tiré de : La chronique de Recherches internationales
(avril 2021)
MICHEL ROGALSKI
Économiste, CNRS, directeur de la revue Recherches internationales.
Des solutions sont proposées dont les racines puisent dans de lointaines sources qui s’abreuvent à différents registres : littérature de science fiction, cinémas, groupes écologiques, instituts mondiaux de recherche. Derrière ce foisonnement, parfois confus, on retrouve un affrontement d’idéologies qui émargent à différents champs disciplinaires et questionnent des notions aussi vaste que l’optimum de la population mondiale, la crainte de l’épuisement des ressources, le rôle de la technologie, le sens du progrès, la fragilité des sociétés, la résilience des écosystèmes, la nécessité ou la nature de la croissance dans un monde qui serait fini, etc. En réalité, des préoccupations pas vraiment nouvelles, mais qui combinées présentent un tableau effrayant et cristallisent des interrogations anciennes.
Le Rapport au Club de Rome
Difficile de dater le début d’un tel processus qui s’alimente à de nombreux facteurs. S’il fallait choisir, le début des années 70 s’imposerait. En effet, le détonateur, s’il fallait en désigner un, résiderait probablement dans le célèbre Rapport au Club de Rome, paru en 1972 sous le titre percutant pour l’époque (Halte à la croissance ?) et immédiatement traduit en plusieurs dizaines de langues lui donnant une audience mondiale. Le débat était lancé avec intensité dans ses différents contours. Travail scientifique, le Rapport, commande du Club de Rome à un groupe d’experts du célèbre institut américain, le M.I.T., modélisait sur ordinateurs – les premiers de l’époque – l’activité de la planète en faisant interagir de façon dynamique cinq facteurs principaux : la production industrielle, la population, les ressources alimentaires, les ressources non-renouvelables et la pollution. Avec une hypothèse centrale qui n’est pas anodine celle de la limitation des ressources dont les fins de certaines était programmées et datées dès lors que la croissance se poursuivait. Par contre les questions du progrès technique ou du rôle de la science étaient esquivées. Le résultat, flanqué de telles hypothèses, ne pouvait qu’annoncer un proche l’effondrement.
Le Rapport Meadows (du nom de son principal rédacteur) connut un impact intellectuel et politique retentissant et alimenta de nombreuses polémiques. Il a puissamment contribué à favoriser l’émergence d’un doute quant à la possibilité de la poursuite ininterrompue d’une croissance toujours accélérée. Il a accompagné – notamment en France – des réinvestissements militants en faveur de l’écologie et a dopé la première candidature présidentielle en la personne de René Dumont. Deux propositions-clés se dégageront : stabiliser la population mondiale et limiter la production – en réalité ni l’arrêter, ni la rendre négative, mais la ralentir - afin de freiner la pollution et la consommation de ressources naturelles. Le Rapport délivre l’idée que nous serions à la croisée des chemins – image depuis lors rebattue – et que faute de savoir choisir et décider, le pire ne peut qu’advenir rapidement. Ainsi « décider de ne rien faire, c’est décider d’accroître le risque d’effondrement ».
Les critiques furent nombreuses. Elles discutèrent les hypothèses et pointèrent les oublis manifestes.
Il fut reproché au modèle de ne pas prendre en compte la diversité du monde et les inégalités sociales. Alors qu’à cette époque, même la Banque mondiale raisonnait sur l’existence d’un Nord et d’un Sud et sur l’inégale distribution sur la planète de diverses ressources. Il lui fut également reproché d’écarter l’influence du facteur humain dans sa capacité à modifier ses styles de vie ou ses modes d’organisation dans la trajectoire déroulée. En effet, isoler les êtres humains de leur façon de vivre est un exercice vain. Les crises financières, les guerres ou les épidémies étaient également absentes du modèle.
