Édition du 14 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Démanteler l’État haïtien

La professeure Jemima Pierre analyse minutieusement la participation du Canada au cours des 20 années de débâcles, d’occupation militaire et d’élections manquées

Oya Jay, The Breach, 5 avril 2024
Traduction, Alexandra Cyr

Oja Jay : Soyez les bienvenus.es à The Breach Show où nous présentons des analyses pointues sur les politiques et les mouvements sociaux au Canada. Je suis votre présentateur et mon invitée aujourd’hui, est la Docteure Jemima Pierre. Elle est haïtienne d’origine, professeure à l’Institut pour la justice sociale de l’Université de Colombie Britannique à Vancouver et chercheuse associée à l’Université de Johannesburg.

Aujourd’hui, nous traiterons de la situation en Haïti. Depuis deux décennies, le Canada a été un joueur majeur dans la succession des occupations militaires de ce pays. Malgré tout le discours sur la promotion de la démocratie, ce fut plutôt une participation à l’installation d’une série de régimes anti démocratiques qui a culminé jusqu’à la situation actuelle.

Les plus récentes élections présidentielles ont eu lieu en 2016. Selon les rapports, elles ont été largement entachées de fraudes. En 2021, le Président élu, M. Jovenel Moïse a été assassiné. Et plus récemment, son successeur non élu, M. Ariel Henry, a été empêché de revenir au pays après son voyage outre-mer, par des leaders de gangs appelant à sa démission, poussant ainsi la crise a un autre niveau.

Tout cela se produit pendant que les États-Unis ont fermement en mains le pouvoir haïtien. Comme le soulignent des observateurs.trices bien informés.es ce n’est que la continuation de la manière par laquelle Haïti a été traité depuis 200 ans, après sa révolution qui l’a sorti du système d’esclavage et mis les empires européens hors-jeu.

On ne peut rendre justice à l’histoire d’Haïti en quelque minutes. Mais, heureusement, beaucoup de travaux ont été produits ces dernières années. Ceci dit, Professeure Pierre, que pensez-vous qui soit le plus important d’entendre pour que les Canadiens.nes comprennent l’effondrement du gouvernement (haïtien) dont nous sommes témoins en ce moment ?

Jemima Pierre : Ce qu’il faut d’abord comprendre absolument, c’est que cette situation est le résultat de l’importante ingérence étrangère en Haïti avec les différences de vision que cela implique. La plus récente a eu lieu il y a 20 ans quand les États-Unis, la France et le Canada ont planifié un coup d’État pour renverser un Président élu démocratiquement. Ils se sont servi du Conseil de sécurité des Nations Unies pour camoufler leur action et ont de fait renversé le Président. Ce coup contre un gouvernement élu démocratiquement, a aussi démoli toute la structure gouvernementale, du Premier ministre jusqu’au plus bas échelon. Cela a donc aussi permis la destruction du parti politique qui avait amené ce Président au pouvoir pour installer depuis 2004, de dites agences gouvernementales illégitimes, des personnes et des partis qui nous ont menés.es là où nous sommes en ce moment : sans autorité élue ce qui est inhabituel dans n’importe lequel État.

Pour comprendre de qui se passe en Haïti, il faut comprendre le processus qui a démantelé l’État haïtien le 29 février 2004. Sans cela, on ne peut poser de diagnostic clair sur le problème ou arriver à une solution quelconque sur la situation.

O.J. : Qui y a-t-il selon vous, derrière les décennies d’intervention et de suppression du fonctionnement démocratique de base en Haïti ? Pourquoi les États-Unis et leurs alliés ne font que recommencer cela ?

J. P. : C’est l’histoire d’Haïti. Elle est la deuxième nation indépendante de l’hémisphère ouest mais aussi la première complètement indépendante de cet hémisphère.

Haïti était une très riche colonie française avec une importante population africaine qui a pour ainsi dire, détruit le système des plantations, d’esclavage et de suprématie blanche. C’est une des armées les plus puissantes de l’époque, l’armée de Napoléon, qui a perdu 50,000 soldats aux mains de ces esclaves africains.es.

C’est après 13 ans d’une guerre brutale que le pays a déclaré son indépendance de la France, mais aussi de l’Espagne et de la Grande Bretagne qui tentaient d’entrer sur le territoire et de s’emparer de ce qui restait de cette colonie dans la foulée de la défaite des Français. Je pense que l’Occident n’a jamais pardonné à Haïti sa victoire.

