Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

De l'audace, encore de l'audace !

La conjoncture historique produite par l’implosion du capitalisme contemporain impose à la gauche radicale, au Nord comme au Sud, d’avoir de l’audace dans la formulation de son alternative politique au système en place. L’objet de ce papier est de montrer pourquoi cette exigence puis ce que j’entends par elle.

Pourquoi de l’audace ?

1. Le capitalisme contemporain est un capitalisme de monopoles généralisés. J’entends par là que les monopoles constituent désormais non plus des îles (fussent-elles importantes) dans un océan de firmes qui ne le sont pas – et qui, de ce fait, sont encore relativement autonomes – mais un système intégré et que, de ce fait, ces monopoles contrôlent désormais étroitement l’ensemble de tous les systèmes productifs. Les petites et moyennes entreprises, et même les grandes entreprises qui ne relèvent pas elles-mêmes de la propriété formelle des ensembles oligopolistiques concernés – sont enfermées dans des réseaux de moyens de contrôle mis en place en amont et en aval par les monopoles. Leur marge d’autonomie s’est rétrécie de ce fait comme une peau de chagrin. Ces unités de production sont devenues des sous-traitants des monopoles.

Ce système des monopoles généralisés est le produit d’une étape nouvelle de la centralisation du capital dans les pays de la triade (les États-Unis, l’Europe occidentale et centrale, le Japon) qui s’est déployée au cours des années 1980 et 1990.

Simultanément ces monopoles généralisés dominent l’économie mondiale. La « mondialisation » est le nom qu’ils ont eux-mêmes donné à l’ensemble des exigences par lesquelles ils exercent leur contrôle sur les systèmes productifs des périphéries du capitalisme mondial (le monde entier au-delà des partenaires de la triade). Il ne s’agit de rien d’autre que d’une étape nouvelle de l’impérialisme.

2. Le capitalisme des monopoles généralisés et mondialisés constitue un système qui assure à ces monopoles la ponction d’une rente de monopole prélevée sur la masse de la plus value (transformée en profits) que le capital extrait de l’exploitation du travail. Dans la mesure où ces monopoles opèrent dans les périphéries du système mondialisé cette rente de monopole devient une rente impérialiste. Le procès d’accumulation du capital – qui définit le capitalisme dans toutes ses formes historiques successives – est, de ce fait, commandé par la maximisation de la rente monopolistique/impérialiste.

Ce déplacement du centre de gravité de l’accumulation du capital est à l’origine de la poursuite continue de la concentration des revenus et des fortunes, au bénéfice de la rente des monopoles, largement accaparée par les oligarchies (« ploutocraties ») qui gouvernent les groupes oligopolistiques, au détriment des rémunérations du travail et même des rémunérations du capital non monopolistique.

3. Ce déséquilibre en croissance continue est lui-même, à son tour, à l’origine de la financiarisation du système économique. J’entends par là qu’une fraction croissante du surplus ne peut plus être investie dans l’élargissement et l’approfondissement des systèmes productifs et que le « placement financier » de cet excédent croissant constitue alors la seule alternative possible pour la poursuite de l’accumulation commandée par les monopoles.

La mise en place de systèmes permettant cette financiarisation opère par différents moyens inventés et imposés à cet effet : (i) la soumission de la gestion des firmes au principe de la « valeur actionnariale », (ii) la substitution de systèmes de retraites par capitalisation (les Fonds de Pension) aux systèmes de retraites par répartition, (iii) l’adoption du principe des « changes flexibles », (iv) l’abandon du principe de la détermination du taux de l’intérêt – le prix de la « liquidité » – par les banques centrales et le transfert de cette responsabilité au « marché ».

La financiarisation a transféré à une trentaine de banques géantes de la triade la responsabilité majeure dans la commande de la reproduction de ce système de l’accumulation. Ce qu’on appelle pudiquement « les marchés » ne sont alors rien d’autre que les lieux où se déploient les stratégies de ces agents dominants la scène économique.

À son tour cette financiarisation, qui accuse la croissance de l’inégalité dans la répartition des revenus (et des fortunes), génère le surplus grandissant dont elle se nourrit. Les « placements financiers » (ou encore les placements de spéculation financière) poursuivent leur croissance à des rythmes vertigineux, sans commune mesure avec ceux de la « croissance du PIB » (elle-même devenue de ce fait largement fictive) ou ceux de l’investissement dans l’appareil productif.

