Cet acte intervient 11 jours après les sinistres attentats du vendredi 13 novembre à Paris qui avait déjà fortement ébranlé les Tunisiens et Tunisiennes :
• beaucoup d’entre eux ont, en effet, au moins un proche en France ; deux Tunisiennes – Halima Ben Khalifa Saadi, 35 ans et Hodda Ben Khalifa Saadi, 34 ans – ont été « fauchées » sur la terrasse du café-restaurant le Belle-Equipe ;
• le même jour, dans une région pauvre de l’intérieur de la Tunisie, un jeune berger [Marouk Soltani, 16 ans] était décapité de façon particulièrement atroce par les djihadistes [le groupe djihadiste, se présentant comme Jund al-Khilafa : Soldats du califat, a revendiqué le meurtre au nom de Daech].
Le massacre du 24 novembre intervient dans une période où le mouvement social était en plein essor après plusieurs années de recul et de déceptions. En effet, depuis un an, les luttes ont repris et se situaient à un niveau rarement atteint. Par exemple, le bassin minier de Gafsa a été bloqué par des jeunes chômeurs revendiquant un emploi. Des luttes résolues ont eu lieu dans le secteur public pour mettre un terme à la dégradation continuelle du pouvoir d’achat.
Une série d’avancées avaient été arrachées dans les salarié·e·s du public et, dans la foulée, l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) avait programmé dans le secteur privé un cycle national de grèves régionales entre le 19 novembre et le 1er décembre 2015.
La première étape a eu lieu le 19 novembre avec une grève, suivie à quelque 90 %, dans les 164 plus grandes entreprises privées de la région de Sfax. Les grévistes avaient reçu le renfort de salarié·e·s du public ayant débrayé en solidarité. Le rassemblement et la manifestation ont connu une participation comparable à la grève générale régionale ayant précédé la chute de Ben Ali, en janvier 2011.
Coïncidence du calendrier ou intention délibérée, la seconde étape du cycle de grèves dans le privé devait normalement avoir lieu dans le Grand Tunis le 25 novembre. Mais suite à l’attentat survenu la veille, vers 17h, l’UGTT a reporté cette grève et les suivantes.
Dès le 24 novembre au soir, le pouvoir a par ailleurs réinstauré l’état d’urgence qu’il avait été contraint de lever suite aux mobilisations de début septembre 2015 contre le projet de loi de blanchiment des corrompus de l’ancien régime.
Cette chape de plomb sécuritaire a même été renforcée avec l’instauration du couvre-feu de 21h à 5h du matin dans la région de Tunis. Comme le font Hollande et Valls en France, le pouvoir tunisien utilise les menées terroristes pour entamer les droits démocratiques. [En avril 2015, lors de la « visite d’Etat » de Beji Caïd Essebsi en France, la « coopération » franco-tunisienne dans le domaine de la sécurité était un des thèmes à l’ordre du jour.]
Il est trop tôt pour prévoir l’effet de cette situation sur les mobilisations sociales en cours.
Néanmoins, certains signes montrent que la population n’est pas prête à se laisser intimider par la terreur djihadiste et les chantages du pouvoir. Les amoureux du cinéma – et notamment beaucoup de jeunes – se sont rendus en masse, dès le 25 novembre, pour assister aux projections organisées à Tunis dans le cadre du très populaire festival cinématographique annuel. Les organisateurs avaient refusé de l’annuler malgré les pressions du pouvoir. Par ailleurs, profitant du retour du soleil, les terrasses des cafés avaient retrouvé à peu près leur animation habituelle.
Malgré l’état d’urgence, le rassemblement hebdomadaire du mercredi pour exiger la vérité et la justice sur les assassinats de Chokri Belaïd [6 février 2013] et de Mohamed Brahmi [25 juillet 2013] a été maintenu par les organisateurs le 25 novembre. Les participant·e·s se sont rendus en cortège jusqu’au lieu où avait eu lieu l’attentat la veille, soit sur l’avenue Mohamed-V, l’un des grands axes de la capitale tunisienne, non loin du ministère de l’Intérieur. (Tunis, 26 novembre 2015)
[1] Pour rappel, Daech avait déjà revendiqué l’attentat, le 18 mars 2015, au musée du Bardo à Tunis (22 victimes, dont quatre touristes français) et celui perpétré, le 26 juin 2015, dans la station balnéaire de Port El-Kantaoui, près de Sousse, 39 victimes. (Rédaction A l’Encontre)
Témoignage de Nessim Soltani, cousin du martyr Mabrouk Soltani
https://www.youtube.com/watch?v=-kxuIolboIc
Vidéo sous-titrée français. Texte complet de l’entretien ci-dessous
Le jour où cette décapitation s’est passée, vous vous attendiez à cela ? La montagne, vous saviez déjà que c’était une zone non sécurisée ?
