years Israël and Hamas maintained an unstable equilibrium that kept the Gaza Strip contained. But,it was always likely to be temporary. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage intitulé : Hamas Contained : The Rise and Pacification of Palestine Resistance.
Tareq, soyez le bienvenu sur Democracy Now. (…) (Que pensez-vous) de la situation actuelle ? Aux dernières nouvelles, il semble bien qu’une invasion terrestre soit imminente. La frontière à Rafah est toujours fermée même si un accord a permis à 20 camions d’entrer à Gaza depuis l’Égypte mais ceux et celles qui sont à l’intérieur, les groupes médicaux entre autres, disent que 100 camions par jour ne suffiraient même pas devant les besoins durant cette crise.
Tareq Baconi : Amy, la situation dans la bande de Gaza est assez sinistre. Ce que nous voyons maintenant n’est en fait que la continuation des effets du blocus complet imposé par Israël sur ce territoire qui dure depuis 16 ans. Après l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier, Israël a décrété ce qu’il appelle un siège total. Cela veut dire qu’il empêche l’entrée de l’eau, du carburant, de l’électricité et des médicaments dans la bande de Gaza.
Il s’agit d’une forme de punition collective. À Gaza, vivent 2 millions 300 mille Palestiniens.nes. Les deux tiers de ces gens sont des réfugiés.es qui ont perdu leurs lieux de vie dans ce qui est maintenant Israël (en 1948,dans la foulée de la création d’Israël. N.D.T.). La moitié environ sont des mineurs.es, des enfants. C’est une forme de punition collective qui ne repose que sur leur déshumanisation.
Nous sommes mis devant une réalité : l’aide humanitaire est devenue un argument politique, l’aide à la population civile est liée à des buts politiques. Tous les efforts vers une désescalade ont été bloqués par les États-Unis. Leur véto à la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies hier indiquent qu’ils sont d’accord pour laisser Israël bombarder la bande de Gaza et continuer à étrangler la population avec le refus d’entrée de l’aide humanitaire.
A.G. : Expliquez-nous, ce qu’était cette résolution.
T.B. : Elle a été présentée par le Brésil et appelait à une désescalade et un cessez-le-feu immédiats. Il s’agissait d’un cessez-le–feu humanitaire qui impliquait un arrêt des bombardements de la part d’Israël pour permettre à l’aide d’entrer à Gaza et un allègement des restrictions relatives à cette aide. Mais nous constatons que tout continue comme d’habitude, les États-Unis ayant bloqué la résolution. Depuis, toutefois, une entente est intervenue qui permet l’entrée de 20 camions ce qui est vraiment moins que le minimum nécessaire pour le soutien à la population ; il y a encore des obstacles à l’entrée des camions.
Nous devons aussi comprendre que la population de Gaza a été obligée par Israël d’évacuer la majeure partie du nord de la bande. C’est le déplacement forcé de plus d’un million cent mille personnes du territoire le plus densément peuplé du monde. Toute forme d’évacuation est impossible. Il n’y a nulle part où aller pour ces gens. Les Palestiniens.nes ne peuvent partir où que ce soit. Ce qui signifie que les bombardements ordonnés par les autorités israéliennes sur ce territoire les tuent par milliers. Et contrairement aux attaques précédentes, cette fois Israël est très clair : il veut cibler les infrastructures civiles, les ambulances, les centres médicaux et les cliniques. Et on rapporte de là-bas, que les bombardements sont au hasard sans distinction de quoi que ce soit, intentionnellement.
A.G. : Voici une intervention du Premier ministre Netanyahu, mardi dernier, à propos du Hamas :
B. Netanyahu : Ils font partie de l’axe du mal : Iran, Hezbollah et Hamas. Leur but explicite est d’éradiquer l’État d’Israël. Le but exprimé par le Hamas est de tuer un maximum de Juifs. La seule différence ici, c’est qu’ils les auraient tués jusqu’au dernier s’ils avaient pu. Tout simplement, ils ne le peuvent pas. Mais, extraordinairement ils ont tué 1,300 civils.es, ce qui selon les termes américains représente plusieurs, vraiment plusieurs 11 septembre.
A.G. : (…) Tareq Baconi, vous qui avez écrit Hamas Contained, que répondez-vous ?
T.B. : Cette façon de dire a été employée par Israël et par les États-Unis pour diaboliser le Hamas. Elle repose complètement sur un effort pour dépolitiser la lutte palestinienne pour présenter toute forme de résistance contre ce qui est un puissant et violent apartheid comme du terrorisme. Elle donne carte blanche à Israël pour continuer à traiter la question palestinienne et répondre à la revendication de sa population pour le respect de ses droits inaliénables, par la force et la doctrine de la sécurité. Les liens que fait le Président Biden autour de l’attaque du 7 octobre avec le 11 septembre (aux États-Unis) donne clairement carte blanche à Israël pour faire ce qu’il veut dans la bande de Gaza. Et cette affirmation que toutes les leçons apprises après cet événement (doivent être retenues) … Elles sont vraiment perdues.