Même après sa Révolution la France a tenté de revenir pour s’emparer du territoire en menaçant d’interventions continuelles à l’intérieur. Des canonnières sont apparues sur le rivage en menaçant d’invasion encore une fois. Il faut comprendre que ces Africains devaient faire face à une guerre du type « terre brûlée ».

En 1825, le gouvernement haïtien a accepté de rembourser la France, c’est-à-dire de payer les propriétaires d’esclaves pour la perte de leurs esclaves. Il lui a fallu payer cette indemnité de 150 millions de francs or, ce qui équivaut à presque 30 milliards de la monnaie actuelle, jusqu’en 1947.

C’est sous la menace constante d’invasion que cette « dette » a été payée jusqu’au dernier francs. Cette histoire est très importante.

À cause de sa position (géographique) Haïti est très stratégique dans la région. L’île est dans le passage Windward. Les États-Unis ont toujours voulu s’en servir pour poursuivre leurs ambitions impérialistes.

On sous-estime le rôle d’Haïti non seulement pour ses ressources minérales mais aussi pour ses ressources humaines. Par exemple, les produits Gildan sont assemblés en Haïti. Il en coûte moins cher d’envoyer les éléments à assembler en Haïti où ils le sont effectivement. Des compagnies canadiennes ont cette pratique comme les États-Unis plutôt que de faire faire ce travail en Asie.

Ils sont d’ailleurs en train de se retirer d’Asie où le coût de la main d’œuvre a augmenté. Ils veulent garder captive la force de travail de 12 millions de personnes, une des plus importantes des Caraïbes utilisable comme « cheap labor ».

Il y a de nombreuses raisons géographiques, culturelles et raciales qui entrent en cause dans le besoin de contrôler ce pays. Mais la population haïtienne a toujours eu des façons particulières de protester. Voilà le problème. Je pense que c’est cette résistance qui dure depuis 200 ans qui s’exprime encore une fois maintenant. Elle ne s’est pas laissée dominer. Et je crois aussi que c’est une des raisons qui déclenche ces constantes attaques, besoin d’envahir, de ré-envahir, d’occuper, et ainsi de suite.

O.J. : En s’arrêtant sur l’histoire, on comprend qu’il y a 200 ans de résistance au colonialisme et à l’esclavage mais aussi 200 ans de ressentiment impérial.

Il est intéressant que vous mentionniez Gildan. Je me souviens qu’au moment du coup d’état de 2004, nous avons enregistré le cours de son action ce jour-là. Le lendemain il avait augmenté spectaculairement. Ce n’était qu’une vision directe de la perception des investisseurs par rapport à ce coup et sur qui en profitait.

En 2004, le Canada a déployé des soldats.es, des officiers.ères de police, des experts.es gouvernementaux, a soutenu des ONG pour soutenir le régime sorti du coup, dirigé par Gérard Latortue qui, comme vous l’avez dit, a remplacé Jean-Bertrand Aristide qui a été viré sans cérémonie vers la République centre africaine par les Marines américains. Cette fois, les États-Unis ont demandé au Canada de prendre la tête d’une nouvelle mission ce qu’il a refusé. En lieu et place il a envoyé des troupes en Jamaïque pour entraîner des soldats du Belize et des Bahamas qui partaient pour Port-au-Prince.

Que pensez-vous a mené à cette décision ? Qu’est-ce qui, selon vous, a poussé le Canada à refuser ?

J.P. : Il y a beaucoup dans ça, beaucoup de parallèles avec ce qui est arrivé en 2004. Les Marines ont envahi la maison du Président Aristide, l’ont mis dans un camion, amené à l’aéroport et expédié en Afrique. Ils l’ont renvoyé en Afrique.

Il y avait déjà des centaines de soldats français, canadiens et américains sur le sol haïtien. L’ambassadeur américain, James Foley s’est présenté au domicile du Juge en chef de la cour suprême du pays et pour ainsi dire l’informe qu’il va assurer l’intérim de la Présidence.

C’est déjà une contravention à la Constitution haïtienne qui stipule que le juge en chef de ce tribunal ne peut assurer la Présidence que suite à un vote du parlement. Mais le représentant officiel du Département d’État américain pouvait simplement dire : « Vous êtes maintenant Président » n’est-ce pas ? Pourtant il y avait toujours un Premier ministre en poste qu’on n’a même pas consulté. Il a été remplacé par Gérard Latortue, On m’a raconté qu’il vivait à Boca Raton en Floride depuis 15 ans. Il a été mis en place alors que la Constitution haïtienne stipule que : « vous ne pouvez occuper un poste (gouvernemental) si vous n’avez pas vécu au pays au cours des cinq dernières années ».

