Édition du 18 février 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

#metoo, Mazan, abbé Pierre : Quelque chose semble vaciller dans la tranquillité masculine mais ne tombe pas

Interview de Francoise Mariotti par Francine Sporenda

Françoise Mariotti est ex-secrétaire et femme au foyer. Reprise des études à 35 ans en 1ère année universitaire de psychologie, doctorat dix ans plus tard. 20 ans d’enseignement de la psychologie dans des écoles de soignant·es et ouverture d’un cabinet de Psychologue libérale. Militante féministe radicale engagée dans l’abolitionnisme. Créatrice de l’association Psyc & Genre dont le but est de discuter des rapports sociaux de sexe (http://albumcafesdugenre.mariottipsy.com). Actuellement responsable et animatrice d’une émission de radio féministe mensuelle sur FM+ à Montpellier. Membre de l’association Femmes & Sciences où elle est mentore de jeunes doctorantes.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/12/17/metoo-mazan-abbe-pierre-quelque-chose-semble-vaciller-dans-la-tranquillite-masculine-mais-ne-tombe-pas/?jetpack_skip_subscription_popup

FS : Que penses-tu de l’affaire de Mazan et de celle de l’abbé Pierre, quels sont en particulier tes commentaires sur les excuses données par les accusés de Mazan ?

FM : Je préfère parler de l’affaire des violeurs de Gisèle P. sans nommer le mari, principal violeur, le prénom de la victime étant suffisamment évocateur et symbolique aujourd’hui pour savoir de quoi on parle. En insistant ainsi sur le type d’agression, le viol – le concept de présomption d’innocence étant à vocation juridique et pas sociologique – on ne perd pas de temps à comprendre ce dont il s’agit. Pour ma part, je ne suis pas surprise du nombre d’hommes qui ont répondu au mari, j’ai longtemps milité dans des associations abolitionnistes de la prostitution et je suis au courant de l’appétence des hommes de tous milieux sociaux en recherche de pratiques sexuelles dans lesquelles ils veulent objectiver et dominer des femmes, quel que soit leur âge. Il faut ici rappeler que le titre de l’annonce postée par le mari sur le site est dans la catégorie « à son insu ». Dans la même temporalité, en France, nous sommes au courant des agressions sexuelles de l’abbé le plus célèbre de France et là encore je ne suis en rien étonnée. Je ne me dis pas « Oh non, pourquoi lui ? » mais « pourquoi pas lui ? ». Nos #metoo sont catégorisés : médecine, média, sciences, cinéma, magistrature, théâtre etc. la religion n’y échappe pas, et au nom de quoi y échapperait-elle ? Partout où il y a des hommes, il y aura risque de pouvoir sur les femmes et plus encore s’il y a hiérarchie. Au-delà des valeurs, le contexte sociétal de permissivité sur le corps des femmes entre en contradictions avec l’idéologie religieuse de l’homme qui redevient un homme comme les autres et plus un prêtre, un homme frustré qui sait qu’il exerce un pouvoir charismatique sur les filles et femmes qu’il rencontre. Il en abuse alors. Quant aux excuses des violeurs de Gisèle P. sur lesquelles tu m’interroges, elles sont consternantes, choquantes, il devient plus évident que des hommes peuvent violer sans éprouver la pleine conscience de le faire, ce que les travaux de Liz Kelly sur le continuum des violences des hommes dans l’hétérosexualité montrent déjà.

Voici comment elle conclut une de ses recherches : « de nombreux viols prolongent tout simplement les échanges hétérosexuels, dans lesquels la demande masculine et la réticence féminine sont ordinaires et formalisées. Bien que le viol soit une forte exagération du pouvoir sexué, il contient les codes et les rituels de la rencontre, de la séduction et de la conquête hétérosexuelles… beaucoup de femmes font l’expérience de rapports sexuels non consentis que ni elles, ni la loi, et encore moins probablement l’homme, ne définissent comme viol ». Ce qui entraîne la stratégie de dénégations collectives orchestrée par les avocats de la défense, les peines prévues en cas de viol pouvant aller jusqu’à 20 ans d’emprisonnement. Mais ces excuses sont pitoyables n’est-ce pas : « ce n’est pas moi c’est mon corps, pas ma tête… Dominique P. me faisait peur ça se voit sur les vidéos que j’avais peur… le mari était consentant… il est là pour protéger sa femme… je n’y suis pas retourné… etc.  ». Bref une brochette de propos d’hommes enfermés dans un total déni protecteur. Ils ne disent pas la vérité, fortifiés qu’ils sont par la licéité de leur désir, ils n’ont même pas envisagé de se poser la question du désir – du plaisir ? – de la femme inerte qu’ils pénètrent.