La notion de ressource incomprise
Mais l’hypothèse la plus controversée porta sur le concept de ressource. Le fil qui parcourt l’ouvrage laisse entendre qu’il s’agirait d’un stock de différents gisements dont l’évaluation serait faite une fois pour toute et qui ne pourrait aller qu’en s’épuisant au fur à mesure du développement de l’activité économique. Or toute l’histoire montre le contraire à savoir que l’activité humaine est aussi créatrice de ressources dont l’évaluation ne peut être figée parce que dépendante du progrès technique, des avancées scientifiques et des prix relatifs. Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui sont disponibles, ni de la façon de les utiliser. Les limites de l’étendue de la connaissance constituent le principal facteur de la « limite des ressources ». Or la science crée des ressources jusqu’alors insoupçonnées. Le charbon a vu son usage dopé par l’invention de la machine à vapeur, le pétrole par celui du moteur à explosion et de la chimie, l’uranium par la percée des mystères de l’atome, les terres rares par le développement des procédés de communications modernes, l’espace par l’invention des satellites et la capacité à les lancer, les retenues d’eau par les turbines hydro-électriques, le vent par les bateaux à voile puis les éoliennes, le soleil par le photo-voltaïque, etc. On l’aura compris, le véritable problème auquel l’humanité est confrontée n’est pas celui de l’épuisement des ressources mais celui de leur utilisation à l’origine de pollutions transformant la planète en immense poubelle. Dans de tels écosystèmes dégradés, l’homme ne peut plus survivre. La menace de réchauffement climatique ne s’est jamais expliquée par la raréfaction de ressources mais au contraire par une utilisation démesurée de celles-ci, en particulier de celles d’origine fossile et susceptibles d’émettre des gaz à effet de serre. Bref, c’est l’excès de ressources et de leur exploitation qui crée le principal problème et non leurs limites. Les « découvertes » de nouvelles ressources constituent le phénomène majeur de notre époque.
Le Rapport Meadows n’envisage d’aucune façon la fragilité des systèmes industriels et des grands réseaux qui maillent la planète et sont devenus indispensables à l’activité humaine. Au-delà du risque industriel classique, à effets limités, ces réseaux par leur interconnexion présentent des risques systémiques qui mettent la planète sous la menace d’une panne ou d’un accident. La contagion serait immédiate et affecterait toute activité sous différents aspects. Les conséquences d’une perturbation durable dans l’espace satellitaire, les câbles sous-marins, les réseaux électriques, la toile internet, les réseaux d’eau, de transports ou de flux de données, etc. seraient incalculables et paralyseraient des pans entiers de l’activité humaine.
La diversion de la collapsologie
Évidemment de la décroissance à l’effondrement il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par les tenants de ces théories. Avec une différence qui doit être notée par son importance. Les « décroissants » formulent des propositions pour réorienter l’activité économique et les styles de vie de la société. Ils s’inscrivent dans une démarche collective, même s’ils ne semblent pas s’être rendus compte que dans les pays industrialisés la croissance n’est plus au rendez-vous déjà depuis plusieurs décennies. Alors que les prophètes de l’effondrement sont déjà gagnés par le sentiment de la résignation et n’envisagent plus que des solutions individuelles ou adaptées pour de petites communautés traditionnelles présentées comme résilientes. La situation est à leurs yeux tellement dégradée qu’il n’existe plus aucun espoir collectif de portée réaliste pour la redresser. L’alternative est dans le « pas-de–côté » ou le débranchement pour assurer la survie. Ces conceptions laissent peu de place ou une indifférence au combat social et à ses acquis ou à la nature capitaliste du système économique qui mène à la catastrophe, ou à la dénonciation des mécanismes de l’exploitation. Les préoccupations du plein emploi sont absentes et inutiles puisque la perspective de l’effondrement est certaine et qu’en plus les auteurs sont pour beaucoup adeptes des théories de la « fin du travail ». Ces travaux traduisent en dernier ressort une impasse sur la capacité d’agir et la possibilité d’en imaginer la moindre esquisse. Ils trahissent de surcroît deux obsessions majeures. L’une, considérant, dans une vision malthusienne, que la surpopulation serait la principale source des problèmes de la planète, alors même que tous les spécialistes s’accordent sur une stabilisation mondiale autour de neuf milliards de personnes vers 2050. L’autre, dans un rejet de la modernité et du progrès au sens des Lumières, fondant une société émancipée des appartenances traditionnelles, des déterminations métaphysiques ou des croyances irrationnelles. Évidemment, ce courant de pensée ne peut se prévaloir du statut de « nouvelle science » dont il cherche indûment à se réclamer. Il s’agit plutôt d’un inventaire hétéroclite emprunté à diverses disciplines en sélectionnant ici et là arguments et faits susceptibles d’illustrer leurs propos dans le but de naturaliser les phénomènes sociaux. Cette pensée représente une impasse réactionnaire.
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