La croissance vertigineuse des placements financiers exige – et alimente – entre autre celle de la dette, dans toutes ses formes, et en particulier celle de la dette souveraine. Lorsque les gouvernements en place prétendent poursuivre l’objectif de « réduction de la dette », ils mentent délibérément. Car la stratégie des monopoles financiarisés a besoin de la croissance de la dette (qu’ils recherchent et non combattent) – un moyen financièrement intéressant d’absorber le surplus de rente des monopoles. Les politiques d’austérité imposées, « pour réduire la dette » dit-on, ont, au contraire, pour conséquence (recherchée) d’en augmenter le volume.

4. C’est ce système – qualifié vulgairement de « néolibéral », en fait le système du capitalisme des monopoles généralisés, « mondialisés » (impérialistes) et financiarisés (par nécessité imposée pour sa reproduction) – qui implose sous nos yeux. Ce système, visiblement incapable de surmonter ses contradictions internes grandissantes, est condamné à poursuivre sa course folle.

La « crise » du système n’est pas due à autre chose qu’à son propre « succès ». En effet jusqu’à ce jour la stratégie déployée par les monopoles a toujours donné les résultats recherchés : les plans « d’austérité », les plans dits sociaux (en fait antisociaux) de licenciement, s’imposent toujours, en dépit des résistances et des luttes. L’initiative demeure toujours, jusqu’à ce jour, dans les mains des monopoles (« les marchés ») et de leur serviteurs politiques (les gouvernements qui soumettent leurs décisions aux exigences dites du « marché »).

5. Dans ces conditions le capital des monopoles a ouvertement déclaré la guerre aux travailleurs et aux peuples. Cette déclaration trouve sa formulation dans la sentence « le libéralisme n’est pas négociable ». Le capital des monopoles entend donc poursuivre sa course folle et non pas en ralentir le rythme. La critique que je ferai plus loin des propositions de « régulation » s’inscrit dans cette logique.

Nous ne sommes pas dans un moment historique où la recherche d’un « compromis social » constitue une alternative possible. Il y a eu de tels moments dans l’histoire, comme par exemple dans l’après-guerre, avec les compromis social capital/travail propres à l’État social-démocrate en Occident, au socialisme réellement existant de l’Est, aux projets nationaux populaires du Sud. Mais notre moment historique n’est pas de ceux-là. Le conflit oppose donc le capital des monopoles aux travailleurs et aux peuples invités à une capitulation sans condition. Les stratégies défensives de résistance sont, dans ces conditions, inefficaces, appelées à être toujours finalement vaincues. Face à la guerre déclarée par le capital des monopoles, les travailleurs et les peuples doivent développer des stratégies qui leur permettent de passer à l’offensive.

Cette conjoncture de guerre sociale s’accompagne nécessairement par la prolifération des conflits politiques internationaux et des interventions militaires des puissances impérialistes de la triade. La stratégie de « contrôle militaire de la Planète » par les forces armées des États-Unis et de leurs alliés subalternes de l’Otan constitue en dernier ressort le seul moyen par lequel les monopoles impérialistes de la triade peuvent espérer poursuivre leur domination sur les peuples, les nations et les Etats du Sud.

Face à ce défi (la guerre déclarée par les monopoles), quelles sont les réponses alternatives proposées ?

Première réponse : la « régulation des marchés » (financiers et autres).

Il s’agit là d’initiatives que les monopoles et les pouvoirs à leur service prétendent envisager. En fait il ne s’agit là que d’une rhétorique creuse, destinée à tromper les opinions publiques. Ces initiatives ne peuvent pas arrêter la course folle à la rentabilité financière qui est le produit de la logique de l’accumulation commandée par les monopoles. Elles ne constituent donc qu’une fausse alternative.

Seconde réponse : le retour aux modèles de l’après-guerre.

Ces réponses alimentent une triple nostalgie : (i) la refondation d’une « social-démocratie » véritable en Occident ; (ii) la résurrection de « socialismes » fondés sur les principes qui ont gouverné ceux du XXe siècle ; (iii) le retour aux formules du nationalisme populaire dans les périphéries du Sud. Comme on peut le voir ces nostalgies imaginent pouvoir « faire reculer » le capitalisme des monopoles, en l’obligeant à régresser sur les positions qui étaient les siennes en 1945. Elles ignorent que l’histoire ne permet jamais de tels retours en arrière. Il faut s’attaquer au capitalisme tel qu’il est aujourd’hui, et non à ce qu’on aurait souhaité qu’il soit, en imaginant le blocage de son évolution. Il reste que ces nostalgies continuent à hanter des segments importants des gauches à travers le monde.