FS : Quelle est à ton avis la situation en France en ce qui concerne les violences masculines, 7 ans après #metoo et ces affaires révélatrices du caractère systémique et extrêmement banal des violences masculines ? Vois-tu des mesures efficaces nouvelles et des améliorations dans ce domaine ?

FM : Judith Godrèche prononce ce discours sur la scène de la cérémonie des Césars : « depuis quelques temps, la parole se délie, l’image de nos pères idéalisés s’écorche, le pouvoir semble presque tanguer, serait-il possible que nous puissions regarder la vérité en face ? … depuis quelques temps je parle je parle mais je ne vous entends pas ou à peine  ». Elle dit tout de l’état actuel de la société française après #metoo. Quelque chose semble vaciller dans la tranquillité masculine mais ne tombe pas. Les gardiens du patriarcat sont toujours en fraternité. Quelques hommes balbutient leur soutien mais nous demandent de les guider. Ils font comme s’ils ne savaient pas mais ils ne veulent pas réellement savoir. Les deux cents qui ont rédigé une pétition disent ne plus accepter « de voir les femmes maltraitées  », mais n’appellent pas à une révolution : « Il s’agit d’épargner à plus de la moitié de l’humanité des agressions graves. De construire un monde meilleur, plus intelligent, plus respectueux, plus égalitaire. Nous en serions honorés et enrichis. » Leur feuille de route en dix points est intéressante mais après ? Que font-ils pour que des groupes d’hommes s’en emparent ? Où sont les associations masculines ? Nous savons que c’est à l’initiative d’une femme, Florence Montreynaud, que des hommes contre la prostitution se sont rassemblés. Est-ce encore à nous de les prendre par la main ? La réponse, à mon avis, est tout simplement oui, et c’est une injustice de plus à encaisser.

Parmi les raisons d’espérer quelques progrès : les récents outils d’analyse apportés par les études féministes conjugués à certaines lois deviennent essentiels ; ils permettent de ne plus se focaliser sur les perceptions (cf. sentiment d’emprise) et actions des femmes mais sur les comportements des hommes. Andreea Gruev-Vintila (maîtresse de conférences à Nanterre) définit ainsi le concept de contrôle coercitif, qu’elle espère voir incriminé et inscrit dans le droit pénal et civil : «  C’est une série de stratégies violentes et non-violentes, un répertoire de conduites calculées et malveillantes déployé presque exclusivement par les hommes pour dominer une femme, entremêlant des violences physiques répétées avec des tactiques de contrôle tout aussi importantes, des formes de privation qui contraignent indirectement à l’obéissance en monopolisant des ressources vitales, dictent des choix préférés, micro-régulent le comportement de la partenaire limitent ses options en la privant des soutiens nécessaires pour exercer un jugement indépendant. » Je pense également à la loi abolitionniste de la prostitution qui pénalise enfin depuis 2016 les acheteurs-prostitueurs dits « clients » ; à des réflexions sur l’utilité ou pas de la question judiciarisée du consentement des femmes, au changement en cours de représentation de ce qu’est un viol, à une volonté accrue d’éduquer les enfants et adolescents à la vie relationnelle et affective et sexuelle. Il faut absolument que des politiques publiques accompagnent de façon plus démonstrative ces nouveaux débats.

FS : La question des faux-alliés agite régulièrement les milieux féministes (d’abord par la révélation des dérives antiféministes de certains de ces alliés). Que penses-tu de la notion d’allié, des contradictions que cette situation implique ? Que peuvent-ils apporter au féminisme, quelles formes devrait prendre leur action, quels sont les problèmes qu’ils peuvent créer à l’intérieur des mouvements féministes ?

FM : Parmi les recommandations issues de la 4e conférence mondiale de l’ONU sur les femmes à Pékin en 1995, il y en avait une qui enjoignait les mouvements féministes à travailler avec les hommes pour parvenir à l’égalité.