Mais ce langage n’a rien de nouveau. Les gouvernements israéliens successifs ont lié la résistance palestinienne de manière générale et le Hamas particulièrement, au 11 septembre et au terrorisme. Ces liens ont permis de renforcer et resserrer l’occupation. Ce qu’il faut comprendre en ce moment, c’est qu’il ne s’agit pas, de la part d’Israël, d’une tentative d’étouffer ou de détruire le Hamas spécifiquement. C’est la poursuite du nettoyage ethnique dans la bande de Gaza et au-delà, car nous pouvons observer une montée de la violence dans les territoires occupés. Tenter de lier le Hamas et les attaques du 11 septembre ne sert qu’à cacher la poursuite des tendances génocidaires que l’establishment politique israélien professait déjà avant le 7 octobre.
A.G. : Donc, les militaires israéliens.nes semblent s’accrocher à cette analyse quand ils parlent de l’attaque du 7 octobre et des 1,300 personnes tuées. Le Président Biden aussi y adhère fortement. Plus de 200 otages sont détenus.es par le Hamas et il semble que la majorité soit en vie selon le gouvernement israélien qui ajoute qu’ils servent de bouclier humain au Hamas. Le commandement militaire israélien déclare avoir feu vert pour entrer dans Gaza quand il sera prêt. Le ministre de l’économie, dans une entrevue sur ABC News, parlant des otages, a déclaré, que leur survie était secondaire à l’éradication du Hamas. Avez-vous été surpris par les attaques du 7 octobre ? Et parlez-nous de ce que dit Israël en ce moment et de ce qui arrive à Gaza.
T.B. : Les attaques du 7 octobre ont été une surprise totale pour quelqu’un comme moi qui étudie le Hamas depuis longtemps. Mais je pense que ça a été le cas aussi pour beaucoup de Palestiniens.nes de la bande de Gaza et probablement pour les dirigeants.es du Hamas. Ce n’est pas le moment de l’attaque, non plus la nature de l’offensive ni comment cela s’est déroulé qui étaient étonnants. Le plus surprenant a été surtout l’ampleur de l’attaque, et l’habileté du Hamas à pénétrer le territoire contrôlé par Israël autour de la bande de Gaza et la longueur de temps que les membres du Hamas et de d’autres groupes ont pu passer dans les villes israéliennes. Il faut savoir que la plupart des Palestiniens.nes et bien d’autres, partagent un mythe à propos de l’invincibilité d’Israël, que son territoire est impénétrable au moins depuis la bande de Gaza et que son armée est sans comparaison. Probablement que la direction du Hamas avait cela en tête en préparant l’attaque. Et au lieu de défense réelle de la part d’Israël, nous avons assisté à l’émiettement de ce mythe. Nous avons pu constater la réalité : l’armée israélienne n’est pas invincible, et il est parfaitement possible de forcer le blocus de Gaza. Le Hamas a pu défaire ce mythe de l’invincibilité très, très vite.
Il est probable que l’ampleur de l’attaque et le nombre d’otages ramenés.es à Gaza a dépassé les attentes du Hamas. Ce qui veut aussi dire que ce que nous observons comme représailles en ce moment dépasse aussi ce qu’il avait anticipé. Je ne dis pas qu’il n’ait pas anticipé les représailles, car il y en a toujours eues depuis 16 ans, qui servaient à l’équilibre entre Israël et le Hamas quand il tentait, avec des roquettes ou autres moyens de faire éliminer ou alléger des restrictions maintenues par le blocus. Car ce blocus est une forme de violence qui étrangle les 2 millions de Palestiniens.nes de Gaza. Israël répond avec une force militaire disproportionnée avec la mort de milliers de personnes sur ce territoire.
Israël s’est toujours attendu à ce que la situation soit défendable, qu’elle puisse durer et il a adopté la doctrine militaire dite « la tonte du gazon » qu’il ferait de temps en temps et qu’ainsi l’équilibre pourrait durer indéfiniment. Le 7 octobre nous avons vu que le Hamas a brisé l’équilibre en disant : « le calme et la sécurité de vos citoyens.nes ne peuvent durer tant que vos bottes continuent à peser sur nos gorges. Les Palestiniens.nes n’accepteront pas leur emprisonnement en silence ». Donc l’équilibre ancien est maintenant terminé.
A.G. : Je veux vous demander de nous expliquer le rôle d’Israël dans la prise du pouvoir par le Hamas. En 2009, Avner Cohen, un ancien fonctionnaire des affaires religieuses en Israël, qui a travaillé à Gaza plus de 20 ans, a déclaré à The Wall Street Journal : « À mon grand regret, le Hamas est une créature d’Israël ». Un autre ancien fonctionnaire israélien, le brigadier général Yitzhak Segev a déclaré qu’on lui avait déféré un budget pour aider à financer les mouvements islamistes de Gaza de façon à contrer Yasser Arafat et son mouvement, le Fatah. Et un autre ancien membre de l’armée israélienne, M. David Hacham a aussi déclaré : « Quand je revois la chaine des événements, je pense que nous avons fait erreur. Mais à l’époque personne n’a pensé aux possibles résultats ». Que répondez-vous ?