Troisième réponse : la recherche d’un consensus « humaniste ».

Je définis les vœux pieux de cette manière précise : l’illusion qu’un consensus qui associe les porteurs d’intérêts fondamentalement conflictuels serait possible. L’écologie naïve, entre autre, partage cette illusion.

Quatrième réponse : les illusions passéistes.

Ces illusions invoquent la « spécificité » et le « droit à la différence » sans se soucier d’en comprendre la portée et le sens. Le passé aurait déjà répondu aux questions d’avenir. Ces « culturalismes » peuvent revêtir des formes parareligieuses ou ethniques. Les théocraties et les ethnocraties constituent alors des substituts commodes aux luttes sociales démocratiques qu’elles évacuent de leur agenda.

Cinquième réponse : la priorité aux « libertés individuelles ».

L’éventail des réponses fondées sur cette priorité, considérée comme la « valeur suprême » et même exclusive, intègre dans ses rangs les inconditionnels de la « démocratie électorale représentative », assimilée à la démocratie tout court. La formule dissocie la démocratisation des sociétés du progrès social, et tolère même de facto son association avec la régression sociale, au prix de risquer de décrédibiliser la démocratie, réduite au statut de farce tragique.

Mais il existe des formes de cette posture encore plus dangereuses. Je fais référence ici à certains courants « postmodernistes » (à Toni Negri en particulier) qui imaginent que l’individu est déjà devenu le sujet de l’Histoire, comme si le communisme, qui permettra à l’individu réellement émancipé des aliénations marchandes de devenir effectivement le sujet de l’Histoire, était déjà là !

On voit bien que toutes ces réponses, dont celles de droite (les « régulations » qui ne remettent pas en cause la propriété privée des monopoles), ne sont pas sans trouver d’échos puissants dans les majorités des peuples de gauche tels qu’ils sont encore.

6. La guerre déclarée par le capitalisme des monopoles généralisés de l’impérialisme contemporain n’a rien à craindre des fausses alternatives dont j’ai dessiné ici les lignes directrices.

Alors, que faire ?

Le moment nous offre l’occasion historique d’aller bien plus loin ; il impose comme seule réponse efficace une radicalisation audacieuse dans la formulation d’alternatives capables de faire passer les travailleurs et les peuples à l’offensive, de mettre en déroute la stratégie de guerre de l’adversaire. Ces formulations, fondées sur l’analyse du capitalisme contemporain réellement existant, doivent regarder en face l’avenir à construire, et tourner le dos aux nostalgies du passé et aux illusions identitaires ou consensuelles.

Des programmes audacieux pour la gauche radicale

J’organiserai les propositions générales qui suivent dans trois rubriques :
(i) socialiser la propriété de monopoles ;
(ii) dé-financiariser la gestion de l’économie ;
(iii) dé-mondialiser les rapports internationaux.

1.- Socialiser la propriété des monopoles

v L’efficacité de la réponse alternative nécessaire exige la remise en cause du principe même de la propriété privée du capital des monopoles. Proposer de « réguler » les opérations financières, de restituer aux marchés leur « transparence » pour permettre aux « anticipations des agents » d’être « rationnelles », définir les termes d’un consensus sur ces réformes, sans abolir la propriété privée des monopoles, ce n’est rien d’autre que jeter de la poudre aux yeux des publics naïfs. Car on invite alors les monopoles eux-mêmes à « gérer » ces réformes, contre leur intérêt propre, en ignorant qu’ils conservent mille et un moyens d’en contourner les objectifs.

L’objectif du projet alternatif doit être d’inverser la direction de l’évolution sociale (du désordre social) produite par les stratégies des monopoles, d’assurer l’emploi maximal et de le stabiliser, de garantir des salaires convenables en croissance parallèle à celle de la productivité du travail social. Cet objectif est tout simplement impossible sans exproprier le pouvoir des monopoles.

Le « logiciel des théoriciens de l’économie » doit être reconstruit (comme l’écrit François Morin). Car l’absurde et impossible théorie économique des « anticipations » expulse la démocratie de la gestion de la décision économique. Avoir de l’audace, c’est ici reformuler dans la perspective radicale exigée les réformes de l’enseignement, non seulement pour la formation des économistes, mais également pour celle de tous ceux appelés à occuper des fonctions de cadres.

