3 mai 2024 | tiré de reporterre.net
https://reporterre.net/Derriere-l-euphorie-pour-l-hydrogene-la-menace-des-energies-fossiles
Les promesses mirobolantes de l’hydrogène n’étaient-elles qu’une illusion, sur le point d’être dissipées ? Un vent d’inquiétude flottait ces derniers temps sur le secteur, perceptible jusque dans la communication de l’Hydrogen Council, un groupe de lobbying représentant des industriels majeurs du domaine. « L’industrie de l’hydrogène propre est confrontée à des vents contraires », qui ont entraîné un développement « plus lent que prévu », écrivait-il en décembre 2023.
Lire aussi : Avions et bateaux : comment l’hydrogène entretient le mythe de la croissance
Présenté comme l’un des piliers de la transition énergétique, ce gaz possède des vertus qui le rendent, de fait, indispensable. L’hydrogène « vert », c’est-à-dire produit par électrolyse de l’eau à partir d’énergies renouvelables, peut à la fois servir à stocker de l’énergie (un enjeu essentiel pour compenser l’intermittence de la production électrique des éoliennes et panneaux photovoltaïques), à fabriquer des carburants décarbonés et, surtout, à remplacer les énergies fossiles dans des secteurs industriels difficiles à décarboner autrement, comme la sidérurgie et de vastes pans de l’industrie chimique.
L’hydrogène « vert » est produit par électrolyse de l’eau. L’électricité renouvelable (en jaune) vient casser les molécules d’eau (en bleu), ce qui produit du dihydrogène et relâche du dioxygène, comme schématisé ci-dessus pour les usines d’électrolyseurs de Lhyfe, entreprise européenne de production d’hydrogène vert. Capture d’écran YouTube/Lhyfe
Ces derniers mois, pourtant, plusieurs analyses majeures se sont montrées assez pessimistes, voire carrément alarmistes quant à nos capacités à déployer l’hydrogène vert dans les temps impartis pour tenir nos objectifs climatiques.
C’est le cas d’un rapport publié en janvier par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui revoit à la baisse, de quelque 35 %, ses prévisions de croissance pour la production d’hydrogène vert d’ici 2028, par rapport à l’évaluation établie l’année précédente. Pire encore : seuls 45 gigawatts (GW) de capacités de production d’hydrogène vert additionnels devraient être construits entre 2023 et 2028, soit… 7 % des projets annoncés pour cette période, estime l’AIE.
Le constat est à peine moins sévère au niveau européen. L’étude « Sisyphe », publiée en mars par le CEA, qui s’appuie notamment sur le témoignage de soixante-dix industriels européens, estime que la demande en hydrogène électrolytique bas carbone en 2030 ne devrait pas dépasser les 2,5 millions de tonnes. Soit huit fois moins que l’objectif européen, officialisé dans le plan RepowerEU.
Une ambition démesurée ?
Une multitude de facteurs est invoquée de manière récurrente par les acteurs de l’hydrogène pour expliquer ces difficultés : les incertitudes sur le coût — et la compétitivité — de l’hydrogène bas carbone par rapport aux alternatives fossiles actuelles ; le cadre réglementaire international jugé trop instable ou trop contraignant ; l’absence d’équipements suffisants (électrolyseurs de grande puissance, gazoducs et ports pour transporter l’hydrogène, etc.) ou encore le contexte économique global, plombé par l’inflation et le coût du crédit, entre autres.
La douche froide actuelle est surtout à la mesure des gigantesques ambitions affichées ces dernières années. À l’échelle mondiale, l’AIE prévoit que la demande en hydrogène bas carbone atteindra en 2050 près de 400 millions de tonnes (Mt) par an. D’autres analyses vont jusqu’à 600 Mt.
© Stéphane Jungers / Reporterre
Des volumes titanesques à déployer quasiment à partir de rien : aujourd’hui, le monde consomme environ 95 Mt d’hydrogène par an, dont seulement 0,6 % est bas carbone, selon l’AIE. « Créer ex nihilo un système de production et de distribution d’hydrogène bas carbone constitue l’un des plus grands défis de la stratégie énergétique française et européenne », soulignait en février dernier Thomas Veyrenc, directeur général économie, stratégie et finances chez Réseau de transport d’électricité (RTE), lors d’une audition au Sénat.
L’ambition de la France incarne cette démesure : un objectif de production de 600 000 tonnes d’hydrogène décarboné est attendu pour 2030, ce qui nécessite l’installation de 6,5 gigawatts (GW) d’électrolyseurs.
À titre de comparaison, en 2023, France Hydrogène recensait 0,03 GW installé dans le pays, avec une progression de 0,017 GW en un an. « On ne va pas se mentir [...] un certain nombre d’objectifs ne seront pas atteints dans les temps », concédait en janvier à La TribunePhilippe Boucly, président de France Hydrogène.
