Publié le 22 janvier 2018
Avec l’aimable autorisation de l’autrice
Geneviève Fraisse est philosophe et spécialiste du féminisme. Pour BibliObs, elle analyse le mouvement #metoo et la désormais célèbre tribune sur « le droit d’importuner ». En invoquant un féministe qu’on n’attendait pas : l’auteur des « Liaisons dangereuses ».
Au moins, c’est direct. « Venez apprendre comment, nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel. »
Mais quelle militante hystérique du deuxième sexe a le culot de répondre ainsi à la tribune récemment cosignée par Catherine Deneuve et Catherine Millet, où cent femmes ont réclamé « le droit à être importunées » par des hommes ? C’est l’auteur des « Liaisons dangereuses ».
Ces lignes, on les trouve en effet au début d’un petit livre de Choderlos de Laclos, intitulé « De l’Education des femmes », qui vient d’être réédité aux Equateurs avec une préface de la philosophe Geneviève Fraisse, spécialiste du féminisme. Voilà qui méritait bien un entretien fouillé sur les débats et polémiques en cours.
BibliObs. La désormais célèbre tribune défendant le « droit à être importunée » a fait couler beaucoup d’encre…
Geneviève Fraisse. Ce qui s’est passé cet automne, avec l’affaire Weinstein et #Metoo, c’est un événement au sens historique du terme, un événement avec un E majuscule. Ce qui me désole le plus dans cette tribune, c’est de constater à quel point ses signataires sont hors de ce temps-là, peu curieuses finalement de ce qui est en train de se jouer sous nos yeux. Mais qu’on ne s’y trompe pas : les arguments que les signataires utilisent datent des lendemains de la Révolution française, du début de l’ère démocratique… La contradiction entre libertinage et droit des femmes est un lieu commun, encore aujourd’hui. C’est donc une ritournelle philosophique, un marronnier idéologique. Surtout aujourd’hui, devrais-je dire. Il a toujours été bien vu de dénigrer le féminisme par des soupçons de puritanisme.
Certains y voient une guerre des féminismes. Une fracture générationnelle.
Ces deux analyses me gênent. Guerre ? Pourquoi imaginer que toutes les femmes seraient d’accord ? C’est encore une façon d’exclure ces questionnements liés au sexe du champ politique… Quant à la fracture générationnelle, oui, j’ai entendu ça un peu partout. Mais là aussi, ça me semble vraiment une analyse très superficielle. J’ai l’âge de Catherine Millet, quelques années moins que Catherine Deneuve !
En fait, parler de guerre des féminismes ou de générations, c’est une façon de masquer la vraie question. Qui est celle de l’égalité des sexes. Une égalité que les signataires refusent, puisqu’elles revendiquent la dissymétrie des sexes. A aucun moment, elles ne réclament le droit pour les femmes de draguer lourdement, pincer les fesses, bref, d’importuner les hommes ! Aujourd’hui, la question de l’égalité vient interroger nos vies sexuelles, puisqu’on évoque le corps de la femme. Ce n’est pas nouveau mais, en France, cela heurte encore énormément. Le puritanisme n’est peut-être pas là où l’on croit..
Vous pensez à cette fameuse « séduction à la française », invoquée par beaucoup ?
Oui, on a créé une distinction quasi géopolitique, assez caricaturale. D’un côté, il y aurait le puritanisme à l’anglo-saxonne (comme s’il n’y avait pas de rapport de séduction outre Atlantique). De l’autre, une exception française, une séduction à la française, qu’on appelle galanterie, libertinage. Là, on entre dans un champ auquel il ne faudrait pas toucher. Toute une mouvance universaliste, incarnée par exemple par Mona Ozouf, trouve inutile que la notion d’égalité s’aventure dans le rapport entre sexes, et dans la sphère privée. Ce sont les mêmes d’ailleurs qui s’insurgeaient contre les quotas ou la parité.
Cette séparation de l’intime et du politique est française et surtout historique. C’est ce que défendait Rousseau, qui souhaitait qu’on soustraie la question de la famille (et donc de la sexualité) de la pensée politique, démocratique à venir. Rousseau le théorise, et sa descendance passe aussi bien par Proudhon au XIXe, que par le philosophe Alain au XXe… Ils ne veulent surtout pas d’égalité à la maison ! La femme appartient à la famille et il faudra ensuite une longue bataille pour qu’elle conquiert l’espace public.
La femme publique était une courtisane, une femme de mauvaise vie.
Exactement ! Et pourtant, les femmes du peuple sont dans la rue ! Ce qui choque c’est de voir des femmes qui veulent s’émanciper, sortent, écrivent, manifestent. Elles pourraient devenir des rivales. « Toute femme qui se montre se déshonore », disait Rousseau… Au XVIIIe et XIXe, les femmes de lettres comme Madame de Staël, George Sand ou Constance de Salm sont des figures choquantes. D’ailleurs, fait amusant, Constance de Salm, qu’on appelait « le Boileau des Femmes », l’autrice de l’« Epitre aux femmes », était née « Pipelet ». Ce nom a donné le mot « pipelette », femme bavarde, néologisme d’Eugène Sue, qui dans « les Mystères de Paris » met en scène deux concierges dont Anastasia Pipelet. Pour railler Constance de Salm ?