Les monopoles sont des ensembles institutionnels qui doivent être gérés selon les principes de la démocratie, en conflit frontal avec ceux qui sacralisent la propriété privée. Bien que l’expression de « biens communs », importé du monde anglo-saxon, soit par elle-même toujours ambigüe parce que déconnectée du débat sur le sens des conflits sociaux (le langage anglo-saxon veut ignorer délibérément la réalité des classes sociales), on pourrait à la rigueur l’invoquer ici en qualifiant les monopoles précisément de « biens communs ».

L’abolition de la propriété privée des monopoles passe par leur nationalisation. Cette première mesure juridique est incontournable. Mais l’audace consiste ici à proposer des plans de socialisation de la gestion des monopoles nationalisés et à promouvoir des luttes sociales démocratiques qui engagent sur cette longue route.

Je donnerai ici un exemple concret de ce que pourraient être ces plans de socialisation.

Les agriculteurs « capitalistes » (ceux des pays capitalistes développés) comme les agriculteurs « paysans » (en majorité au Sud) sont tous prisonniers en amont des monopoles qui leur fournissent les intrants et le crédit, en aval de ceux dont ils dépendent pour la transformation, le transport et la commercialisation de leurs produits. De ce fait ils ne disposent d’aucune autonomie réelle dans la prise de leurs « décisions ». De surcroit les gains de productivité qu’ils réalisent sont pompés par les monopoles qui les réduisent au statut de « sous-traitants » de fait. Quelle alternative ?

Il faudrait pour cela substituer aux monopoles concernés des institutions publiques dont une loi cadre fixerait le mode de constitution des directoires. Ceux-ci seraient constitués par des représentants : (i) des paysans (les intéressés principaux) ; (ii) des unités d’amont (usines de fabrication des intrants, banques) et d’aval (industries agro-alimentaires, chaînes de distribution) ; (iii) des consommateurs ; (iv) des pouvoirs locaux (intéressés par l’environnement naturel et social – écoles, hôpitaux, urbanisme et logements, transports) ; (v) de l’Etat (les citoyens). Les représentants des composantes énumérés ici seraient eux-mêmes choisis selon des procédures cohérentes avec leur mode propre de gestion socialisée, puisque par exemple les unités de production d’intrants seraient elles-mêmes gérées par des directoires composites associant les travailleurs directement employés par les unités concernées, ceux qui sont employés par des unités de sous-traitance, etc. On devrait concevoir ces constructions par des formules qui associent les cadres de gestion à chacun de ces niveaux, comme les centres de recherche scientifique et technologique indépendants et appropriés. On pourrait même concevoir une représentation des fournisseurs de capitaux (les « petits actionnaires ») hérités de la nationalisation, si on le juge utile.

Il s’agit donc de formules institutionnelles beaucoup plus complexes que ne le sont celles de « l’autogestion » ou de la « coopérative » telles que nous les connaissons. Il s’agit de formules à inventer qui permettraient l’exercice d’une démocratie authentique dans la gestion de l’économie, fondée sur la négociation ouverte entre les parties prenantes. Une formule qui associe donc systématiquement démocratisation de la société et progrès social, en contrepoint de la réalité capitaliste qui dissocie la démocratie – réduite à la gestion formelle de la politique – des conditions sociales – abandonnées à ce que le « marché », dominé par le capital des monopoles, produit. Alors et alors seulement on pourrait parler de transparence authentique des marchés, régulés dans ces formes institutionnalisées de la gestion socialisée.

L’exemple choisi pourrait paraître marginal dans les pays capitalistes développés du fait que les agriculteurs n’y représentent qu’une très faible proportion des travailleurs (3 à 7 %) Par contre cette question est centrale dans les pays du Sud dont la population rurale restera importante encore longtemps. Ici l’accès à la terre, qui doit être garanti à tous (avec la moindre inégalité possible dans cet accès) s’inscrit dans les principes fondamentaux de l’option en faveur d’une agriculture paysanne (je renvoie ici à mes développements plus fournis sur la question). Mais dire « agriculture paysanne » ne doit pas être compris comme synonyme d’« agriculture stagnante » (voire « réserve folklorique »). Et le progrès nécessaire de cette agriculture paysanne exige certaines « modernisations » (même si ce terme est impropre car il suggère immédiatement à beaucoup la modernisation par le capitalisme). Des intrants plus efficaces, des crédits, un écoulement convenable des productions sont nécessaires pour donner du sens à l’amélioration de la productivité du travail paysan. Les formules proposées poursuivent l’objectif de permettre cette modernisation par des moyens et dans un esprit « non capitalistes », c’est-à-dire s’inscrivant dans une perspective socialiste.