Nessim Soltani : Oui, nous le savions. Tout d’abord, je voudrais vous remercier pour l’invitation et je remercie l’équipe de Nessma, elle a été solidaire et s’est chargée de tout.
Mais, nous ne nous attendions pas à ça, et nous nous y attendions.
Comment cela ?
Parce que la montagne, on connaît. Je crois même que toute la Tunisie était au courant, on l’a filmée et on a tout vu. Nous avons reçu des menaces des terroristes. Mabrouk, pendant [le mois de Ramadan, avait rencontré le terrorisme [1] à la montagne.
Ça veut dire que le martyr vous l’avait raconté, vous a dit…
Exactement [2], il avait rencontré le groupe auparavant… Je vais vous dire pourquoi nous ne l’avons pas déclaré [aux autorités].
Allez-y !
Mabrouk était à la montagne, il était allé faire paître les moutons quand quelqu’un est venu le voir, il avait plein de couteaux, plein d’explosifs, plein d’armes. C’était un Tunisien ! Un petit jeune ! Et le reste du groupe était resté en haut à contrôler, ils étaient une vingtaine. Et l’Etat savait que le terrorisme existait dans la montagne.
C’était quand, Nessim ?
Pendant [le mois de] Ramadan.
Ce Ramadan-ci ?
Oui, l’Etat était au courant qu’il y avait le terrorisme dans la montagne. Ils lui ont dit : « Nous savons où tu habites, nous connaissons toutes les familles. Nous ne visons pas le citoyen, nous visons l’armée et [les agents de] la sécurité en général. Nous ne visons pas le citoyen !
Ils ont voulu l’acheter, à ce moment-là. Ils ont voulu le rassurer, en lui disant que c’était normal qu’il veuille aller dans la montagne. Le terroriste lui a dit : « Si nous voulions contrôler la montagne, nous l’aurions minée de bout en bout. De Taghout à Aïn Jaffel. Nous aurions fait exploser quiconque qui y mettrait les pieds ». Cela veut dire qu’ils pouvaient faire cette opération…
Ça, c’était dans la conversation qu’ils ont eue avec le martyr Mabrouk au mois de Ramadan ?
Au mois de Ramadan.
C’était lui qui vous a raconté cela ?
Oui ! Ils lui ont dit exactement cela. Ils ont voulu l’acheter. Et ils sont capables de nous acheter tous, nous les jeunes de la région, les jeunes marginalisés, les jeunes analphabètes. Des jeunes qui ne savent même pas comment parler. Des jeunes chômeurs. J’ai arrêté l’école quand j’avais 16 ans. Mon père s’est fait opérer. A cause des difficultés financières, nous vivons à un degré de pauvreté en dessous de zéro, peut-être à 30 degrés en dessous de zéro… une pauvreté ! Une pauvreté ! Une pauvreté ! Nous mangeons des herbes ! Nous mangeons du cardon épineux ! nous mangeons les feuilles de mauve que ma mère nettoie et prépare pour que je la mange…
Les choses les plus simples, l’eau ! l’eau ! l’eau que nous ramenons de la montagne. Mais puisque le terrorisme est dans la montagne maintenant, où se procurer l’eau que je vais boire ?
Moi, je vais mourir, soit de soif, soit de faim, soit du terrorisme !
Je suis devant le fait accompli ! Toute la région ! Toute la région est devant le fait accompli ! Nous sommes menacés à tout instant, et ça continue ! ça continue !
Pourquoi nous n’avons pas averti l’armée pendant le Ramadan ? Pourquoi nous ne l’avons pas dit à la police ? Parce que nous avons peur !
Si l’hélicoptère de l’armée avait été là par hasard le jour où Mabrouk a été pris au mois de Ramadan, (même si ce n’était pas Mabrouk qui l’avait averti, qu’il repose en paix), toute la tribu aurait été massacrée. La tribu des Slatniya serait morte ce soir-là ! Ils lui ont dit : « si l’hélicoptère arrive jusqu’ici, si nous entendons ne serait-ce que les pas de la police dans la montagne, ce soir tu mourras. »
Cela veut dire qu’il était leur cible depuis longtemps. Nous sommes tous visés aujourd’hui !