Ils ont jeté aux poubelles tous les mécanismes légaux que l’État haïtien avait installés. Le démantèlement de l’État a commencé à ce moment-là. Puis le groupe dit « Amis d’Haïti » a été créé. Ce sont ceux qui ont dirigé Haïti en se servant des Nations Unies : les États-Unis, la France et le Canada.

Remarquez que la France a toujours été impliquée ici malgré qu’elle soit loin en Europe. Elle est toujours dans les affaires haïtiennes. En ce moment elle négocie pour créer le nouveau gouvernement. C’est une affaire sérieuse à laquelle il faut penser.

Et je veux parler un peu de cette invasion. Parce que les gens ne se rendent pas compte, surtout quand les Nations Unies font les nouvelles, qu’il y a eu un coup d’État qui a été organisé avant 2004.

C’était une initiative d’Ottawa. Je suis sûre que vos auditeurs.trices le savent. Il y a eu une rencontre secrète un an auparavant, en 2003 sous les hospices du gouvernement libéral. Dennis Paradis était là. Ils se sont rencontrés pour discuter d’un changement de régime en Haïti. Michel Vastel de l’Actualité a publié des articles à cet effet. On peut donc aller voir Ottawa Initiative pour voir le plan élaboré en vue du renversement du Président, un an avant le fait.

Nous avons publié il y a quelques temps, le texte que Dominique de Villepin, alors Ministre des affaires étrangères de la France, a écrit en faveur d’un changement de régime (en Haïti) à transmettre au Conseil de sécurité des Nations Unies. C’était le 25 février et le coup est arrivé le 29 février. C’est la preuve que ces gens étaient actifs.

Mais je veux souligner cette situation particulière : vous avez deux membres du Conseil de sécurité qui mènent un coup d’État et se retournent pour utiliser ce Conseil et en appeler à l’invasion militaire du pays selon l’article sept alors qu’ils viennent de déloger son Président. Dans le vocabulaire des gangsters, ce sont des gangsters.

Cette action des gouvernements français, canadiens et américains est du gangstérisme en bande organisée qui mérite poursuite. (…)

Certains.es universitaires appellent cela « le multilatéralisme comme terreur ». Les Nations Unies ont été utilisées pour consacrer un coup d’État et pour apporter la violence. C’est le Brésil qui a assumé l’occupation des Nations Unies pour ce qui est de son aile militaire. Il faut se rappeler de cela quand nous réfléchissons sur le rôle de la gauche latino-américaine dans ses rapports avec Haïti.

Cette occupation a commencé en 2004. Je me rappelle que lors d’un voyage au pays, je pouvais voir les tanks traverser les petites villes. Haïti n’était pas un pays en guerre mais il était sous occupation des Nations Unies qui sont responsables de milliers de morts, d’homicides, de viols, d’exploitation sexuelle, et d’avoir introduit le choléra dans le pays qui a fait 30,000 morts et en a rendu malades plus d’un million.

Cette occupation a été lancée sur Haïti après le coup d’État et le démantèlement de l’État haïtien, n’est-ce pas ?

Je ne pense pas que la nouvelle politique des États-Unis visait à ce qu’ils prennent la tête d’une autre intervention (sur le terrain). Ils étaient conscients que, en ces temps des téléphones intelligents les Haïtiens.nes pouvaient prendre des photos très vite et les diffuser sur les réseaux sociaux. Voir des soldats blancs pointant leurs fusils sur eux, les noirs, (n’était pas de bonne guerre mondialement).

Je pense aussi que les États-Unis ont évalué qu’il serait plus habile de faire faire le sale boulot par tout un groupe de différents acteurs. C’est ce qui me fait dire qu’Haïti leur a servi de laboratoire. En fait c’est ainsi que les Nations Unies ont organisé l’occupation. C’était plus économique aussi. Donc, les Nations Unies ont payé pour une occupation que les États-Unis, la France et le Canada voulaient. Et les troupes de tant de différents pays sont venu occuper le pays.

Pendant ce temps, en 2020, les États-Unis ont installé Joseph Jouthe au poste de Premier ministre. Les protestations ont commencé mais elles ont été étiquetées « gangs », n’est-ce pas. Je n’aime pas ce terme de gangs parce que je pense que ce qui arrive en Haïti, … ce sont des groupes paramilitaires, ils sont armés mais les gouvernements installés par les Américains ont toujours employé ce terme de gang comme un moyen de dire que les protestations sont illégitimes, que ce ne sont que des gangs. Il faut faire cette distinction.