Evidemment l’exemple concret choisi ici n’est pas le seul dont il faudrait imaginer l’institutionnalisation. Les nationalisations/socialisations de la gestion des monopoles de l’industrie et des transports, celles des banques et des autres institutions financières devraient être imaginées dans le même esprit, mais en tenant compte pour la constitution de leurs directoires de la spécificité de leurs fonctions économiques et sociales. Encore une fois ces directoires devraient associer les travailleurs de l’entreprise et ceux des sous-traitants, les représentants des industries d’amont, les banques, les institutions de recherche, les consommateurs, les citoyens.

La nationalisation/socialisation des monopoles répond à une exigence fondamentale, qui constitue l’axe du défi auquel les travailleurs et les peuples sont confrontés dans le capitalisme contemporain des monopoles généralisés. Elle seule permet de mettre un terme à l’accumulation par dépossession qui commande la logique de la gestion de l’économie par les monopoles.

L’accumulation dominée par les monopoles ne peut en effet se reproduire qu’à la condition que l’aire soumise à la « gestion des marchés » soit en expansion continue. Celle-ci est obtenue par la privatisation à outrance des services publics (dépossession des citoyens), et de l’accès aux ressources naturelles (dépossession des peuples). La ponction que la rente des monopoles opère sur les revenus du capital des unités économiques « indépendantes » est elle-même une dépossession (de capitalistes !) par l’oligarchie financière.

2.- La dé-financiarisation : un monde sans Wall Street

La nationalisation/socialisation des monopoles abolit déjà par elle-même le principe de la « valeur actionnariale » imposé par la stratégie de l’accumulation au service de la rente des monopoles. Cet objectif est essentiel pour tout programme audacieux de sortie des ornières dans lesquelles la gestion de l’économie contemporaine est enlisée. Sa réalisation coupe l’herbe sous les pieds de la financiarisation de cette gestion. Revient-on par là même à cette fameuse « euthanasie des rentiers » préconisée par Keynes en son temps ? Pas nécessairement et encore moins intégralement. L’épargne peut être encouragée par une récompense financière, mais à condition d’en définir d’une manière précise les origines (épargne des ménages de travailleurs, des entreprises, des collectivités) et les conditions de leur rémunération. Le discours concernant l’épargne macroéconomique dans la théorie économique conventionnelle cache en réalité l’organisation de l’accès exclusif des monopoles au marché des capitaux. Sa prétendue « rémunération par les marchés » n’est alors rien d’autre que le moyen de garantir la croissance des rentes de monopoles.

Bien entendu la nationalisation/socialisation des monopoles implique celle des banques, au moins des majeures d’entre elles. Mais la socialisation de leur intervention (les « politiques de crédit ») comporte des spécificités qui imposent une conception adéquate dans la constitution de leurs directoires. La nationalisation au sens classique du terme impliquait seulement la substitution de l’Etat aux conseils d’administration formés par les actionnaires privés. Cela permettrait déjà, en principe, la mise en œuvre par les banques des politiques de crédit formulés par l’Etat ; et cela n’est déjà pas rien. Mais cela ne suffit certainement pas dès lors qu’on a pris conscience que la socialisation implique la participation directe dans la gestion bancaire des partenaires sociaux concernés. Bien entendu ici également « l’autogestion » – la gestion des banques par leur personnel – n’est pas la formule qui répond aux questions posées. Les personnels concernés doivent certes être associés aux décisions concernant leurs conditions de travail, mais guère plus, car ils n’ont rien à dire concernant les politiques de crédit à mettre en œuvre.