Effectivement la question de la fiabilité de l’alliance et de sa qualité est importante. J’ai mis du temps à user de ce vocable d’allié, utilisé pour une personne qui partage nos convictions et nos combats mais qui n’est pas concerné de façon ontologique. Je parlais d’hommes féministes, ensuite pro-féministes. Aujourd’hui le terme le plus exact serait donc allié, or nous voyons qu’il y a de faux-alliés, qui semblent un temps acquis à notre cause mais adoptent un autre courant s’il leur permet d’être plus médiatisé – je fais référence aux positions sur le transactivisme. La question des privilèges qu’il y a à s’afficher allié doit se poser, pour eux, pour nous : leurs paroles, écrits, semblent plus retentir sur le moment que ceux des féministes femmes. Ils « s’offrent une notoriété à bon compte » écrit l’un d’entr’eux.

Ce qu’on demande à ces hommes-là : de ne pas se mettre en avant, d’adopter une position humble qui consiste à nous laisser parler et à ne pas occuper notre espace en mixité, de ne pas faire usage de leurs privilèges, de s’impliquer avec discrétion à nos côtés si nous le demandons, de tenir compte de nos vies de femmes.

Il existe quelques hommes de bonne volonté qui ne se contentent pas de jouer à l’homme gentil (tous les hommes se disent gentils n’est-ce pas). Ils ne semblent pas contre noues même s’ils ont été socialisés dans un contexte de domination. Ils peuvent montrer de l’empathie pour ce que noues vivons, parce que quelques-uns ont vu leur mère, leur sœur ou eux-mêmes subir la violence d’autres hommes.

A ceux-là, il vaut mieux, pour moi, ne pas tourner le dos et les traiter avec dérision, mais parvenir à identifier finement leur utilité féministe. Sans leur demander de remonter au 15ème siècle en lisant « La cité des dames » de Christine de Pizan – quoique… – ils ont à leur disposition toutes nos productions réflexives pour étayer et approfondir leurs questionnements. Je ne suis pas contre le fait de les guider à bonne distance car hélas leurs paroles touchent plus leurs pairs que la nôtre. La tribune des deux cents hommes « contre la domination masculine  » qui ne propose rien d’autre que ce que nous réclamons depuis toujours le montre : il faut répéter sans cesse, le formuler autrement, les bases de l’enseignement – on le sait. Moi je le fais encore, parce que nous n’avons plus le temps de faire la fine bouche. Je sais que c’est une position marginale parmi les féministes radicales, mais j’ai constaté, lorsque j’ai créé les « Cafés du Genre » à Montpellier sur les rapports sociaux de sexe il y a 17 ans, que dans le « Café féministe » voisin tenu par une avocate il n’y avait que des femmes. A mes cafés de discussion il y avait un tiers d’hommes.

Notre vigilance doit se focaliser sur la place qu’ils se donnent et sur leur sincérité. Par exemple, je me suis laissé un temps berner par Jablonka et son livre « Des hommes justes » en 2019, avant de découvrir avec colère son petit passage sur la pornographie et la prostitution «  il n’a pas été prouvé que les milliers d’utilisateurs du site youporn étaient des prédateurs sexuels, ni que les violeurs aient été influencés par l’industrie du X. Dans le domaine de la prostitution, beaucoup d’hommes paient pour être des sujets passifs, voire des souffre-douleurs : la sexualité tarifée permet justement d’échapper aux conventions du mâle hétérosexuel  ». Apprécions, en regard de ce que nous apprenons de la vie des violeurs de Gisèle P.

Ces alliés qui se comptent encore ont à faire leurs preuves pour rester utilement à nos côtés en restant à notre écoute. Ils doivent prouver leur intérêt pour le combat pour l’égalité des sexes, pour la justice.

FS : La question la plus débattue en ce moment dans les sphères féministes me semble celle du mouvement transgenre, débat qui paradoxalement recentre le féminisme sur les hommes. Quelle est ta position sur la question ?

FM : Au cours des « Cafés du Genre » à Montpellier, je voulais que l’on discute ensemble femmes et hommes de nos socialisations différenciées et hiérarchisées qui entraînent des injustices. A terme, j’aimerais que l’idée de genre reposant sur la féminité et la masculinité qui ne sont que des stéréotypes sexués, soit déconstruite, sans perdre de vue ce que Françoise Héritier nomme la valence différentielle des sexes. Je voudrais que chaque personne, à partir de la naturalité objective de son corps et sans avoir à la changer en la mutilant, puisse se créer une vie qui lui corresponde quitte à défier les stéréotypes et les normes sociales.