Une bulle gonflée par le lobby fossile
La vague d’euphorie et d’annonces tonitruantes sur l’hydrogène remonte à 2020, selon Ines Bouacida, chercheuse et spécialiste de la transition énergétique à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) : « Elle est la conjonction de trois facteurs. D’abord, les objectifs de neutralité carbone en 2050 ont poussé à s’intéresser à l’hydrogène pour des secteurs difficiles à décarboner et qui étaient jusque-là peu regardés. Ensuite, les plans de relance post-Covid ont fait affluer beaucoup d’argent frais qui a suscité certaines ambitions d’investissements. Et il y a, enfin, une course technologique, l’envie d’avancer vite pour devenir les leaders mondiaux sur les technologies hydrogène. »
Autant d’éléments ayant pu pousser à surestimer nos capacités réelles à produire de l’hydrogène vert. Mais un quatrième facteur, plus surprenant, a certainement joué un rôle dans cet engouement mondial : le lobbying massif de l’industrie des énergies fossiles.
L’ONG OpenSecrets, qui traque les financements et l’influence des lobbies dans la politique étasunienne, évaluait en décembre 2023 à plus de 41 millions de dollars (environ 38 millions d’euros) le lobbying réalisé à Washington par les compagnies fossiles faisant la promotion de l’hydrogène, entre janvier et septembre 2023 seulement. Le nombre d’entreprises déclarant une activité de lobbying en faveur de l’hydrogène a explosé sous la présidence de Joe Biden : elles plafonnaient à moins de 25 jusqu’en 2020 avant de dépasser les 200 en 2023.
© Stéphane Jungers / Reporterre
Le même type de lobbying opère au Royaume-Uni et dans l’Union européenne (UE). Le centre de recherche sur le lobbying européen Corporate Europe Observatory estimait, en octobre 2023, à plus de 75 millions d’euros l’argent engagé par des industriels déclarant faire la promotion de l’hydrogène, entre autres, auprès des institutions de l’UE. Soit près du double (43 millions d’euros) de ce qu’investit la « Big tech » en lobbying dans l’UE. Parmi les plus gros acteurs impliqués dans cette promotion de l’hydrogène, on retrouve une bonne part des majors de l’industrie fossile : Shell, ExxonMobil, TotalEnergies ou BP.
« Leur principal objectif est de maintenir l’Europe dans une dépendance aux énergies fossiles, pour que leur business model puisse continuer quelques décennies supplémentaires », dénonce Belén Balanya, chercheuse au Corporate Europe Observatory. La subtilité de cette stratégie supposée tient au lien persistant entre énergies fossiles et hydrogène bas carbone. À côté de l’hydrogène vert, il est en effet possible de produire de l’hydrogène dit « bleu » : celui-ci n’est pas produit à partir d’électricité, mais est issu de la transformation d’hydrocarbures. Ce procédé est néfaste pour le climat, mais l’hydrogène bleu contourne ce problème en promettant de neutraliser les émissions de carbone générées, au moyen des techniques de capture et stockage du carbone (CSC).
L’hydrogène bleu, danger climatique
Ainsi, même si les objectifs chiffrés à long terme de la plupart des États parlent spécifiquement d’hydrogène vert, « ces objectifs irréalistes permettront aux compagnies pétrolières et gazières de faire revenir l’hydrogène d’origine fossile par la porte de derrière », alerte Bélen Balanya. De fait, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena) estimait, dans un rapport de 2022, que l’hydrogène vert ne pourra répondre qu’aux deux tiers de la demande mondiale en 2050, complété par 200 millions de tonnes annuelles d’hydrogène bleu. Un volume identique est envisagé par l’AIE et l’Hydrogen Council.
Officiellement, pourtant, l’hydrogène bleu est présenté par la Commission européenne comme une solution temporaire, le temps que les capacités de production d’hydrogène vert se déploient. Les industriels du gaz fossile, eux, ne comptent pas se contenter d’un rôle de « passerelle » vers l’hydrogène vert. Investissant conjointement dans l’hydrogène vert et bleu, Shell, par la voix de son vice-président, assurait par exemple en 2021 que l’hydrogène bleu n’aurait pas vocation à disparaître, quand bien même sa version verte deviendrait compétitive. Le 28 avril dernier, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, en rajoutait une couche en assénant que l’objectif officiel de déploiement de l’hydrogène vert n’avait « aucun sens ».