T.B. : À l’origine, le Hamas est une émanation du chapitre des Frères musulmans dans la bande de Gaza qui n’était pas un parti politique. C’était une organisation sociale. Les forces d’occupation d’Israël lui avait donné le droit d’intervenir à Gaza et dans les territoires occupés. Donc, les Frères musulmans avaient le droit d’agir dans la bande de Gaza. Lors de son lancement en 1987, le Hamas est devenu un parti politique et militaire. Il s’est engagé activement dans la résistance contre l’occupation. Les politiques du gouvernement israélien ont changé ; évidemment il était moins disposé à laisser le Hamas opérer. Mais cela n’a pas empêché ces autorités d’encourager et promouvoir des tactiques de division pour régner entre le mouvement islamiste national, donc le Hamas et le mouvement nationaliste laïque autour du Fatah. Globalement, les forces coloniales ont toujours usé de telles tactiques et de toute évidence, Israël ne fait pas exception. Il a donc atteint directement et implicitement les résultats de sa politique « diviser pour régner ».
Cela est devenu problématique en 2007, quand le Hamas après avoir gagné les élections en 2006, est arrivé au pouvoir. Israël, avec le concours des États-Unis, a tenté de changer ce régime ce qui a favorisé le déclenchement d’une guerre civile entre le Hamas et le Fatah qui a permis au Hamas de s’arroger le pouvoir dans la bande de Gaza. Depuis ce moment, les autorités israéliennes ont accepté qu’il était le gouvernement de Gaza. Ce calcul prend en compte qu’il y a 2 millions de Palestiniens.nes dans Gaza. C’est un enjeu démographique pour Israël qui voulait séparer la bande des territoires historiques de la Palestine pour renforce son objectif de demeurer un État à majorité juive. En retirant 2 millions d’entre eux de la population palestinienne dont les deux tiers sont des réfugiés.es revendiquant leur droit au retour, Israël peut clamer être un État juif et une démocratie. Il peut aussi restructurer son régime d’apartheid. Pour arriver à faire cela, il a consenti à maintenir le gouvernement du Hamas mais en installant le blocus sur la bande de Gaza parce que le Hamas y était au pouvoir. La communauté internationale a accepté cet arrangement ; le Hamas étant qualifié d’organisation terroriste, d’axe du mal, le blocus avait tout son sens.
Ce que les responsables politiques ne comprennent pas, c’est qu’Israël s’est engagé dans un blocus autour de la bande de Gaza et a tenté de se débarrasser de sa population longtemps avant que le Hamas ne soit devenu un parti. Mais sa prise du pouvoir a été le prétexte voulu pour qu’Israël en fasse un territoire à part. Et pour y arriver il fallait qu’il acquiesce et, d’une certaine façon, rende le Hamas capable de maintenir sa position et de gouverner. Cela lui a aussi permis de renforcer ses efforts pour maintenir la division dans le leadership palestinien en jouant sa politique de « diviser pour régner » entre l’Autorité palestinienne et le Hamas.
A.G. : En ce moment même, qu’aimeriez-vous voir arriver, Tareq Baconi ?
T.B. : La désescalade est ce qui doit arriver au plus tôt. Les leaders mondiaux, spécifiquement les États-Unis et l’administration Biden, doivent comprendre que nous ne sommes pas devant des représailles contre le Hamas. Nous sommes devant l’entreprise d’Israël de poursuivre sa campagne de nettoyage ethnique, une continuation de la Nakba qui a commencé en 1948 et qui persiste ici et là. Ce que nous voyons c’est une rupture importante dans le nettoyage ethnique quotidien dans les territoires occupés et à Jérusalem est, tout comme dans la bande de Gaza. Ce qui se passe en ce moment c’est le passage du nettoyage ethnique quotidien continu à une entreprise plus concentrée pour se débarrasser des millions de Palestiniens.es. Il faut une désescalade et assurer que l’aide humanitaire arrive à Gaza parce que c’est la population civile qui souffre le plus. Ce serait un premier pas.
L’autre pas est de reconnaitre qu’Israël est un régime d’apartheid qui maintient sa domination sur des millions de Palestiniens.nes. C’est le seul pouvoir souverain sur la terre historique de Palestine qui n’accorde de droits qu’aux citoyens.nes de dénomination juive, pas aux Palestiniens.nes. Ce qui s’est passé le 7 octobre témoigne du fait que cette situation ne peut plus durer. Il faut refuser l’idée que les américains et les pouvoirs régionaux ont toujours eue à savoir qu’Israël peut continuer à agir en toute impunité sans qu’il en coûte rien à ses citoyens.nes. Je ne crois pas que ce paradigme puisse durer plus longtemps.
A.M. : Tareq Baconi, je vous remercie beaucoup d’avoir été avec nous. (…)
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