Mais tant qu’il y a encore des injustices, des violences contre les femmes – et ce qui s’est récemment passé en Afghanistan, en Iran nous donne peu d’espoirs – alors nous devons garder les catégorisations binaires sexuées, pour classer, compter, analyser en système ces violences. Ces violences, nous les subissons du fait de la spécificité de notre corps de femme et de ce qu’il représente en termes de possession pour les hommes. Un jour nous pourrions être seulement des personnes qui se respecteraient dans l’égalité, un jour…

Le fait est qu’il y a de plus en plus de personnes souhaitant changer d’identité genrée et parmi elles plus de jeunes filles, disant souffrir d’être emprisonné·es dans un corps qui ne leur correspond pas. De nombreuses explications en sont données, dont la présence de comorbidités comme divers troubles de la personnalité, du spectre autistique, troubles anxieux, troubles de l’humeur, angoisse de sexuation pubertaire laquelle pèserait plus sur les filles qui prennent conscience que leur corps et leur statut de femmes les exposent à de multiples dangers. L’envie de transition ne serait qu’un symptôme résultant de ces comorbidités. Ces diverses souffrances, il faut bien sûr les entendre, les comprendre et je m’y suis intéressée en tant que féministe et psychologue qui a appris au cours de ses études en psychologie du développement les processus de construction du schéma de genre et de l’identité sexuée.

J’ai cherché à dialoguer dans des groupes féministes avec des personnes tentées ou passées par la transition mais le seul fait de le vouloir m’a le plus souvent valu l’insulte « transphobe » et l’éviction du groupe, qui permettait le dialogue seulement si l’idéologie transactiviste n’était pas questionnée. Je constate aussi que nous avons été sommé·es d’adopter un nouveau vocabulaire, il y aurait désormais des personnes cis, des personnes trans. Moi aussi je demande le respect sur la définition de mon identité, je suis une femme, point.

Mais ce qui est constaté est que ce sont des transitions d’hommes en femmes qui sont mises sur le devant de la scène, spectaculairement. Ces transformations reprennent les codes de la féminité en une imitation stéréotypée et caricaturale alors que noues cherchons de plus en plus à noues en émanciper. Elles peuvent servir une militance transidenditaire qui revendique d’investir les lieux où sont les femmes, dans le sport, l’industrie de la beauté, du cinéma… alors que noues peinons depuis des siècles à marquer les mémoires et qu’il noues faut encore et encore lutter pour cela. Est-ce juste ? Féministe ? Je ne le pense pas.

FS : Tu es psychologue en exercice. Te considères-tu comme une psychologue féministe ? Quelles seraient les différences entre la pratique d’une psychologue féministe et d’un.e psychologue n’ayant pas cette approche ?

FM : Certes mais je suis avant tout une psychologue humaniste pratiquant l’Approche Centrée sur la Personne initiée par Carl Rogers. Notre positionnement n’est pas la neutralité mais la considération positive inconditionnelle. Je n’ai pas en tête des concepts psychanalytiques que je juge culpabilisants pour les femmes lorsque j’en écoute une. Je suis également doctoresse en psychologie sociale, ce qui me permet d’ajouter le rôle de psychosociologue à ma pratique en replaçant dans un contexte sociétal de domination masculine les plaintes entendues.

En effet, il y a trop d’auto-explications personnalisantes amenées par une société libérale et par un culte du développement personnel au « tout dépend de moi ». Alors je pratique le féminisme psychothérapeutique au jugé. Ainsi, je ne peux entendre une femme répéter qu’elle se sent responsable des problématiques de son couple lorsque j’ai compris que son compagnon a un comportement toxique avec elle. Et j’essaie de l’amener doucement à l’entrevoir, à le comprendre en lui énonçant des hypothèses qu’elle peut saisir. Je peux aussi avoir un style de psychothérapie « cash » pendant les thérapies de couple hétérosexuel quand j’entends des propos injustes : je me souviens d’un couple dont le mari se lamentait que sa femme avait grossi et qu’elle se négligeait, alors qu’il était venu en short et baskets sales et qu’elle était magnifiquement soignée à ses côtés, et je n’ai pu m’empêcher de le lui faire remarquer. De même, je ne peux être neutre lorsque le monsieur se plaint du peu de désir de la femme à côté de lui, alors je lui demande « aimeriez-vous qu’elle se force à avoir des rapports sexuels avec vous sans envie ? », je vois aux regards de la femme qu’elle est reconnaissante de ma compréhension. Je conseille souvent le livre « La loi des pères » de Patric Jean à des femmes en cours de séparation et je sais que ça les aide. J’énonce à haute voix qu’un mari violent ne peut être un bon père, je m’engage le plus possible lorsque je sens qu’il le faut, en naviguant entre ce que je perçois que la personne est prête à conscientiser ou pas.