Je pense qu’à ce moment-là, les États-Unis voulaient que quelqu’un d’autre prennent la direction (de cette occupation). Le Canada a refusé. Il y a eu un article dans le New York Times pour dire que le Canada manquait de ressources pour assumer cette tâche mais aussi, qu’il n’en voyait pas l’intérêt parce qu’il ne voulait pas rester bloqué en Haïti.

Car, en effet, si vous allez en Haïti vous allez vous y trouver bloqué. Vous allez devoir tirer sur des gens, sur tous ces jeunes gens de moins de 24 ans qui composent la majorité de la population haïtienne.

Imaginez l’effet des images montrant des soldats canadiens et américains tirant sur des jeunes noirs de 14,15,16 ans, les enfants d’Haïti. Je ne pense pas que le Canada ait voulu cela mais il devait soutenir l’occupation américaine parce qu’il a besoin d’Haïti. Il a donc aidé les Américains à faire pression sur la CARICOM, les pays de la Caraïbe, pour qu’ils prennent la direction (de l’occupation).

Ils ont approché le Brésil pour le faire. Il a refusé. Il ne voulait pas se retrouver mêlé à cela car quand il y avait participé de 2004 à 2017, la gauche était contre. Cela a obligé les États-Unis à se tourner vers le Kenya, le pays le plus néocolonial qui soit, qu’on payerait 200 millions de dollars pour venir faire le sale travail d’occupation et d’invasion.

O.J. : C’est intéressant de voir le contraste dans la position canadienne entre 2004 et maintenant. À l’époque les hauts fonctionnaires déclaraient que le pays devait faire une faveur aux Américains parce que le Canada n’avait pas soutenu la guerre en Irak. C’était donc un moyen de rentrer dans les bonnes grâces américaines.

J.P. : Même chose pour la France. Les deux pays se sont servi d’Haïti pour compenser pour leur manque d’appui aux Américains lors de cette guerre.

O.J. : Comme vous le dites, aujourd’hui c’est la vision d’une armée canadienne blanche qui dirigerait … En 2004, selon certains rapports, la police nationale haïtienne aurait perpétré bon nombre de massacres, qui n’auraient pas été le fait des forces militaires d’occupation. C’est très difficile de connaître la vérité à cet effet. Quoi qu’il en soit, ce ne serait pas beau à voir.

Vous avez mentionné que le Kenya est dirigé par un gouvernement de type néo colonial. Pouvez-vous nous donner votre idée de ce que sont la Jamaïque, les Bahamas et Belize qui vont envoyer des troupes (en Haïti) ? Que sont les relations entre ces pays et Haïti ? Quel genre de gouvernement ont-ils ?

J.P. : Ce sont des relations très controversées. Je dois être prudente parce que je ne veux pas parler que des peuples. Mais, ces gouvernements ont toujours été … il existe un anti Haïti dans les Caraïbes comme en Amérique latine qui est difficile à décrire et à comprendre. Plusieurs pensent que je ne parle que des populations de ces pays, ce n’est pas le cas.

Je pense que cela s’explique par la façon dont les médias présentent Haïti depuis 200 ans. Parlant de la révolution, des grands titres à la une évoquaient le « cannibalisme ». Durant la révolte des esclaves il a été publié des titres comme : « Les Haïtiens violent les femmes blanches de l’ile ». Même en 1921, durant l’invasion (américaine), le New York Times titrait : « Des Haïtiens mangent un marine américain ». Je crois que vous pouvez trouver cela dans leurs archives encore aujourd’hui.

Donc, on a évoqué le cannibalisme et le Vodou. Il y a des noirs américains plutôt étranges qui pratiquent le Vodou … même WikiLeaks présente le Pape au Vatican mangeant J.B. Aristide parce qu’il serait un prêtre Vodou. Ce genre de chose est présent (dans les discours et les esprits). Même Wikileaks ! Parlant de stéréotypes....

Je ne crois pas que beaucoup dans les élites des Caraïbes croient ces préjugés. Cependant, Haïti a toujours été vu sous cet angle sauvage même si c’est le seul pays de la région qui a réussi une révolution et s’est débarrassé de l’esclavage. Les autres pays, comme ceux où la langue est le Français, sont toujours des colonies françaises. Ils ne sont pas du tout indépendants. La Cour suprême de la Jamaïque, son tribunal le plus élevé est en Angleterre, au Conseil privé. Il y a toujours des gouvernements coloniaux selon moi.

