. Étrangement, lorsqu’on souhaite donner un sens ou un objectif à un processus d’émancipation, en laissant les gens débattre librement du contenu de ce projet de libération, on accuse les personnes qui veulent donner une orientation à cette démarche de « menotter » le projet comme si les gens ne pouvaient pas en discuter et décider librement de l’adopter. Ce serait alors une « mascarade », un moyen stratégique ou électoraliste d’un parti qui voudrait imposer sa vision particulière au détriment du peuple qui serait brimé de ne pas pouvoir discuter en toute liberté de ce dont il a envie. Or, depuis quand tracer un chemin oblige-t-il les gens à l’emprunter ? Depuis quand la possibilité de prendre n’importe quelle direction représente-t-elle la meilleure solution ?
On a beau accuser les gens qui veulent clarifier le sens de la démarche d’accession à l’indépendance de « radicalisme formel », comme s’il s’agissait seulement d’une « affirmation sur papier de certains principes » visant à se donner une image de super-indépendantiste, mais les tenants d’un processus « indéterminé » se contentent d’un « démocratisme formel », comme si la discussion était une fin en elle-même, celle-ci menant spontanément à la vérité en faisant abstraction des conditions pratiques de la démocratie réelle. Or, toute la démarche de l’assemblée constituante vise précisément à permettre au peuple de définir librement ses institutions politiques. Malheureusement, le cadre constitutionnel canadien ne permet pas de déterminer librement de nouvelles institutions ; prétendre le contraire consiste à dire à un prisonnier qu’il peut repeindre les murs de sa cellule de la couleur de son choix, personne ne pouvant l’obliger de s’évader s’il n’en a pas envie. Certes, personne ne va forcer le prisonnier à s’évader, mais un gardien complice pourrait lui ouvrir la porte de la cellule et lui suggérer de partir pour qu’il devienne maître de sa destinée. L’élaboration collective des nouvelles institutions représente le plan d’évasion, et la décision ultime reviendra au protagoniste de l’histoire s’il choisit de se lancer dans l’aventure au moment décisif.
On mystifie la « souveraineté populaire » lorsqu’on considère celle-ci comme un principe abstrait, un grand dialogue de réconciliation détaché de toute réflexion critique sur les contraintes institutionnelles, politiques et économiques au déploiement effectif d’une souveraineté populaire en acte. La souveraineté populaire devient alors un principe « imaginaire », « un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer », et non un principe dynamique et une pratique émancipatrice, un « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses » comme le souligne Marx. La souveraineté populaire n’est pas un petit fleuve tranquille, mais un torrent d’auto-transformation qui ne peut laisser les institutions aliénées intactes. Savoir relever les défis que pose l’exercice de la souveraineté populaire, ce n’est pas « rejeter la proposition d’une Constituante pipée d’avance », mais expliciter les conditions historiques pour la réalisation d’une véritable souveraineté populaire qui pourra rompre non seulement avec le cadre constitutionnel fédéral, mais avec les institutions monarchiques de l’État québécois. Autrement dit, le vrai projet d’indépendance consiste moins à se séparer du Canada qu’à détruire l’État québécois pour réinventer de nouvelles institutions démocratiques permettant un véritable auto-gouvernement populaire. La vraie démocratie est non seulement impossible dans le Canada, mais dans le Québec actuel qu’il s’agit de transformer radicalement.
La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution démocratique est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison ».