Édition du 19 novembre 2024

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France

Contre l’antisémitisme, avec détermination et sang froid

Je partage avec les signataires du Manifeste des 300 une seule conviction : la lutte contre l’antisémitisme constitue un impératif moral et politique majeur, dans une société encore rongée par toutes les formes de racisme. Il en va de l’avenir de la démocratie et donc de la République. Mais je ne suis d’accord, ni avec leur analyse du phénomène, ni avec leur démarche pour le combattre.

Tiré du blogue de l’auteur.

Et pour cause : ils ignorent complètement les indications que nous donne, depuis des années, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), avec laquelle, je le rappelle, les institutions et organismes communautaires juifs collaborent pourtant étroitement. Le « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », que la Commission publie chaque année, met à la fois à notre disposition un état de l’opinion et une évaluation des violences perpétrées.

Quelles leçons se dégagent du travail des sondeurs, des sociologues et du ministère de l’Intérieur ?

 Que l’idéologie antisémite n’a cessé de reculer parmi nos concitoyens depuis la Seconde Guerre mondiale, au point d’y devenir marginale : 89 % d’entre eux considèrent les Juifs comme « des Français comme les autres », soit une proportion supérieure de 8 points à celle observée pour les musulmans et de 30 points comparée à celle des Roms ;

 Qu’en revanche, les préjugés antisémites, bien qu’en diminution, restent influents, si bien que 35 % des Français pensent encore que « les Juifs ont un rapport particulier à l’argent », 40 % que, « pour les Juifs français, Israël compte plus que la France » ou 22 % que « les Juifs ont trop de pouvoir » ;

 Que les violences anti-juives, après un pic au début du siècle, ont connu depuis une décrue progressive, confirmée en 2017. Les violences antimusulmans, elles, ont culminé en 2015, alimentées par l’horreur des attentats terroristes, mais reflué elles aussi depuis. Rapportés au nombre de personnes concernées, les chiffres montrent que les Juifs constituent la principale cible des actes racistes, par ailleurs moins nombreux mais plus violents ;

 Que, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, des Juifs ont été assassinés, en tant que tels – indépendamment des attentats terroristes comme ceux de la synagogue de la rue Copernic ou de la rue des Rosiers. Si, certains de ces meurtres sont indiscutablement antisémites, comme ceux de Mohamed Merah ou d’Amedi Coulibaly, d’autres imbriquent haine des Juifs, motivations crapuleuses, voire signes de maladie mentale ;

 Que cet antisémitisme – idéologie, préjugés, violences – est le fait de groupes divers. S’il reste caractéristique de l’extrême droite, y compris du Front national dont la « dédiabolisation » n’a pas éradiqué le vieux racisme anti-juif et le négationnisme, cet antisémitisme s’est aussi développé parmi les enfants de l’immigration. Mais une sociologue comme Nonna Mayer met en garde contre le concept de « nouvel antisémitisme », inspiré des thèses de Pierre-André Taguieff qui, écrit-elle, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme, au nom de l’antiracisme et des droits de l’homme, et porté tant par l’islamisme radical que par les idéologies tiers-mondistes d’extrême gauche ».

Ces analyses, on en conviendra, tranchent avec le simplisme et l’alarmisme du Manifeste de Philippe Val. Tout ce qui est excessif ne compte pas, disait Talleyrand : comment peut-on parler, à propos des Juifs français, de « terreur » ou d’« épuration ethnique » ? Mais surtout les pistes que suggèrent les signataires sont de fausses pistes, le plus souvent dangereuses :

 Faire du seul islam radical la cause de la violence antijuive, c’est ignorer une partie importante du phénomène. D’abord parce que, je l’ai rappelé, l’antisémitisme de l’extrême droite reste vivace et souvent violent. Ensuite parce que, même parmi les jeunes de banlieue, la violence – comme d’ailleurs le djihadisme – n’a pas qu’une dimension idéologique ou religieuse : elle s’enracine aussi, n’en déplaise aux signataires, dans la désespérance sociale, elle-même produite par les discriminations économiques, sociales et ethniques qui les frappent dans notre société. Autrement dit, la vigilance et la répression nécessaires doivent aller de pair avec des efforts d’intégration considérables. Pour que la République se réconcilie avec sa jeunesse, y compris immigrée. 