Ils ont toujours détesté HaÏti. Par exemple, le CARICOM, le rassemblement des communautés caraïbes qui fête ses 50 ans, n’a jamais voulu qu’Haïti en fasse partie. C’est plutôt ironique qu’aujourd’hui ce soit cette organisation qui doive supposément apporter une solution (au problème Haïtien). C’est ridicule.

Je veux ajouter deux choses. Premièrement, le traitement qui est réservé à Haïti et aux Haïtiens.nes dans les Caraïbes est horrible. En particulier, les Bahamas, qui ont des lois sur l’immigration qui font que les migrants.es haïtiens.nes sont traités.es de manière pire que ce qui se passe en ce moment à la frontière mexico-américaine. Depuis des décennies, on les traite comme des sous-humains. La déshumanisation des migrants.es Haïtiens.nes est partout là-bas, incroyable.

Haïti est membre de la CARICOM mais même si dans tous les autres pays membres les déplacements sont pratiquement libres, Haïti est le seul pays dont les ressortissants.es doivent avoir un visa pour accéder aux pays membres de cette organisation. C’est une réalité. Le manque de respect total et les mauvais traitements sont là depuis toujours. Ce n’est que depuis 2002 qu’Haïti en est membre. C’est grâce à la pression du Premier ministre jamaïcain, PJ Patterson qui en était le leader au début des années 2000 (que ça s’est produit).

Il a été le premier à dire : « Haïti doit faire partie de l’organisation ». Ils sont rébarbatifs à cause de l’importance de notre population. Après son entrée à la CARICOM, elle représentait 50% de la population totale de l’organisation. Et il y a aussi la langue : ce sont des attardés.es qui parlent une langue qu’aucun.e autre ne parle. À la CARICOM, l’Anglais domine. Ils se plaignaient aussi de petites choses comme l’argent qu’il va falloir dépenser pour la traduction. De petites choses comme celle-là.

La relation entre les autres pays des Caraïbes et Haïti est terrible. Je ne pense pas que aucun.e Haïtien.ne ne croit que quoi que fasse la CARICOM ce sera en leur faveur. Je ne crois pas du tout que ce soit gratuit non plus. C’est une autre raison qui convainc les gens qu’il s’agit de l’œuvre des États-Unis.

Il faut être conscient.e de cela parce que, après les refus des États-Unis, du Canada, de la France et même du Mexique de prendre la tête de cette opération, la CARICOM a aussi refusé après avoir été sollicitée. Le Premier ministre de St-Vincent a déclaré qu’il était complètement contre cet engagement de son organisation. Que s’est-il passé ensuite ? La ministre des affaires étrangères canadienne a participé à une réunion (de la CARICOM) l’an dernier. Ensuite Kamala Harris….

Tout ce beau monde était là pour la fête du 50ième anniversaire de l’organisation. Qu’arrive-t-il immédiatement après la fête ? Les pays de la CARICOM répondent positivement à l’appui de l’invasion d’Haïti.

Encore maintenant, alors qu’Ariel Henry ne peut rentrer au pays, il s’avère que c’est Antony Blinken, le Secrétaire d’État américain qui dirige dans les faits, la CARICOM. Avant même les réunions, ils ont décidé qu’ils allaient produire une solution au problème Haïtien.

Les Brésiliens, les Français, les Canadiens, les Américains et les Mexicains ont eu des réunions avec la CARICOM. Leur première rencontre s’est tenue en secret, a duré trois heures avec les Haïtiens.nes sélectionnés.es, qui selon eux allaient participer à la solution (du problème) haïtien.

Ces participants haïtiens n’ont été admis qu’à condition qu’ils soient d’accord avec l’invasion militaire. Quelle qu’ait pu être leur participation aux discussions, cette mise en scène américaine, sous couvert de la CARICOM, ces Haïtiens sélectionnés devaient être d’accord à l’avance avec leur contenu. Donc, quoi qu’il arrive, ce sera illégitime pour la majorité de la population haïtienne.

O.J. : J’ai été très surpris d’entendre ce que vous avez dit à propos des visas. Ce n’est pas en trente minutes de conversation qu’on peut creuser l’histoire, prendre conscience de la situation actuelle en Haïti et comprendre comment ce peuple a été obligé de payer pour sa révolution d’il y a 200 ans et comment sa résistance continue.

C’est remarquable de pouvoir distinguer les agissements non seulement des États-Unis et du Canada, mais aussi de tous ces autres pays membres de la CARICOM. 