Votre tribu compte combien de personnes ? Il y a combien d’habitants là-bas ?
A peu près 200 personnes, 300 personnes, peut-être… on habite dans des zones séparées…
Quel est le service de l’Etat le plus proche [de votre village] ? Un dispensaire ? Une école ? Quoi exactement ? Quelles sont les institutions de l’Etat ? Quels sont les bâtiments sur lesquels on voit flotter le drapeau [national] ?
J’ai 20 ans, je n’ai jamais vu de responsable en visite dans la région. Je n’ai jamais rencontré de responsable. La nation [la patrie] je ne la connais que sur la carte d’identité !
Nation ! Nation ! Nation ! Nation ! Nation ! Moi je ne connais la Nation que sur la carte d’identité nationale !
Vous avez participé aux élections ?
Nous ne votons pas ! Parce que personne ne vient nous voir ! Je ne sais pas comment voter ! je suis un jeune de vingt ans, je ne sais pas comment voter A aucun moment on ne m’a demandé d’aller voter ! A aucun moment on m’a dit viens pour voter ! Je n’ai jamais vu de responsable qui serait venu me dire « vote pour moi ! »…
Je n’ai pas voté, nous tous, nous n’avons pas voté !
Et d’un point de vue plus basique, nous n’avons pas de route. Si quelqu’un se fait piquer par un scorpion, il meurt !
Le centre médical le plus proche, c’est où ?
Dans une autre commune, Zoghmat, à peu près à 10 kilomètres.
Nous n’avons pas de route nous, les voitures ne peuvent pas monter jusqu’à chez nous. Lorsque nous allons faire des courses au marché hebdomadaire, nous nous devons nous déplacer à environ 10 kilomètres. Le sac de semoule, c’est sur mon dos que je le ramène à la maison, moi !
Que tous ceux qui m’écoutent m’excusent d’utiliser l’expression « si quelqu’un a un âne » [3], mais celui qui possède un âne, va l’utiliser pour ramener ce qu’il a acheté, et celui qui n’en a pas ramené le tout sur son dos… Chez nous, lorsqu’une femme accouche, elle peut mourir… Il y en a qui meurent, parce qu’elles n’ont pas d’argent pour payer les frais entraînés pour accoucher de ce bébé qui était là dans son ventre. Et il y a aussi des bébés qui meurent [avant qu’ils naissent], à cause de ces bidons d’eau que la femme porte sur son dos. Chercher de l’eau pour boire… à quel Etat appartenons-nous ? (…).
J’ai quitté l’école à 16 ans. Mon père m’a fait quitter l’école pour aller travailler dans la construction. Un jour avec et un jour sans !
Je ne suis pas rentré chez moi pour l’Aïd El Kébir [24 septembre 2015] ! J’avais envoyé l’argent pour que mon père puisse payer les études de [mes frères et sœurs]. Et je suis resté coincé ici car j’ai connu 10 jours de chômage, avant l’Aïd. Résultat, j’ai passé l’Aïd ici à Tunis…
Tous les jeunes connaissent le chômage ! On marche, on marche, puis on s’assoit au pied d’un mur, pour que quelqu’un vienne nous voir et nous appelle : « Allez ! tu viens travailler ! ». Parfois, il vient, et parfois il ne vient pas ! On est assis et piétinés par les élèves ! (…)
Je ne suis pas en train de vivre pour moi-même ! Je ne pense pas à construire [mon avenir], et travailler enfin ! [Je vis] pour nourrir ma sœur et assurer ses études, pour nourrir mon père et je n’y arrive pas, je n’arrive pas à lui assurer ses études. Et je n’arrive pas à nourrir ma mère, nous sommes privés des choses les plus élémentaires ! Les choses les plus basiques ! Les choses les plus basiques tellement basiques, basiques, basiques à un degré inimaginable !… basiques à un degré inimaginable !…
Retournons à notre sujet ! Pourquoi Mabrouk est mort ?
Parce qu’il est obligé d’aller à la montagne ! C’est son gagne-pain !
Moi, je ramène l’eau de la montagne, et aujourd’hui dans la montagne il y a le terrorisme. Où trouver maintenant l’eau pour boire ? Le bois avec lequel ma mère fait cuire le pain, il vient de la montagne !
Le terrorisme est dans la montagne aujourd’hui, d’où est-ce que je vais ramener le bois pour manger du pain ? D’où est-ce que je ramène du bois pour manger du pain ?
L’eau à boire ! Il y a à côté de notre village un lac de montagne plein de cadavres d’animaux ! Est-ce qu’on en boit ?