Si les directoires bancaires doivent associer les intérêts – conflictuels – de ceux qui fournissent les crédits (les banques) et de ceux qui les reçoivent (les « entreprises ») la formule est à penser concrètement en relation avec ce que sont ces dernières et ce qu’elles demandent. Une recomposition du système bancaire, trop centralisé surtout depuis que les régulations financières traditionnelles des deux siècles passés ont été abandonnées au cours des quatre dernières décennies, s’impose. Il y a là un argument fort pour justifier la reconstruction de spécialisations bancaires, selon les destinataires de leurs crédits et selon la fonction économique de ceux-ci (fourniture de liquidités à court terme, contribution au financement des investissements à moyen et long termes). On pourrait alors par exemple concevoir une « banque de l’agriculture » (ou un ensemble coordonné de banques de l’agriculture) dont la clientèle serait constituée non pas seulement par les agriculteurs et les paysans mais également par les unités d’intervention en amont et en aval de l’agriculture décrites plus haut. Son directoire associerait alors d’une part les « banquiers » (le personnel dirigeant de la banque, eux-mêmes choisis par le directoire) et d’autre part les clients (les agriculteurs ou les paysans, les unités d’amont et d’aval). On devrait imaginer d’autres ensembles bancaires articulés sur les secteurs industriels, dont les directoires associeraient les clientèles industrielles, les centres de recherche et de technologies, des services compétents dans le domaine du contrôle des effets écologiques des modes de production mis en œuvre, garantissant de ce fait le risque minimal (sachant bien qu’aucune action humaine ne comporte de risque zéro), objet lui-même de débats démocratiques transparents.

La dé-financiarisation de la gestion économique implique également deux séries de mesures législatives. Les premières concernent la suppression pure et simple des fonds de spéculation (hedge funds), dont un Etat souverain peut toujours interdire les opérations sur le territoire national. Les secondes concernent les Fonds de Pension, devenus d’ailleurs des opérateurs majeurs dans la financiarisation du système économique. Ces fonds ont été conçus – d’abord aux États-Unis bien entendu – pour transférer aux salariés les risques qui normalement sont encourus par le capital et constituent la raison même invoquée pour légitimer sa rémunération ! Il s’agit donc d’une opération scandaleuse, en contradiction manifeste avec le discours idéologique de défense du capitalisme ! Mais cette « invention » convient parfaitement au déploiement des stratégies de l’accumulation dominée par les monopoles. Leur abolition s’impose, au bénéfice de systèmes de retraites par répartition, qui, par leur nature même, permettent et imposent le débat démocratique pour la détermination des montants et durées de cotisation et des rapports entre les montants des pensions et les rémunérations salariales. Ces systèmes ont la vocation normale, dans une démocratie respectueuse des droits sociaux, à être généralisés à tous les travailleurs. Cependant, à la rigueur, et par souci de ne rien « interdire » qui soit souhaité par un groupe d’individus, des retraites complémentaires servis par des fonds de pension pourraient être autorisées.

L’ensemble des mesures de dé-financiarisation suggérées ici conduisent à une conclusion évidente : « un monde sans Wall Street », pour reprendre le titre du livre de François Morin, est possible et souhaitable.

Dans ce monde la vie économique demeure largement régulée par le « marché ». Mais il s’agit alors de marchés pour la première fois réellement transparents, régulés par la négociation démocratique d’authentiques partenaires sociaux (pour la première fois également ceux-ci ne sont plus des adversaires comme ils le sont nécessairement dans le capitalisme). Ce qui est aboli, c’est le « marché » financier – opaque par nature – soumis aux exigences de sa gestion au bénéfice des monopoles. On pourrait discuter davantage pour savoir s’il est utile ou non de « fermer les Bourses », les opérations de transfert éventuel des droits de propriété tant dans leurs formes privées que dans leurs formes sociales étant conduites « autrement », ou si l’on conserve des Bourses refondées à cette fin. Le symbole en tout cas – « un monde sans Wall Street » – conserve toute sa force.

La dé-financiarisation n’implique certainement pas l’abolition de la politique macroéconomique et en particulier celle de la gestion macro du crédit. Tout au contraire elle en rétablit l’efficacité en la libérant de sa soumission aux stratégies de maximisation de la rente des monopoles. La restauration des pouvoirs des banques centrales nationales, non plus « indépendantes » mais dépendantes à la fois de l’Etat et des marchés régulés par la négociation démocratique des partenaires sociaux, donne à la formulation de la politique macro de crédit toute son efficacité au service d’une gestion socialisée de l’économie.