Je voudrais revenir au Canada. En plus d’envoyer des troupes en Jamaïque pour l’entrainement (de celles qui iront en Haïti), il a contribué cent millions de dollars d’aide à la police haïtienne. C’est une jolie somme.

Selon vous qu’est-ce que cette argent permettra d’acheter ?

J.P. : À acheter des équipements canadiens et américains. Cet argent retourne toujours d’où il vient. C’est la réalité, c’est ainsi que les Américains fonctionnent. Quand vous dites que vous allez donner des équipements militaires à l’Ukraine, cela veut dire que vous offrez plus de contrats au complexe militaro-industriel américain.

Je sais par exemple, que le gouvernement canadien a expédié des véhicules blindés à la police haïtienne soit disant contre paiement. Pour moi, quand nous pensons à cette aide, ce qui est fascinant c’est que le Canada ait dépensé trois millions pour que les troupes kényanes apprennent le Français. (…)

Vous vous imaginez : cette force s’en vient, ils ne connaissent pas la langue (du pays). Premièrement, la plupart du peuple haïtien ne parle pas Français mais Créole. Et il faut payer pour ça.

Je veux aussi souligner que quelle que soit la solution que ces pays occidentaux apportent à Haïti c’est toujours une solution violente. Il s’agit toujours de la force, de prisons. Par exemple, après le tremblement de terre la première chose que les États-Unis ont construit, ce sont deux prisons. Le plus d’infrastructures données par ce pays à Haïti, ce sont trois prisons. Ils ne construisent pas d’écoles, d’hôpitaux ; ils ne font que se concentrer sur cette logique carcérale, sur la violence et l’emprisonnement. C’est ce à quoi ils pensent quand ils pensent à nous.

O.J. : Un aspect intéressant dans les reportages à propos de ce qui se passe en Haïti que je lis toujours avec un peu de suspicion, même ceux des collègues qui sont sur le terrain et voient les choses de première main, l’intérêt est toujours porté sur les populations des quartiers riches ou très riches pas sur la majorité de la population qui vit dans des camps de déplacés.es ou dans les quartiers populaires.

Quand vous lisez les reportages à propos d’Haïti avez-vous aussi ce sentiment ? Pensez-vous que nous devrions faire des recherches, remplacer certaines fonctions pour être capables d’interpréter, de donner du sens à ces reportages venant d’Haïti ?

J.P. : Deux éléments ici. Premièrement, les reportages concernant Haïti sont horribles. Ils sont racistes. Il y en a encore qui disent qu’il y a du cannibalisme dans ce pays. C’est comme si rien n’avait changé depuis 1800. Les reportages sont racistes.

Ensuite, je suis heureuse que vous ayez parlé de Port-au-Prince et de Pétionville. Dans les grands médias occidentaux, quand il est question d’Haïti, on a toujours l’impression que tout le pays est en feu, qu’une guerre civile est en cours. Impossible de se déplacer.

Donc il serait impossible d’expliquer pourquoi l’aéroport commercial du nord de l’île est encore ouvert, que les vols entrants et sortants se font sans problème. Comme si le pays est en feu, mais Jetbleu et Spirit Airlines volent tous les jours.

Ces gens, (les journalistes), prennent Port-au-Prince comme une représentation du pays entier. J’ai vu des images du tremblement de terre de 2010 qui faisaient un lien avec ce qui se passe aujourd’hui comme si tout s’effondrait comme à ce moment-là.

Je veux insister pour dire que ce qui se passe dans le pays, la plus importante partie de la violence se passe à Port-au-Prince et dans ses quartiers populaires. C’est comme cela depuis longtemps. Ça a empiré parce que, maintenant, les groupes armés vont probablement se rapprocher de Pétionville, le quartier riche sur les collines. C’est là que vivent les riches ce qui fait que les hélicoptères, peuvent atterrir, prendre leur clientèle et les déménager à Cap Haïtien pour qu’elle quitte le pays.