Par exemple, une femme me disant au premier rendez-vous qu’elle souffre de jalousie alors que son mari est notoirement infidèle, « mais qu’il n’est pas violent… envers elle seulement avec les objets », son déni absolu me fait comprendre que si j’émets un avis elle ne reviendra pas. Au deuxième rendez-vous, je constate une ecchymose très visible autour d’un de ses yeux, mais elle n’en parle pas. Mais elle est revenue se montrer. Alors, comme elle évoque sa petite fille, je lui demande ce qu’a dit l’enfant au sujet de son œil ? Et là son déni revient car elle prétend que son mari a lancé un livre vers le mur et qu’elle était malheureusement dans la trajectoire. Elle s’entend dire ça, elle sait que j’ai compris. Mais elle n’est pas revenue. J’ai essayé de m’infiltrer dans son mécanisme de défense, et j’espère qu’elle en a fait quelque chose d’utile pour elle et sa fille.

Cependant ce positionnement engagé est plus ou moins compris, je me souviens d’une femme âgée à qui à mes débuts j’avais « avoué » que j’étais féministe et qui s’était exclamée que si elle l’avait su elle ne serait pas venue. Mais sur ma table professionnelle, j’ai disposé depuis longtemps des violentomètres, des documents du Conseil départemental et du CIDFF sur les violences contre les femmes. Je reçois des femmes et quelques hommes qui sont au courant de mon féminisme et qui y font expressément appel pendant l’écoute. Bref je m’en sers avec discernement en ayant toujours à l’esprit ma devise « on ne fait pas pousser l’herbe en tirant dessus ». J’espère ainsi susciter quelques déclics.

FQ : Considères-tu que certaines approches en matière de psychologie – la psychanalyse par exemple – ne sont pas adaptées, voire contre-productives dans le traitement psychothérapeutique des victimes de violences sexuelles ?

FM : Restons sur la psychanalyse car cela appellerait sinon à un long développement sur d’autres thérapies. Tout d’abord je précise que j’ai fait au début de mes études une psychanalyse pendant cinq ans avec un lacanien. J’ai eu à suivre certains cours à l’université de psychologie clinico-psychanalytique et j’ai bien compris la théorie du manque féminin lorsqu’un enseignant goguenard du haut de son estrade nous a lancé un soir à la fin de son cours « c’est normal que les femmes se sentent coupables, puisqu’elles sont coupées » (les étudiantes l’ont sifflé). De même noues entendions que, puisque noues étions dans la procréation, noues ne pouvions créer. Ça marque ! Ces interprétations m’ont révoltée. Mes séances ne m’ont pas aidée : alors que je venais de découvrir les théories du harcèlement moral et que j’évoquais à mon psychanalyste la possibilité d’avoir un époux pervers narcissique, il a rétorqué que lui pouvait aussi penser cela de moi. J’avais pourtant souligné de nombreux passages du livre de Marie-France Hirigoyen et je n’avais aucun doute sur mes perceptions d’injustice.

Une ancienne présidente du CIDFF me disait que, jusqu’aux années 95, les formations au sujet des « femmes battues » entérinaient l’idée que, si elles restaient dans le couple, c’est qu’elles aimaient cette violence, aux relents de relations sado-masochistes.

Nous savons depuis Moscivici (« La psychanalyse, son image, son public ») que les concepts psychanalytiques sont passés dans la pensée sociale. Notamment les stades psychosexuels freudiens du développement chez l’enfant. Celui du stade oedipien est cause d’interprétations nuisibles à l’écoute des violences sexuelles, alors qu’on sait aujourd’hui – Jacques Van Rillaer et d’autres ne cessent de le rappeler – que Freud entendait de nombreuses femmes se plaindre d’abus sexuels dont l’inceste mais que, pour garder la considération de ses pairs, il a transformé ses intuitions en théorie de séduction enfantine envers les parents. J’entends encore aujourd’hui des collègues interpréter des propos à l’aune de ce concept alors qu’il n’a aucune pertinence théorique.