3.- Au plan international : la déconnexion

Je reprendrai ici le terme de déconnexion que j’ai proposé il y a déjà un demi siècle, auquel la langue contemporaine semble substituer le synonyme de « dé-globalisation/dé-mondialisation ». Je rappelle que je n’ai jamais entendu par déconnexion un repli autarcique, mais une inversion stratégique dans la vision des rapports internes/externes, en réponse aux exigences incontournables d’un développement autocentré. La déconnexion favorise la reconstruction d’une mondialisation fondée sur la négociation, et non la soumission aux intérêts exclusifs des monopoles impérialistes. Elle favorise la réduction des inégalités internationales.

La déconnexion s’impose du fait que les mesures préconisées dans les deux sections qui précèdent ne pourront véritablement jamais être mises en œuvre à l’échelon mondial, ni même à celui d’ensembles régionaux (comme l’Europe). Elles ne peuvent être amorcées que dans le cadre des Etats/nations les plus avancés par l’ampleur et la radicalité des luttes sociales et politiques, s’assignant l’objectif de s’engager dans la voie de la socialisation de la gestion de leur économie.

L’impérialisme, dans les formes qui ont été les siennes jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, avait construit le contraste centres impérialistes industrialisés/périphéries dominées interdites d’industries. Les victoires des mouvements de libération nationale ont amorcé l’industrialisation des périphéries, à travers les mises en œuvre de politiques de déconnexion exigées par leur option en faveur d’un développement autocentré. Associées à des réformes sociales plus ou moins radicales, ces déconnexions ont créé les conditions de « l’émergence » ultérieure de ceux de ces pays qui étaient allé le plus loin dans cette voie, la Chine en tête du peloton bien entendu. Cependant l’impérialisme de la triade, contraint de reculer et de « s’ajuster » aux conditions de cette époque révolue, s’est reconstruit sur des bases nouvelles, fondées sur des « avantages » dont il entend garder le privilège de l’exclusivité et que j’ai classés dans cinq rubriques : le contrôle des technologies de pointe, de l’accès aux ressources naturelles de la planète, du système monétaire et financier intégré à l’échelle mondiale, des systèmes de communication et d’information, des armements de destruction massive.

La forme principale de la déconnexion aujourd’hui se définit alors précisément par la remise en cause de ces cinq privilèges de l’impérialisme contemporain. Les pays émergents sont engagés sur cette voie, avec plus ou moins de détermination évidemment. Certes leur succès antérieur lui-même leur a permis, au cours des deux dernières décennies, d’accélérer leur développement, industriel en particulier, dans le système mondialisé « libéral » et par des moyens « capitalistes » ; et ce succès a alimenté des illusions concernant la possibilité de poursuite dans cette voie, autrement dit de se construire comme de nouveaux « partenaires capitalistes égaux ». La tentative de « coopter » les plus prestigieux de ces pays par la création du G 20 a encouragé ces illusions. Mais avec l’implosion en cours du système impérialiste (qualifié de « mondialisation ») ces illusions sont appelées à se dissiper. Le conflit entre les puissances impérialistes de la triade et les pays émergents est déjà visible, et est appelé à s’aggraver. Si elles veulent aller de l’avant les sociétés des pays émergents seront contraintes de se tourner davantage vers des modes de développement autocentrés tant aux plans nationaux que par le renforcement des coopérations Sud-Sud. L’audace consiste ici à s’engager avec fermeté et cohérence dans cette voie, en associant les mesures de déconnexion qu’elle implique à des avancées sociales progressistes.

L’objectif de cette radicalisation est triple et associe la démocratisation de la société, le progrès social et des postures anti-impérialistes conséquentes. Un engagement dans cette voie est possible, non pas seulement dans les sociétés des pays émergents, mais également dans les « laissés pour compte » du grand Sud. Ces pays avaient été véritablement recolonisés à travers les programmes d’ajustement structurel des années 1980. Leurs peuples sont désormais en révolte ouverte, qu’ils aient déjà marqué des points (en Amérique du Sud) ou pas encore (dans le monde arabe). L’audace consiste ici pour les gauches radicales dans les sociétés en question de prendre la mesure du défi et de soutenir la poursuite et la radicalisation nécessaire des luttes en cours.

