Édition du 19 novembre 2024

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Afrique

De Serval à Barkhane : le bilan confisqué de dix ans d’interventions militaires au Sahel

La France a annoncé en juin 2024 l’allègement du dispositif de pré-positionnement de ses armées en Afrique subsaharienne : les effectifs seront réduits à environ 300 hommes au Tchad et une centaine dans chacune des bases existant au Gabon, au Sénégal et en Côte d’Ivoire. À sa manière, cette décision entérine l’échec de dix ans d’interventions militaires au Sahel.

Tiré d’Afrique en lutte.

Le bilan complet et officiel des opérations Serval et Barkhane reste néanmoins à dresser. Cette question a nourri les débats d’un colloque qui a été organisé en avril par l’Institut Pour la Paix à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Le déni de l’échec

L’échec de l’opération Barkhane est incontestable si l’on en juge par l’activité des groupes djihadistes au Sahel et l’arrivée au pouvoir de putschistes au Niger, au Mali et au Burkina Faso.

En France, les autorités gouvernementales, militaires et parlementaires refusent cependant de le reconnaître. Dans une interview accordée au Point le 23 août 2023, Emmanuel Macron proclamait ainsi le « succès » des interventions militaires françaises au Sahel :

  • « Si l’on prend de la hauteur, la France a eu raison de s’engager au côté d’États africains pour lutter contre le terrorisme… Si nous ne nous étions pas engagés, avec les opérations Serval puis Barkhane, il n’y aurait, sans doute, plus de Mali, plus de Burkina Faso, je ne suis même pas sûr qu’il y aurait encore le Niger ».

Quelques jours plus tôt, le 7 août 2023, le ministre des Armées Sébastien Lecornu réfutait également l’idée d’un échec de Barkhane, estimant que « c’est une faute de dire cela ».

Du fait de leur devoir de réserve, les militaires français ont été moins prolixes à ce sujet. La plupart de ceux qui se sont exprimés en public n’en ont pas moins conclu à un « bilan globalement positif ».

« Les opérations Serval puis Barkhane, soutenait par exemple l’un d’entre eux, ont rempli la mission qui leur était fixée ». Au Mali, en 2013, les soldats français auraient évité que les djihadistes du nord s’emparent de la capitale Bamako, et ils auraient ensuite permis aux casques bleus des Nations unies de se déployer à l’intérieur du pays, même si les troupes de Serval n’étaient en fait pas présentes dans les régions du centre qui allaient devenir un haut lieu de l’activité des groupes insurrectionnels.

Même ceux qui s’essayent à l’auto-critique ne dépassent pas les enseignements déjà soulignés à propos de l’usage de la force en Afghanistan (excès d’optimisme et défaut d’anticipation de l’après-crise, méconnaissance des réalités locales et défaut de coordination avec les secteurs diplomatiques et humanitaires, etc.)

L’absence de critiques du Parlement

Depuis Paris, les parlementaires, quant à eux, ont été fort peu critiques.

Bien qu’il s’agisse de la plus grosse intervention outre-mer de l’armée française depuis la guerre d’Algérie, les opérations Serval puis Barkhane n’ont fait l’objet que de deux rapports lénifiants, publiés en 2013 et en 2021, qui visaient surtout à accorder un quitus à l’Élysée.

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Le principe d’un engagement militaire dans la lutte contre le terrorisme au Sahel n’a jamais été remis en cause, contrairement aux conclusions de la commission présidée par l’historien Vincent Duclert, qui a pointé la « faillite de l’analyse » et « l’aveuglement » des décideurs à l’origine de l’opération Turquoise pendant le génocide rwandais de 1994.

Il a finalement fallu attendre jusqu’en 2023 pour qu’un rapport admette timidement « l’échec de la lutte contre le terrorisme au Sahel ». Encore ce constat était-il aussitôt tempéré par l’affirmation que les responsabilités étaient aussi celles « des dirigeants africains eux-mêmes ». Le contraste n’en est que plus saisissant avec les parlementaires britanniques qui ne se sont pas privés d’épingler les gouvernements de Tony Blair puis David Cameron pour avoir entraîné leur pays dans des guerres inutiles et dispendieuses en Irak en 2003 puis en Libye en 2011 sur la base de « postulats erronés » et d’une « compréhension incomplète de la situation ».

Ainsi, malgré la réforme de 2008, qui leur permet de se prononcer sur une intervention militaire lorsqu’elle se prolonge au-delà de quatre mois, les députés n’ont jamais mis fin à une opération.

Le 22 avril 2013, lorsqu’ils ont dû se prononcer sur l’autorisation de prolongation de l’intervention française au Mali, sur les 342 suffrages exprimés, aucun vote « contre » n’a été enregistré. Aucun groupe parlementaire n’a exprimé d’opposition de fond. Les arguments sécuritaires (il faut, ou plutôt il fallait, intervenir pour soutenir un « État failli », et faire face à une situation d’instabilité politique engendrant un risque de propagation) font autant consensus que les arguments idéologiques (responsabilité, morale ou historique, de la France ; crédibilité sur la scène internationale ; maintien du rang). Les réticences, sur la forme, du Groupe de la gauche démocratique et républicaine (GDR), se sont traduites par l’abstention lors du scrutin.

Faut-il encore une fois le rappeler ? Aucun des groupes que l’armée française a combattus au Sahel n’a jamais commis d’attentats outre-mer. Du point de vue de l’intérêt national et de la lutte contre le terrorisme, les opérations Serval et Barkhane relevaient donc d’une guerre préventive, quitte à exacerber le ressentiment des insurgés et leur envie de se venger par des attaques sur le sol métropolitain. En 2013, le caractère global de la menace djihadiste avait été très manifestement exagéré. Plus de dix ans après, il convient en conséquence de remettre en perspective les déclarations triomphales de l’Élysée selon lesquelles les troupes de Serval puis de Barkhane auraient « empêché la création de califats à quelques milliers de kilomètres de nos frontières », fait « reculer les groupes terroristes au Sahel », sauvé « des milliers de vies sur place » et protégé les Français « des menaces d’attentats sur [leur] sol ».

