Publié sur A l’encontre
14 mars 2022
Par Damian Carrington, rédacteur en chef pour l’environnement
Des modèles informatiques avaient déjà indiqué qu’un dépérissement massif de l’Amazonie était possible, mais la nouvelle analyse se fonde sur des observations satellitaires réelles effectuées au cours des trois dernières décennies.
Une nouvelle analyse statistique montre que plus de 75% de la forêt vierge a perdu sa stabilité depuis le début des années 2000, ce qui signifie qu’elle met plus de temps à se rétablir après les sécheresses et les incendies.
La perte de stabilité la plus importante se situe dans les zones proches des exploitations agricoles, des routes et des zones urbaines et dans les régions qui deviennent plus sèches, ce qui suggère que la destruction des forêts et le réchauffement climatique en sont la cause. Ces facteurs « pourraient déjà avoir poussé l’Amazonie près d’un seuil critique de dépérissement de la forêt tropicale », concluent les scientifiques.
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L’étude ne permet pas de prédire quand le point de basculement pourrait être atteint. Mais les chercheurs ont prévenu que lorsque le déclenchement du point de basculement pourrait être détecté, il serait trop tard pour l’arrêter.
Une fois déclenchée, la forêt tropicale se transformerait en prairie en quelques décennies tout au plus, libérant d’énormes quantités de carbone et accélérant encore le réchauffement de la planète.
Les points de basculement à l’échelle planétaire font partie des plus grandes craintes des climatologues, car ils sont irréversibles à l’échelle humaine de temps. En 2021, la même technique statistique a révélé des signes avant-coureurs de l’effondrement du Gulf Stream et d’autres courants clés de l’Atlantique, avec « une perte presque totale de stabilité au cours du siècle dernier ».
Un arrêt de ces courants aurait des conséquences catastrophiques dans le monde entier, perturbant les pluies de mousson et mettant en danger les calottes glaciaires de l’Antarctique.
Une autre étude récente a montré qu’une partie importante de la calotte glaciaire du Groenland est sur le point de basculer, ce qui entraînerait une hausse du niveau de la mer de 7 mètres à terme.
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« De nombreux chercheurs avaient élaboré théoriquement qu’un point de basculement amazonien pourrait être atteint, mais notre étude fournit des preuves empiriques essentielles que nous nous approchons de ce seuil », a déclaré le professeur Niklas Boers, de l’Université technique de Munich (Technische Universität München) en Allemagne. « Voir une telle perte de résilience dans les observations est inquiétant. La forêt amazonienne stocke d’énormes quantités de carbone qui pourraient être libérées en cas de dépérissement même partiel.
Les scientifiques ont déclaré que le dépérissement de l’Amazonie avait « de profondes implications à l’échelle mondiale ». Niklas Boers a ajouté : « L’Amazonie est certainement l’un des éléments les plus rapides de ces éléments de basculement dans le système climatique. »
Les recherches, publiées dans la revue Nature Climate Change, ont établi sur la base des données satellitaires un bilan de la quantité de végétation dans plus de 6 000 cellules de quadrillage à travers l’Amazonie vierge de 1991 à 2016. Ils ont constaté qu’au cours des 20 dernières années, les zones touchées par des sécheresses ou des incendies ont mis beaucoup plus de temps à se rétablir qu’auparavant. C’est un signe clé d’une instabilité croissante, car cela montre que les processus de restauration s’affaiblissent.
Les zones sèches de la forêt ont perdu plus de stabilité que les zones humides. « Ce constat est alarmant, car les modèles du GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] prévoient un assèchement général de la région amazonienne en réponse au réchauffement climatique », a déclaré Niklas Boers.
Les zones les plus proches de la destruction de la forêt par l’homme sont également devenues plus instables. Les arbres sont essentiels à la production de pluie, et leur abattage pour dégager des terres pour l’élevage et la production de soja crée un cercle vicieux de conditions plus sèches et de pertes d’arbres supplémentaires.
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Une autre étude réalisée en 2021, fondée sur les données de centaines de vols de petits avions, a montré que l’Amazonie émet désormais plus de dioxyde de carbone qu’elle n’en absorbe, principalement à cause des incendies.
Mais Niklas Boers a déclaré que les données indiquaient que le point de basculement n’avait pas encore été franchi : « Il y a donc de l’espoir ». Le professeur Tim Lenton, de l’université d’Exeter au Royaume-Uni, coauteur de l’étude, a déclaré : « Cette étude soutient les efforts visant à inverser la déforestation et la dégradation de l’Amazonie pour lui redonner une certaine résilience face au changement climatique en cours. »
Chris Jones, du Met Office Hadley Centre au Royaume-Uni, qui ne fait pas partie de l’équipe de l’étude, a déclaré : « Cette recherche ajoute des preuves irréfutables que le changement climatique est un risque actuel, et que ces impacts graves et irréversibles pourraient devenir une réalité. Nous disposons d’une fenêtre d’opportunité étroite pour prendre des mesures urgentes. »
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« La conclusion inquiétante [de l’étude] correspond à d’autres recherches récentes sur l’augmentation de la mortalité des arbres, la multiplication des incendies et la réduction des puits de carbone régionaux. Le rapport du GIEC, publié la semaine dernière [voir le résumé sur ce site publié le 5 mars], estime que « les risques d’événements singuliers de grande ampleur, tels que le dépérissement de l’Amazonie, sont plus proches que jamais. »
Bernardo Flores, de l’Université fédérale de Santa Catarina au Brésil, a déclaré : « L’étude montre que même si la forêt semble aller bien, avec sa structure et sa biodiversité normales, les processus internes sont déjà en train de changer, silencieusement, réduisant la capacité du système à persister à long terme. L’approche utilisée est intéressante car elle révèle des signaux d’alerte précoces de ces changements. » Les recherches de Bernardo Flores ont révélé que les savanes s’étendaient au cœur de l’Amazonie à cause des feux de forêt.
Le gouvernement du président brésilien, Jair Bolsonaro, a été sévèrement critiqué pour avoir encouragé la déforestation, qui a augmenté de 22% au cours de l’année écoulée jusqu’en novembre 2021, soit le niveau le plus élevé depuis 2006.
Niklas Boers a déclaré : « Il est vraiment compliqué de dire ce qui arrivera en premier : atteindre un point de basculement par [perte de stabilité] du système de végétation naturelle, ou simplement l’arrivée des bulldozers qui détruisent la forêt. » (Article publié dans The Guardian, en date du 7 mars 2022 ; traduction rédaction de A l’Encontre)
Damian Carrington est rédacteur responsable pour la rubrique environnement.
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