Mais si vous examinez la carte de Port-au-Prince, vous voyez les quartiers dit populaires. Ils sont très concentrés, très pauvres. C’est là que les forces des Nations Unies avaient l’habitude d’aller et de tirer, vider leurs chargeurs sur la population de ces parties de la ville. C’est là que se trouve la résistance. Cette population a souffert sous la coupe de groupes armés payés par les politiciens.nes depuis des années. Les citoyens.nes ont été tués.es, de jeunes gens, mais ça n’a pas fait les nouvelles n’est-ce pas ? Ce n’est que maintenant alors que ces groupes armés se sont rassemblés, et qu’il semble qu’ils aient un peu plus d’argent, qu’on peut entendre : « Oh ! Mon dieu, le pays est assiégé ». Je ne dis pas que ça ne soit pas le cas, mais quand les reportages vous montrent des pneus qui brûlent, (on doit dire que) c’est une mesure de protection dans ces quartiers. On y érige des barricades, installe des sacs de sable pour empêcher d’y entrer. On ne l’explique jamais. Vous continuez à penser que tout le pays est en feu, on n’explique pas. Ce sont les représentations d’une partie de l’élite haïtienne qui dit qu’elle est assiégée.

J’insiste : pourquoi n’avez-vous pas parlé de ces jeunes gens des quartiers populaires qui ont été abattus à coup de fusil sur ordre des politiciens.nes et de l’oligarchie il y a deux ans, trois ans, ou quand Jovenel Moïse et Michel Martelly ont envoyé des groupes armés dans ces quartiers pour les abattre ?

BBC, CNN, Voice of America ont livré la même histoire. Nous connaissons le néocolonialisme, la façon de fonctionner de ces médias globaux dans les pays d’Afrique et en Amérique latine ; ils se copient les uns les autres et répandent la même histoire. C’est la manufacture du consentement. Partout où je me suis trouvée en dehors des États-Unis j’ai été confrontée à la même réaction : « Oh ! Mon dieu, votre pays ; je suis désolé.e ; tout votre pays est en guerre civile, il est en feu ».

Pour moi, ces médias sont aussi responsables de la violence qui sévit en Haïti que la population haïtienne (…). Aussi, les gens qu’on interview au pays, sont ceux et celles qui sont coïncés.es à Port-au-Prince. Durant une émission de télévision à laquelle je participais, j’ai entendu : « Vous savez, je suis coïncé dans ma maison. Je n’ai pas pu sortir depuis quelques jours. Je descends la rue avec mon chauffeur et je vois les cadavres ici et là ». Je me dis : « Vous avez un chauffeur ? Alors c’est très intéressant ».

En effet, une partie de cela est très intéressante. Mais il y a aussi les troupes étrangères (dans le pays). Même après le tremblement de terre les gens qui ont le mieux fait avec tout l’argent qui a été distribué au nom du pays, ce sont les élites économiques.

Ceux et celles qui obtiennent actuellement des contrats de sous-traitance, profitent de l’invasion étrangère. Leurs hôtels affichent complets. La location de voitures aux agences d’aide fonctionne à plein. Leur soutien à l’invasion est acquis parce que ce n’est pas cette partie de la population qui va se faire tuer. Elle vit dans des installations fortifiées sur les hauteurs.

O.J. : Parlons de la diaspora. Vous en êtes membre si je comprends bien. Sa présence à Montréal et dans d’autres villes canadiennes est certainement importante. Pouvez-vous parler de la réponse de cette population au Canada qui entretient des rapports avec Haïti ? Comment se présentent les réactions ? Et voyez-vous l’émergence d’un consensus à un moment donné ? Ou, y-a-t-il une position progressiste commune ?

J.P. : Je dois dire que je suis arrivée au Canada il n’y a que neuf mois, venant des États-Unis. Cette précision est importante. Alors, je ne connais pas bien l’étendue des positions au Canada mais, je peux dire que, généralement, il y en a une. Les plus vieux et vieilles qui ont soutenu le Parti Lavalas de J.B. Aristide sont encore fachés.es par le coup d’État de 2004. C’est une voix progressiste.

J’ai pu observer au fil du temps, une situation fascinante : à Miami par exemple, une classe moyenne supérieure plutôt bureaucratique a accédé au gouvernement. Il existe des groupes légaux d’Haïtiens.nes américains.es comme une association d’avocat.es, des élus.es qui prennent les mêmes positions que le Département d’État. Par exemple, ils et elles sentent le besoin de faire du lobbying ici et là en soutien à l’invasion. Mais, à Ottawa il y a un solide groupe progressiste. Il y a beaucoup d’organisations progressistes qui, encore maintenant, persistent à dénoncer le rôle du Canada dans l’occupation continue. Car, Haïti est occupé. Il l’a été depuis 20 ans par des étrangers.

Donc il y a trois groupes dont deux sont progressistes. Mais les bureaucratiques sont ceux et celles que les gouvernements écoutent à cause de leur maîtrise du langage technocratique. Par exemple les solutions doivent être envisagées dans les bureaux de Washington ou d’Ottawa ; c’est là qu’il faut comprendre ce qui se passe au pays plutôt qu’avec les organisations sur le terrain.