La déconnexion des pays du Sud prépare la déconstruction du système impérialiste en place. La chose est particulièrement visible dans les domaines concernés par la gestion du système monétaire et financier mondialisé, comme il l’est par l’hégémonie du dollar. Mais attention : il est illusoire de penser pouvoir substituer à ce système un « autre système monétaire et financier mondial » mieux équilibré et plus favorable au développement des périphéries. Comme toujours la recherche d’un « consensus » international permettant cette reconstruction par en haut relève des vœux pieux et de l’attente du miracle. Ce qui est à l’ordre du jour c’est la déconstruction du système en place – son implosion – et la reconstruction de systèmes alternatifs nationaux (pour les pays continents) ou régionaux, comme certains projets de l’Amérique du Sud en amorcent la construction. L’audace consiste ici à aller de l’avant avec la plus grande résolution possible, sans trop s’inquiéter des ripostes de l’impérialisme aux abois.

Cette même problématique de la déconnexion/déconstruction concerne l’Europe, mise en place comme sous-ensemble de la mondialisation dominée par les monopoles. Le projet européen a été pensé dès l’origine et construit systématiquement pour déposséder les peuples concernés des moyens d’exercer leur pouvoir démocratique. L’Union européenne a été placée dans un régime de protectorat exercé par les monopoles. Avec l’implosion de la zone euro cette soumission qui abolit la démocratie réduite au statut de farce prend des allures extrêmes : comment les « marchés » (c’est-à-dire les monopoles) et les « agences de notation » (c’est-à-dire encore les monopoles) réagissent-ils ? Voilà la seule question désormais posée. Comment les peuples pourraient réagir ne fait plus l’objet de la moindre considération.

Il est alors évident qu’il n’y a pas ici non plus d’alternative à l’audace : « désobéir » aux règles imposées par la « Constitution européenne », comme par la fausse Banque centrale de l’euro. Autrement dit déconstruire les institutions de l’Europe et de la zone euro. Telle est la condition incontournable pour la reconstruction ultérieure d’une « autre Europe » (des peuples et des nations).

En conclusion : de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace

Ce que j’ai entendu par audace c’est donc :

(i) Pour les gauches radicales dans les sociétés de la triade impérialiste l’engagement dans la construction d’un bloc social alternatif anti-monopoles.

(ii) Pour les gauches radicales dans les sociétés des périphéries l’engament dans la construction d’un bloc social alternatif anti-compradore.

Des avancées dans ces constructions, qui prendront leur temps, mais pourraient fort bien s’accélérer dés lors que la gauche radicale en amorcerait avec détermination le mouvement, s’inscrivent nécessairement comme des avancées sur la longue route du socialisme. Il s’agit donc de propositions de stratégies non pas de « sortie de la crise du capitalisme », mais de « sortie du capitalisme en crise » pour reprendre le titre d’un de mes ouvrages récents.

Nous sommes dans une période cruciale de l’Histoire. La seule légitimité du capitalisme est d’avoir créé les conditions de son dépassement socialiste, entendu comme une étape supérieure de la civilisation. Le capitalisme est désormais un système obsolète, dont la poursuite du déploiement ne produit plus que la barbarie ; et il n’y a plus d’autre capitalisme possible. L’issue de ce conflit de civilisation est incertain, comme toujours. Ou bien les gauches radicales parviendront, par l’audace de leurs initiatives, à arracher des avancées révolutionnaires, ou bien la contre-révolution l’emportera. Il n’y a pas de compromis durable entre ces deux réponses au défi.

Toutes les stratégies des gauches non-radicales ne sont en fait que des non-stratégies, c’est-à-dire des ajustements au jour le jour aux vicissitudes du système en implosion. Et si les pouvoirs en place veulent, comme le Guépard, « tout changer afin que rien ne change », les candidats de la gauche non-radicale croient possible de « changer la vie sans toucher aux pouvoirs des monopoles » ! Les gauches non-radicales n’arrêteront pas le triomphe de la barbarie capitaliste. Elles ont déjà perdu la bataille, faute de vouloir la livrer.

De l’audace : il faut pour faire coïncider l’automne du capitalisme, annoncé par l’implosion de son système, avec un authentique printemps des peuples, devenu possible.

Références :

 Samir Amin, Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise, Le temps des cerises, 2009.
 Samir Amin, Du capitalisme à la civilisation, Syllepse, 2008.
 Aurélien Bernier, Désobéissons à l’Union Européenne, Mille et une nuits, 2011.
 François Morin, Un monde sans Wall Street, Le seuil, 2011.
 Jacques Nikonoff, Sortons de l’euro !, Mille et une nuits, 2011.

Mots-clés : Edition du 2011-12-20

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...