Les raisons d’un déni de réalité

Peu de chefs d’État reconnaissent publiquement leurs erreurs stratégiques. La France ne fait pas exception. D’autres raisons expliquent cependant le déni de réalité de l’exécutif et de son entourage.

En effet, le continent africain demeure la dernière terre d’élection et d’exaltation de ce qu’il reste d’une puissance moyenne. La grandeur et les obligations historiques de la France vis-à-vis de ses anciennes colonies sont donc invoquées pour contrer les analyses par trop défaitistes d’intellectuels parfois soupçonnés de sympathies « islamo-gauchistes », voire d’indulgence pour les terroristes. L’argument fatal est qu’après tout, les autres ont fait pire. Ainsi, ces opérations ont été beaucoup moins onéreuses et mortifères pour les civils que les interventions militaires des États-Unis en Afghanistan. Le retrait des troupes françaises du Sahel a beau avoir été humiliant, il n’a en rien été comparable à la débâcle de l’armée américaine à Kaboul lorsque les talibans ont repris le pouvoir en 2021.

Moins frontaux dans leur déni, les officiers supérieurs continuent quant à eux d’insister sur le bilan positif des premiers mois de l’opération Serval, véritable vitrine d’un art français de faire la guerre. Elle a notamment témoigné des mérites d’une chaîne décisionnelle courte, des avantages d’un pré-positionnement des troupes en Afrique et d’une grande agilité logistique pour surprendre et devancer l’ennemi dans des temps très courts grâce à la mise en place d’un pont aérien articulé à des moyens aéroterrestres. Selon la formule consacrée par les chefs de Serval et Barkhane, l’armée française aurait ainsi remporté de francs « succès tactiques » et elle ne serait pas responsable de l’absence de vision politico-stratégique à long terme.

Traduction brutale : à défaut de vaincre les organisations djihadistes au Sahel, les armées auraient au moins réussi à exécuter leurs principaux dirigeants. Les contradictions du recours aux assassinats ciblés sont pourtant pointées par la doctrine française de la contre-insurrection édictée en 2013, qui souligne que les stratégies d’attrition sont contreproductives car « la base populaire dont disposent les insurgés leur fournit un réservoir de ressources humaines quasi inépuisable ».

De plus, on peut se demander pourquoi l’état-major a décidé d’engager tant de forces terrestres alors que 80 % des pertes infligées aux djihadistes ont été le résultat d’attaques menées par avion, par hélicoptère ou par drone. En réalité, il s’agissait d’un combat sans fin et d’une guerre ingagnable face à un ennemi insaisissable et invisible. Pour reprendre une expression souvent utilisée par les Américains en Afghanistan, les militaires français n’ont fait que « tondre la pelouse » en attendant que la « chienlit » repousse, toujours plus fournie.

Sur le plan stratégique, l’armée tricolore aurait pourtant pu se retirer dignement de la zone au moment de l’élection du président malien Ibrahim Boubacar Keïta en 2013, ou bien encore après l’élimination des chefs djihadistes Abdelmalek Droukdel en 2020 puis Adnan Abou Walid al-Saharaoui en 2021. Au lieu de cela, l’Élysée s’est entêté jusqu’au bout et a dû se résoudre à des départs précipités, sous la contrainte et à la demande expresse de putschistes de plus en plus hostiles aux interférences de l’ancienne puissance coloniale.

La faute des autres

Il est plus facile de mettre la perte d’influence de la France au Sahel sur le compte de la propagande russe ou salafiste. Les autorités ne manquent pas non plus de souligner les défaillances des partenaires européens, qui n’ont pas voulu accompagner les opérations Serval puis Barkhane à la hauteur des moyens demandés. Enfin et surtout, elles insistent à présent sur l’incurie des gouvernements de la zone, un argument qui, rétrospectivement, semble d’autant plus curieux que la faiblesse des États sahéliens avait justement été invoquée pour justifier le déclenchement de l’opération Serval.

Reste à savoir dans quelle mesure l’échec de Barkhane va constituer une rupture, quoi qu’il en soit par ailleurs des récits de l’Élysée sur le « succès » de ses engagements dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Le gouvernement dit maintenant vouloir alléger son dispositif militaire au sud du Sahara. Mais la réduction des effectifs de l’armée française sur le continent est une tendance lourde. Au moment des indépendances, déjà, ils étaient passés de 60 000 hommes en 1960 à moins de 7 000 en 1965, certes en grande partie du fait que les personnels africains avaient été intégrés dans les jeunes armées nationales. Plus de soixante après, les militaires français sont toujours présents en Afrique et ne semblent pas prêts à renoncer au principe de bases permanentes qui doivent leur permettre de continuer à s’entraîner et de rester aguerris après leur départ de l’Afghanistan puis du Mali, du Burkina Faso et du Niger.

Ajoutons à cela que le fiasco de l’opération Turquoise au moment du génocide rwandais de 1994 n’a nullement empêché le montage de l’opération Barkhane vingt ans plus tard. Aujourd’hui, rien ne démontre que l’Élysée ait réellement tiré les leçons de ses échecs si l’on en juge par la poursuite des coopérations militaires avec le Gabon, le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, tous d’anciennes colonies. Le mot de la fin, à cet égard, revient certainement à ce général qui, récemment encore, vantait les mérites des formations proposées par l’armée française, « comme nous l’avons fait à Barkhane ».

Grégory Daho, Maître de Conférences en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherches, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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