L’autre aspect est avec la jeune génération, la croyance dans la diabolisation d’Aristide et de son Parti, Lavalas depuis 2004, et le rôle des médias. Il y a eu un article intitulé : « How to Turn a Priest into a Cannibal ». Les États-Unis y présentaient Aristide comme l’incarnation du diable. Ils le liaient à Hitler et autres personnages semblables et ils diabolisaient le mouvement populaire en laissant entendre qu’il était derrière toute la violence et ainsi de suite. Je pense que beaucoup de cette jeunesse qui a grandi avec cette représentation d’Aristide y croient.

En tous cas ils en croient une partie et c’est la raison pour laquelle elle ne voit pas correctement par exemple, la figure de Guy Philippe, ce paramilitaire qui a assouvi sa vengeance en faisant des dégâts notables durant le gouvernement Aristide. Les États-Unis l’ont qualifié de « combattant pour la liberté » durant le coup d’État de 2004. Il faisait partie des groupes fondés et entraînés aux États-Unis et au Canada. En ce moment il a un soutien populaire mais les gens ne se rendent pas compte qu’il a été financé par la CIA entraîné par les forces spéciales américaines en Équateur et en République dominicaine.

Il y a donc une différence entre les générations. Mais je pense qu’il y a un groupe clé de gens qui la comprend avec son passé, qui comprend ce qui est arrivé durant les 20 dernières années spécialement. Elle sait, pour le moins, qu’il ne faut avoir aucune confiance dans les États-Unis.

L’impérialisme américain n’est pas gratuit. Celui du Canada non plus. Je ne pense pas que les Canadiens.nes voient leur pays comme une puissance impérialiste, mais plutôt comme obéissant aux États-Unis. Mais il faut se rendre à la réalité : le Canada joue son propre rôle impérialiste. Il faut se rappeler que ce sont des compagnies canadiennes qui détiennent la majorité des sites miniers en Afrique n’est-ce pas ? Il y a de l’or en Haïti et des compagnies canadiennes travaillent à son extraction. Et peu de gens savent que le Canada a une base militaire dans les Caraïbes, en Jamaïque. Il s’en est servi pour de l’espionnage dans la région après les indépendances, pour s’opposer aux soit disant nations communistes et pour freiner les communistes toujours actifs après les années 1960-70. Donc il faut être très clair, ces deux pays ne se dépensent pas en faveur d’Haïti, ils ne sont pas là parce que ce qui s’y passe les intéresse.

O.J. : C’est intéressant ce que vous dites à propos de Guy Philippe parce je me rends compte que la majorité des Haïtiens.nes vivants.es en ce moment, avaient au plus six ou sept ans quand le coup de 2004 est arrivé. La conscience politique est largement façonnée dans ce contexte, avec cette perspective d’occupation militaire sans fin. (…)

(…) Quelle est selon vous, la chose la plus importante dont les Canadiens.nes doivent s’emparer en réponse à cette crise dans laquelle nous sommes si profondément impliqués.es ?

J.P. : Dites à votre gouvernement de se retirer d’Haïti, de le laisser tranquille. Je sais que ça semble idiot parce qu’on vous répète qu’il faut faire quelque chose, que la situation est si terrible.

Je veux vous rappeler que ce peuple a défait l’armée de Napoléon. Il a combattu et est devenu indépendant par ses propres forces. Il a encore ces capacités.

Je pense qu’il faut faire un pas de recul, respecter suffisamment la souveraineté et l’humanité haïtienne pour permettre au peuple de faire ce qu’il y a à faire sans la perpétuelle médiation américaine, française et canadienne dans ses affaires.

La chose la plus importante que les Canadiens.nes peuvent faire, surtout la gauche, c’est de se rallier au peuple haïtien contre les interventions et la constante médiation de son gouvernement. Il faut arrêter le gouvernement canadien de participer à cette occupation, à la militarisation du pays, d’envoyer des troupes etc. etc. Mais aussi de ne plus autoriser d’ONGs à s’y installer ; en ce moment, trop de gens développent leur carrière avec Haïti comme atout.

Le plus important de tout, c’est de laisser Haïti tranquille. Je le dis avec toute la considération que j’ai envers mes frères et sœurs canadiens.nes mais j’insiste, dites à votre gouvernement de nous laisser tranquilles.

O.J. : Jemima Pierre, merci beaucoup de nous avoir accordé tout ce temps.

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