Qui pourrait accepter de ne pas avoir de sanitaires ? Qui pourrait accepter de ne pas avoir de sanitaires ? Quand il fait froid, et tout ? Il faut aller dans les buissons, dans un endroit désert.
Monsieur Moncef Marzouki [ex-président jusqu’en fin 2014 ; a lancé en 2015 le Mouvement du peuple des citoyens] est venu me dire aujourd’hui « Je ne peux rien pour vous ! »
Ça veut dire quoi « je ne peux rien pour vous ! » ? C’est quoi tous ces garde-corps qui vous suivent partout ? Moi j’ai besoin de sécurité ! J’ai besoin de sécurité ! Et je suis avec [les services de] sécurité et avec l’armée !
Quoi C’est sur le compte de qui que tu perçois ton salaire actuellement ? Tu viens me voir et tu me dis « je ne peux rien pour toi ! Pourquoi es-tu venu ? Que veux dire que tu ne peux rien pour moi ?
On ne joue pas avec une tête humaine… la presse a utilisé la tête d’un humain pour la prendre en photo ! Ce n’est pas la tête d’un mouton ! Ce n’est pas la tête d’un mouton ! Ce n’est pas la tête d’un mouton !…
Que veut dire être chômeur ? Nous avons réfléchi. Je ne peux plus aller travailler, nous tous ne pouvons plus aller travailler ! Nous ne pouvons plus aller à Tunis ou à Sfax pour travailler !
Je laisse ma mère aller faire paître les moutons et je vais travailler… pour subvenir aux besoins de mes frères et sœurs, leurs livres, leurs cahiers, et je n’y arrive pas souvent, j’achète seulement les cahiers et c’est tout !
L’instituteur les frappe, le professeur les vire et ils sont exclus de la classe, et il les bat, les bat, les bat, les bat. Parce qu’ils n’ont pas de livre, ils n’en ont pas, ils partagent les livres avec leurs camarades, ils demandent un livre… ça veut dire une situation misérable ! Misérable ! Misérable !
Une pauvreté ! Une pauvreté ! Une pauvreté ! Une pauvreté ! Une pauvreté !
Et nous avons foi en Dieu ! Je n’ai pas confiance, pas confiance ! Maintenant, la confiance est presque finie, c’est-à-dire je n’ai plus confiance, plus jamais ! J’ai confiance en Dieu ! La confiance en Dieu !
Ma tante vit aujourd’hui dans un état psychique mauvais [4], mauvais, mauvais à un degré tel ! Mauvais, mauvais. Elle a de l’hypertension, l’hépatite, le diabète, elle souffre de plusieurs maladies. Et voilà que son fils arrive maculé de sang, plein du sang de… Mabrouk. Elle touche son fils et elle le trouve barbouillé de sang ! Comment voulez-vous qu’elle réagisse ? Qui peut vivre cette situation, la tête d’un humain, qui bouge contre ton dos ?
Mais quel Etat ? Où sont les responsables, où ?
Quand ? À quel moment ils vont venir me voir, moi ? À quel moment ils vont nous voir ?
Le terrorisme est capable de nous acheter ! Il est capable de nous acheter !
Mais nous faisons tout pour ne pas le laisser nous acheter ! Nous ne laisserons pas le terrorisme et ses groupes proliférer, nous ne les laisserons pas !
Le terrorisme est capable de nous acheter, il peut nous tenter avec l’argent et acheter les jeunes !
Acheter tous les jeunes de la région de Slatniya ! Il est capable de les acheter, il les tente avec l’argent et il les achète. Et il leur fait un lavage de cerveau et ils deviennent terroristes ! Pourquoi ? Pourquoi ?
Et nous devons fournir un accompagnement spécial pour ces deux familles, surtout ces deux familles : la famille de Chokri Soltani et la famille de Mabrouk Soltani.
Parce que la famille de Chokri Soltani vit maintenant une situation misérable. Une situation insupportable ! Premièrement, la pauvreté. Combien de temps pourra-t-il la supporter ? Combien de temps pourra-t-il la supporter ? Combien de temps allons-nous la supporter ? Combien de temps ?
Les choses les plus simples, nous ne les avons pas ! Les choses les plus simples !
Tous les jeunes vont être au chômage maintenant ! Je vous jure que je pense que nous allons monter seuls à la montagne du terrorisme ! Et c’est ce que nous avons fait ! Nous sommes montés et nous avons ramené tout seuls le cadavre ! Il avait été abandonné vingt-quatre heures dans la montagne ! Il avait été abandonné vingt-quatre heures dans la montagne !