En outre, le temps et la captation d’une thérapie analytique ne me paraissent pas adaptés à l’écoute soignante de violences sexuelles, écoute imprégnée d’interprétations théoriques non validées scientifiquement. J’entends des personnes qui en sont revenues blessées par le manque de soutien voire une prise de position carrément non soutenante, je pense que ce style psychothérapeutique peut avoir de possibles effets de détérioration.

FS : On parle beaucoup de l’application de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées que la plupart des féministes jugent insuffisante et inégale selon les régions. Quelle est ta position là-dessus ? Si tu juges cette application insuffisante et inégale, quels sont les différents points faibles de son application selon toi ? Constates-tu des progrès ?

FM : J’ai été pendant 13 ans bénévole dont 4 comme administratrice à l’Amicale du Nid. Bien sûr qu’elle est insuffisante. Elle repose énormément sur les associations agréées pour cela afin de présenter les parcours de sortie en préfecture. Or certaines de ces associations sont communautaires (non abolitionnistes) et n’ont pas dans leur positionnement d’accueil des bénéficiaires un chemin de compréhension du système prostitutionnel et d’incitation à ne plus y être, ne focalisent pas sur l’émancipation mais sur la réduction des risques, qui souligne peu les violences des prostitueurs. Cela peut limiter le fait d’en sortir. D’autre part les associations qui établissent ces parcours manquent de moyens humains et financiers pour les réaliser, il y a alors une liste d’attente. Le montant de l’aide financière à l’insertion sociale (l’AFIS) est très insuffisant et n’a pas été réévalué. De plus, pour avoir une autorisation provisoire de séjour délivré par une commission départementale, il faut prouver la sortie de la prostitution. C’est difficile, il n’y a aucun document officiel qui en notifie l’entrée donc la sortie, l’engagement dans le parcours de sortie doit être appuyé par les associations mais jugées in fine par la commission qui peine quelques fois à l’apprécier, surtout dans les départements frontaliers. On constate également hélas que les acheteurs-prostitueurs ne sont pas assez recherchés et donc pénalisés. En conclusion, les moyens financiers manquent et la promotion de la loi et l’explication de ce qu’est un système prostitutionnel et les violences qu’il entraîne ne sont pas portées publiquement par le gouvernement.

Parmi les progrès, le nombre de personnes en situation de prostitution semble diminuer, c’est le but des positions abolitionnistes qui ne sont pas prohibitionnistes. Il y a aussi une forte mobilisation pour identifier les lieux et les raisons de la prostitution des mineur·es (très majoritairement des jeunes filles), cependant cela ne doit pas entraîner l’idée que pour les mineur·es ce n’est pas tolérable mais que pour les adultes cela peut l’être.

FS : Tu es dans le mouvement féministe depuis longtemps. Quels sont selon toi les principaux clivages qui existent dans ce mouvement en ce moment, et comment te définis-tu par rapport à ces clivages ?

FM : Je milite activement dans le féministe depuis 1995, année de la 4e conférence mondiale sur les femmes de l’ONU à Pékin. Noues étions assez d’accord sur l’importance de voter une loi sur la parité en politique et noues noues sommes alliées pour ce combat. Mais l’idéologie patriarcale imprègne aujourd’hui plus efficacement certaines prises de position, dans un renversement qui consiste à aller dans le sens de ce que veulent les hommes. Certaines décrivent ce phénomène comme de la misogynie intériorisée. Je garde en tête cet extrait de l’hymne des femmes : « Ils nous ont divisé les hommes, et de nos sœurs séparées ».

Par exemple, Elisabeth Badinter, en clamant que les féministes faisaient fausse route en adoptant trop souvent une posture de victimes, a insinué le doute parmi elles. Dans une société de plus en plus tournée vers la responsabilisation individuelle, qui néglige les explications sociales, est apparue une nouvelle façon de dépasser les violences : revendiquer de s’en sortir en clamant la force et la volonté individuelle «  nous sommes femmes, nous sommes fières et féministes et radicales et en colère » chantent désormais celles que l’on appelle les « libfem  ». Il y a une exhortation à transformer les maux du machisme en révolte, il ne faut plus reconnaître qu’on subit mais qu’on choisit. En occultant ce qui a amené à choisir, pour montrer un sursaut héroïque de guerrières. Ainsi, la loi abolitionniste de la prostitution de 2016 reconnaît que les personnes en situation de prostitution sont des victimes, alors au contraire certaines se regroupent pour revendiquer de se servir des violences vécues pour en profiter «  nous prenons l’argent des hommes nous ne subissons plus ».