On dénigrait donc les « pipelettes » jadis, tout comme aujourd’hui la parole de #metoo dérange ?
Je remarque que les signataires de la tribune qui dénoncent la censure et une soi-disant police de la pensée semblent vouloir censurer cette parole. Ne seraient-ce pas elles les rabat-joie ?
Ce qui change aujourd’hui, c’est que les femmes ont conquis l’espace public, même si la parité est loin d’être atteinte. Pourtant, leur prise de parole publique et massive effraie.
L’affaire Weinstein et la vague #metoo n’aurait pas pu se produire il y a quinze ans. On est arrivé à un point de bascule où les femmes ont gagné suffisamment de pouvoir et surtout d’indépendance économique pour faire nombre et être audibles. Pourquoi l’affaire Weinstein crée-t-elle cette révolution mondiale ? Parce qu’on a eu des femmes, puissantes, connues, avec accès aux médias, des femmes qui parlent. Ajoutons la caisse de résonance des réseaux sociaux. Tout d’un coup, on entend cette parole qu’on n’avait jamais voulu entendre et qui pourtant existait déjà. Forcément, tout ceci effraie. Comme dans tout mouvement historique. Mais vous savez, quand Simone de Beauvoir a publié « le Deuxième Sexe », la réception a été aussi très très violente…
Pour revenir à cet éternel antagonisme puritanisme / libertinage, vous évoquez Choderlos de Laclos. C’est original !
Oui, Choderlos de Laclos, celui-là même dont « les Liaisons dangereuses » est la bible des libertins ! Dans « De l’éducation des femmes », un petit texte qui est réédité aujourd’hui et dont j’ai écrit la préface, il explique ni plus ni moins que l’homme a réduit la femme en esclavage. Que dans le contrat social, cher à Rousseau, la femme n’a pas consenti – cet autre mot au cœur du débat actuel, mais a cédé. En fait, quand on lit « l’Education des femmes », cela résonne avec ce qui se passe aujourd’hui. Lisez juste les premières lignes :
« Venez apprendre comment nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave, comment, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel. »
Voilà ce qu’on pourrait proposer comme lecture aux signataires de la tribune… Comme quoi érotisme et féminisme peuvent aller de pair.
Vous aviez consacré un livre au consentement, aujourd’hui réédité. C’était prémonitoire…
C’est étrange pour moi tout ce qui se passe. Je travaille depuis 1973 sur ces questions d’égalité, bref, sur la question des sexes, mot que je continue à utiliser à côté du mot « genre », trop « cache-sexe » à mon goût. Je suis philosophe, historienne de la pensée féministe, et tout au long de mon parcours, j’ai souvent senti de la condescendance, comme à l’égard d’un objet de réflexion douteux ! Trop militant, ou peut-être pas assez noble, hors champ en quelque sorte. Plusieurs de mes livres sont réédités cet hiver et collent, par un hasard heureux, à l’actualité.
C’est drôle. On me demande de reparler du consentement, par exemple, notion que j’ai interrogée au début des années 2000 à partir des débats sur la prostitution et le port du foulard. Qu’est-ce que le consentement des femmes dans l’espace du contrat social démocratique ? Il faut distinguer le consentement mutuel (donc symétrique) du consentement à, tel que le père le donnait pour le mariage de sa fille.
Et en amour, évidemment, cette notion de consentement est complexe…
Bien sûr, en amour, cette notion de consentement est problématique, et c’est pourquoi, aujourd’hui je tente de parler de « volonté » . Rousseau écrit : « Arracher ce consentement tacite, c’est user de toute la violence permise en amour » car, explique-t-il, les femmes « sont destinées à se laisser vaincre ». La stratégie amoureuse passe par « l’aveu » de la femme, là où la femme cède. Ou comme dit Choderlos de Laclos :
« Ah ! qu’elle se rende, mais qu’elle combatte ; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister ; qu’elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse, et soit contrainte d’avouer sa défaite. »
Il voit dans cette stratégie de séduction une riposte des femmes asservies en « esclaves », une résistance qui inaugure une dialectique historique. Et nous y sommes, aujourd’hui, dans cette histoire.
Voilà pourquoi vous avez rajouté à votre livre sur le consentement (« Du consentement » , Seuil), qui disséquait le « oui », un épilogue sur le refus de consentir.
Le non : c’est souvent la seule arme des femmes. On connaît la grève du sexe, racontée par Aristophane dans « Lysistrata », grève décidée par les Athéniennes pour faire cesser la guerre, menée par les hommes. Pour protester, les femmes peuvent, de façon radicale, choisir de dire non. Comme la républicaine Hubertine Auclert qui refuse de payer ses impôts, puisqu’elle n’est pas citoyenne. Ou Valérie Solanas, Monique Wittig, qui refusent le contrat sexuel, soubassement implicite du contrat social.
Propos recueillis par Doan Bui
.
Un message, un commentaire ?