Des emplois pour les jeunes de la région !Des emplois pour les jeunes de la région !
Des emplois dans l’armée pour les jeunes de la région, faites-leur une caserne ! Avant nous avions une caserne dans la montagne et il y avait des soldats, on l’a démolie !
Pourquoi tu l’as démolie ? Construis-en une autre et renforce-la ! Renforce-la !
Renforce-la ! Renforce-la pour qu’ils restent dans la montagne !
T’es qui quand tu t’enfuis devant le terrorisme ? Qu’est-ce qu’une armée qui s’enfuit devant le terrorisme ?
Nous sommes de son côté [l’armée] !Recrutez les jeunes de la région !
Construisez-leur une caserne et ils vont y rester ! Nous sommes en train de penser à nous rendre justice nous-mêmes !
Nous réfléchissons à aller dans la montagne pour débusquer ce terrorisme !Nous sommes prêts ! Je suis prêt pour sacrifier ma vie, et ce n’est pas grave si un million de Tunisiens meurent pour se débarrasser du terrorisme ! Un million de Tunisiens meurent et nous nous débarrassons du terrorisme !
Mourons ! Nous sommes 11 millions, un million mourra et 10 millions vivront bien ! La Tunisie vivra bien ! Une route, je n’ai pas de route, nous n’avons pas de route ! Elle est où la route ?
Le transport, nous n’en avons pas. Je fais comment pour me déplacer !
Le jour où il pleut, imagine s’il pleut pendant une semaine, nous n’allons pas au marché faire nos courses ! Un marché, disent-ils ! Alors, on se remet aux feuilles de mauves et au cardon épineux, les gens disent « Loué soit Dieu qui ne t’a pas fait mangeur d’herbes ! », ils disent ça comme pour se moquer !
Et ben moi, je le mange l’herbe ! Ma mère elle ramène le cardon épineux et le prépare à manger ! Elle ramène les feuilles de mauve et les prépare à manger !
Nous avons quelqu’un qui a étudié, étudié, étudié et a quitté [l’école]… pour moi, pour tous les élèves, de la région, il n’y a plus d’espoir dans les études !
Ils ont rompu l’espoir ! Il n’y a plus d’espoir !
Ils ont eu une info, comme quoi tu étudies, tu étudies, et puis tu dois donner tel et tel pot-de-vin, tel et tel pot-de-vin pour pouvoir avoir un poste. Vas savoir après si tu l’as ou pas !
Les gens n’ont pas de quoi éduquer leurs enfants !
Leurs enfants sont en train de quitter les écoles ! Chokri, celui qui a porté la tête du cadavre, a arrêté l’école il y a trois jours !
Il a arrêté il y a trois jours ! Pourquoi a-t’il arrêté les études, pourquoi ? Pourquoi a-t’il arrêté les études ?
Il a arrêté parce que ses conditions financières ne lui permettent pas de les continuer. Parce que sa mère s’occupait des moutons ! Sa mère est malade, elle est fatiguée ! Il a été obligé d’arrêter l’école parce que sa mère est malade et parce que leurs conditions sont difficiles, difficiles, difficiles ! Ils vivent dans deux chambres ! Il a arrêté les études ! Et beaucoup de jeunes sont visés, et nous sommes toujours visés ! et nous sommes toujours visés parce que le terrorisme reviendra un autre jour !
Mon père m’a dit hier « Partons ! Partons ! Partons ! Partons ! ». Et tout le monde parle de partir.
Que dira le terrorisme ?
Il va dominer ce village… cela veut dire quoi ? Il va coloniser ce village et après il dominera un autre village et après-demain… Nous devons dire STOP ! STOP !
Notes de la traductrice Ines Tlili
[1] A chaque fois qu’il parle d’un ou des terroriste(s), Nessim Soltani utilise le terme « terrorisme ».
[2] L’expression utilisée par Nessim Soltani signifie « Bénis soient tes parents », une formule de politesse pour confirmer la réponse d’un interlocuteur, souvent utilisée par les Tunisiens et les Tunisiennes.
[3] L’utilisation du mot « âne » est très souvent suivie (ou précédée) d’une excuse chez une grande partie des Tunisiens et Tunisiennes (surtout les habitant·e·s des zones rurales, car le même mot est utilisé pour insulter (bête, stupide…).
[4] Le mot utilisé en arabe signifie aussi « fatiguée ».