« L’hydrogène bleu est loin d’être aussi neutre en carbone »
Cette perspective inquiète de nombreuses ONG, avant tout parce que l’hydrogène bleu est loin d’être aussi neutre en carbone qu’il le prétend. La principale technique de production d’hydrogène bleu passe par le vaporeformage du méthane : un processus qui transforme ce gaz en hydrogène tout en libérant du CO2. Une activité pouvant générer, en amont, des fuites de méthane (gaz quatre-vingts fois plus réchauffant que le CO2 sur vingt ans), et en aval des fuites de CO2, les techniques de capture et stockage étant rarement aussi efficaces que prévu.
Les études sur le sujet sont nombreuses et trop contradictoires pour aboutir à des données certaines, mais une part conséquente de ces travaux s’avère extrêmement inquiétante. Une des plus citées, publiée dans Energy Science & Engineering, conclut que les fuites de méthane rendent la production d’hydrogène bleu potentiellement plus néfaste pour le climat que la combustion directe de gaz naturel ou de charbon !
En France, un rapport de l’Ademe de mai 2022 expliquait que le bilan carbone de l’hydrogène bleu dépendait fortement de la technique employée ainsi que de l’origine du méthane qui sert à le produire : le gaz naturel liquéfié (GNL) importé des États-Unis et lié à la production de gaz de schiste très émetteur de gaz à effet de serre étant particulièrement nocif. L’hydrogène bleu actuellement sur le marché n’est pas bas carbone, conclut l’Ademe, mais pourrait le devenir si l’on suit les bonnes pratiques, ce qui n’est pas assuré en l’état.
Verrouiller notre dépendance aux fossiles
Au-delà de son bilan carbone, le développement de l’hydrogène bleu présente le risque pernicieux de nous maintenir dans une dépendance aux énergies fossiles en investissant dans leurs infrastructures, d’entretenir une « dépendance au sentier », alerte également Pierre Sacher, ingénieur de l’Ademe et auteur du rapport.
La crainte, régulièrement relayée par des ONG écolos, serait donc de tomber dans le « piège des lobbies » : faire miroiter de l’hydrogène vert, tout en se tenant prêt à vendre de l’hydrogène bleu, voire du gaz fossile, une fois levés le mirage et l’irréalisme des objectifs initiaux. C’est ce que dénonçait le 16 avril dernier Julian Popov, juste après avoir quitté ses fonctions de ministre de l’Environnement en Bulgarie. « Construire des gazoducs prêts pour l’hydrogène signifie construire des gazoducs qui ne seront pas utilisés pour autre chose que du gaz naturel », observait-il alors, cité par le média Contexte.
L’usine d’hydrogène de l’entreprise Lhyfe à Bouin, en Vendée, lors de sa construction en 2020. Capture d’écran YouTube/Lhyfe
Les gouvernements risquent « d’aider et encourager les intérêts des énergies fossiles » et de « perpétuer le statu quo », s’inquiète également Julie McNamara, directrice adjointe climat et énergie de l’ONG Union of Concerned Scientists. Si nous établissons des règles trop généreuses avec l’hydrogène bleu, produit à partir de méthane, « cela peut signifier plus de consommation de gaz naturel pour plus longtemps », un contexte « extrêmement lucratif pour l’industrie fossile », souligne-t-elle.
Ces enjeux se cristallisent en ce moment autour de « l’acte délégué » que doit produire la Commission européenne, pour établir clairement les critères définissant l’hydrogène bas carbone en Europe. Plusieurs industriels de l’hydrogène vert et ONG environnementales européennes ont adressé une lettre ouverte à la Commission, le 2 avril, s’inquiétant des pressions mises par certains industriels pour définir une norme au plus vite et au rabais pour l’hydrogène bleu.
Le risque serait notamment celui d’une définition trop permissive avec les fuites de carbone. Les signataires veulent aussi la garantie que l’hydrogène bleu ne soit produit qu’à partir des capacités fossiles existantes, sans générer l’ouverture de nouveaux puits d’hydrocarbures.
« Dans le pire des scénarios, le système hydrogène pourrait être encore pire pour le climat que le système fossile qu’il doit remplacer », s’inquiète Ciel Jolley, de l’ONG étasunienne Environmental Defense Fund, cosignataire de la lettre. « Des règles permissives sur l’hydrogène bleu pourraient saper le travail sur l’hydrogène vert et retarder sa compétitivité de plusieurs années », alerte également Geert De Cock, de Transport & Environment, autre organisation signataire.
L’acte délégué doit être rendu par la Commission européenne d’ici le 31 décembre 2024. Qu’il soit réellement bas carbone ou non, l’hydrogène fait aussi office d’argument magique, invoqué par certaines industries pour perpétuer leur modèle de croissance et éviter de parler de sobriété, comme l’explique par ailleurs Reporterre.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Un message, un commentaire ?