Alors est prônée la liberté de se voiler, d’être prostituée, de changer de sexe/genre sans considérer les raisons profondes qui ont conduit à de tels choix. Je suis féministe radicale dans le sens d’étudier, d’analyser, les racines de ces systèmes, et de les critiquer.

FS : Comment le féminisme se transmet-il, que fais-tu toi-même pour cela ?

FM : J’ai observé que certaines jeunes féministes sont incultes de notre histoire, il faut avoir entendu comme moi de jeunes militantes du planning familial vanter «  le travail du sexe » à Laurence Rossignol qui n’en revenait pas au cours d’un repas ensemble pour le comprendre. Je les trouve souvent dans la réaction immédiate sans le recul et le savoir.

La question de la transmission se pose à noues, militantes âgées, et pas seulement en termes théoriques – il y a pour cela tant d’ouvrages sur le sujet écrits par des féministes–mais en termes d’expériences. Noues devons partager nos vécus de femmes, de militantes, nos échecs et nos succès et comment noues y sommes arrivées. J’ai trop entendu des jeunes femmes critiquer la loi sur la parité en la considérant comme une offense à leurs compétences, alors que noues savons très bien ce qui noues a amenées à la revendiquer tant de fois au cours du vingtième siècle. Encore une fois, revenir aux racines. Il y a encore trop de croyances en la naturalité du progrès social.

Quant à moi, j’ai la fibre enseignante transmise par ma grand-mère, directrice d’école, par ma mère professeur de musique puis de piano à la maison lorsqu’elle a dû arrêter le professorat pour raisons médicales. J’ai enseigné la psychologie pendant 20 ans à des étudiant·es en soins infirmiers, des orthoptistes, auprès desquel·les je me suis débrouillée pour insuffler quelque féminisme en citant plus volontiers des autrices que des auteurs, en refusant d’employer le masculin pluriel pendant mes cours et en expliquant pourquoi, en faisant travailler des sujets interrogeant la place respective des femmes et des hommes aussi souvent que je le pouvais. Par exemple dans mon cours sur les émotions j’insistais sur la dimension genrée de ces dernières.

Donc mon envie de transmettre les idées féministes à tout public vient sans doute de là, je sais pertinemment qu’expliquer, démontrer, ne suffit pas toujours mais j’ai l’envie de planter des graines d’égalité, je sais des années plus tard que quelques-unes ont poussé. J’ai ainsi fait plusieurs conférences sur le genre de la science à partir de ma thèse de doctorat sur la représentation sociale de la science selon le sexe au collège et au lycée ; j’ai récemment fait une formation à destination des militantes d’Osez Le Féminisme sur le concept de continuum des violences sexuelles à partir de l’article de Liz Kelly ; sur Facebook, j’estime que je fais preuve de patience et de pédagogie pour répondre aux incompréhensions, expliquer encore et encore en prenant en compte le point de vue de l’autre. J’ai le refus des injustices envers les femmes chevillé à mon corps de femme et cela me donnera toujours la force de dénoncer sans (trop) me lasser.

Bibliographie
Kelly, Liz (2019) Le continuum des violences sexuelles
https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2019-1-page-17.htm
Gruev-Vintila, Andreea (2023) Le contrôle coercitif : au coeur de la violence conjugale. Dunod
Héritier, Françoise (1996) Masculin/Féminin : la pensée de la différence. Ed. Odile Jacob
Jean Patric (2020) La loi des pères. Ed. du Rocher
Hirigoyen, Marie-France (1998) Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien. Ed La Découverte @ Syros
Moscovici, Serge (1961) La Psychanalyse, son image, son public. PUF
Badinter, Elisabeth (2003) Fausse route. Ed. Odile Jacob

https://revolutionfeministe.wordpress.com/2024/12/15/metoo-mazan-abbe-pierre-quelque-chose-semble-vaciller-dans-la-tranquillite-masculine-mais-ne-tombe-pas/

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