Tiré de Entre les lignes et les mots
Publié le 12 novembre 2021
C’est une pratique qui est inhérente à l’institution du couple hétérosexuel (mariage ou concubinage), et indispensable à son existence même. Elle est humiliante et dégradante pour les femmes, et en tant qu’elle les nie comme sujets sexuels et fait obstacle à une sexualité féminine qui soit l’expression d’un désir autodéterminé, elle les confine à une sexualité de service où leur « agency » se borne à satisfaire les demandes masculines.
C’est une forme d’abus sexuel presque totalement non reconnue, y compris par les féministes qui, jusqu’ici se sont focalisées sur les formes de violences sexuelles masculines les plus évidentes et les plus brutales : viol, inceste, pédocriminalité, prostitution, et ont ignoré cette « zone grise ». Mais pourquoi la sexualité conjugale est-elle intrinsèquement oppressive pour les femmes ?
Elle l’est d’abord légalement : d’une part, le viol conjugal est maintenant puni par la loi – même si ce type de viol est en fait encore moins pénalisé que les autres types de viol (seulement 1 à 2% des viols font l’objet d’une sanction pénale) (3). Mais d’autre part, l’obligation de rapports sexuels fait toujours partie légalement (articles 215 et 242 du code civil) ((4) de l’institution du mariage et si l’un des conjoints n’y satisfait pas (le plus souvent l’épouse), le divorce peut être prononcé à ses torts exclusifs (5) et (6). Donc la loi pose d’une part que le viol conjugal est un crime – mais d’autre part que les rapports sexuels sont dus au conjoint, puisque le non-respect de cette obligation est légalement une cause de divorce.
Il y a là une contradiction manifeste : selon ces dispositions – qui s’opposent en une double injonction paradoxale – l’homme n’a pas le droit de violer sa femme mais celle-ci n’a pas le droit de se refuser. Autrement dit, l’homme ne doit pas la forcer – mais c’est elle qui doit se forcer. On note en passant que la double injonction paradoxale (ou double contrainte : on ne peut pas obéir à l’une des injonctions sans désobéir à l’autre) est une forme de communication pathologique caractéristique des catégories dominantes. En exigeant de la femme en couple qu’elle s’opprime elle même et qu’elle consente à des rapports sexuels non désirés, la loi reconnait implicitement le droit au sexe du conjoint de sexe masculin. S’il n’est plus acceptable que le mode d’imposition des rapports sexuels aux femmes soit la violence physique, c’est la violence psychologique qui prend le relais : l’obligation de rapports sexuels édictée par la loi (et par la culture) est intériorisée par la femme, d’externe, la contrainte aux rapports sexuels devient interne, et le mari n’a plus besoin de violer puisque la femme est persuadée qu’elle doit consentir.
Comment cette loi sur le viol conjugal peut-elle être présentée comme une avancée féministe – puisque d’autres articles du code civil maintiennent l’obligation de rapports sexuels basée sur un « droit au sexe » masculin dans le mariage qui sur le fond reste inchangé ? Au moins, la contrainte physique aux relations sexuelles – le viol – est facilement identifiable, c’est beaucoup moins le cas pour les prescriptions intériorisées, dont les femmes par définition ne sont pas conscientes.
Mais me direz-vous, cette loi est sexuellement neutre, elle concerne l’homme comme la femme Est-ce bien le cas ? En réalité, lorsque cette obligation conjugale de rapports sexuels n’est pas respectée, éventuellement dans le contexte d’un divorce, c’est généralement la femme qui est en cause. Et que le « devoir conjugal » légalement prescrit concerne essentiellement la femme, il ne peut en être autrement car si un homme peut forcer une femme à avoir des rapports sexuels avec lui, une femme ne peut pas forcer un homme à avoir des rapports sexuels avec elle. D’abord parce qu’elle n’en a pas la force physique ni l’habitude psychologique : les femmes ne sont pas socialisées à contraindre les hommes à se soumettre à leur volonté – du moins frontalement.
Mais surtout ce n’est pas possible pour des raisons physiologiques spécifiques au fonctionnement sexuel masculin : une femme ne peut pas forcer un homme à avoir une érection. On peut avancer qu’elle peut théoriquement essayer de provoquer une érection chez un homme en « l’aguichant », par exemple en arborant des dessous sexy et des bas à résille et en exécutant un strip tease dans la chambre à coucher – mais réalistement, quelle femme, après une journée de travail, les courses, la cuisine, et les enfants, va avoir l’énergie et la motivation nécessaires pour se livrer à ce genre de sex show conjugal ?
Parce qu’elle ne peut pas le forcer à avoir une érection, elle ne peut pas le forcer à avoir un rapport sexuel ; scoop : sans érection, pas de pénétration, pas de rapports sexuels – la pénétration étant ce qui continue à définir le rapport sexuel standard. Une femme ne peut donc pas exiger qu’un homme s’exécute et performe des rapports sexuels à la demande parce qu’il doit être excité sexuellement pour en avoir. Par contre, un homme peut exiger des rapports sexuels d’une femme, (et utiliser sa force physique supérieure ou toute autre forme de coercition pour l’y contraindre), parce que même si elle ne ressent aucun désir, aucune excitation, une femme est en permanence pénétrable – alors qu’un homme n’est en capacité d’être pénétrant que rarement, pour de courtes durées, et ne l’est pas à volonté.
De ce fait, et du fait même d’être un dominant, un homme n’est pas sexuellement disponible pour sa partenaire – il faut qu’il le veuille et qu’il le puisse – alors que la disponibilité sexuelle d’une femme est vue comme permanente, car nullement subordonnée à ces deux conditions : la volonté d’une dominée ne compte pas, et la question qu’elle puisse ne se pose pas. Par suite, la loi apparemment sexuellement neutre qui pose l’obligation de rapports sexuels entre les conjoints n’institue en réalité que l’obligation de rapports sexuels pour l’épouse – puisque cette obligation est physiologiquement et culturellement inapplicable à l’époux. Cette obligation légale de rapports sexuels présentée comme concernant le mari comme la femme étant en fait (comme la monogamie) à sens unique, elle est donc intrinsèquement oppressive pour les femmes.
Les rapports de force entre les sexes ne restent pas à la porte de la chambre à coucher et leurs relations sexuelles ne sont pas plus égalitaires que leurs interactions dans le reste de la société. C’est un fait fondamental : les corps des femmes sont sexuellement à disposition, pas ceux des hommes, et en ignorant cette inégalité, cette loi « unisexe » la conforte.
(1) https://revolutionfeministe.wordpress.com/…/pourquoi…/
(2) Jean-Claude Kaufmann, « Pas envie ce soir ». Paris, Les liens qui libèrent, 2021
(3) https://basta.media/En-France-moins-de-2-des-affaires-de…
(4) Voici le texte de l’article 245 : « Le divorce peut être demandé par l’un des époux lorsque des faits constitutifs d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune. » Voir les notes ci-dessous au sujet du refus de rapports sexuels comme motif de divorce.
(5) https://www.leparisien.fr/…/devoir-conjugal-sanctionnee…
(6) https://www.legavox.fr/…/divorce-pour-absence-sexe…
Francine Sporenda
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