 Dénoncer « l’antisémitisme d’une partie de la gauche radicale qui a trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société » (sic), c’est tout simplement infâme. Mais d’où sort ce fantasme d’une extrême gauche antisémite en France aujourd’hui ? De qui parle-t-on ? Des communistes ? Des insoumis ? Des écologistes ? Des trotskistes ? Des chrétiens de gauche ? Aucun de ces partis, groupes ou mouvements n’a jamais flirté, de près ou de loin, avec la haine des Juifs ! Au contraire, c’est de ce côté-là que les Juifs ont trouvé, à l’heure du plus grand péril, leurs défenseurs les plus héroïques. Faut-il rappeler qu’en France, contrairement à la plupart des autres pays occupés, la solidarité populaire, des communistes aux gaullistes en passant par les chrétiens, a permis à près de quatre cinquièmes des Juifs d’échapper au génocide ?

 Infâme, cette affirmation relève aussi de l’analphabétisme historique. L’antisémitisme est un délit, poursuivi à juste titre, comme toutes les formes de racisme, par les lois, anciennes et récentes, de la République. L’antisionisme, lui, est une opinion, selon laquelle Theodor Herzl a eu tort de considérer les Juifs comme inassimilables et de prôner en conséquence leur rassemblement dans un État qui leur soit propre. L’immense majorité des Juifs, jusqu’en 1939, s’est opposée au projet sioniste : à cette date, la communauté juive de Palestine ne représente que 2,5 % de la population juive mondiale. Après le génocide nazi, des centaines de milliers de survivants, qui n’avaient pas où aller, faute de visas américains, ont choisi de rebâtir leur vie en Israël. Il en ira de même pour les Juifs des pays arabes, puis pour les Juifs soviétiques, venus par nécessité plus que par choix sioniste. Et, malgré ces vagues d’immigration, la majorité des Juifs vivent ailleurs qu’en Israël, et ils s’intègrent si bien en Amérique et en Europe que la majorité d’entre eux y concluent des mariages « mixtes ». En quoi ces rappels historiques relèveraient-ils de l’antisémitisme ?

 Avec la conclusion du Manifeste, on sombre dans l’absurdité pure et simple. Les signataires demandent que « les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime ». J’avoue avoir du mal à imaginer que tant de personnalités ignorent un fait simple : si l’Église catholique a pu renoncer dans son discours à la dénonciation des Juifs comme un « peuple déicide », responsable de siècles de massacres en Europe, c’est qu’elle s’organise autour d’une structure hiérarchique, avec un clergé, un pape et des conciles. Tel n’est pas le cas de l’islam, qui ne dispose pas d’« autorités théologiques » à même de modifier des versets du Coran. Il en va d’ailleurs de même du judaïsme, où personne n’est en droit de censurer les commentaires du Talmud contre les goyim et encore moins les nombreux appels au génocide que contient l’Ancien Testament – et que pourtant des dirigeants, religieux et politiques, invoquent pour justifier le sort fait aux Palestiniens. Si les Livres saints étaient amendables, ça se saurait !

 Voilà, pour conclure, le grand absent du « Manifeste » : le conflit israélo-palestinien. Cette lâcheté, sans doute nécessaire pour bricoler un groupe aussi hétéroclite, est absurde. Qui osera le nier ? Les massacres de ces dernières semaines contre les manifestations de Gaza, justifiés par une partie des signataires, provoquent par exemple plus d’antisémitisme que tous les versets dénoncés du Coran. De quand date la dernière explosion de violences contre les Juifs dans notre pays, sinon de la Seconde Intifada et de sa répression brutale ? Et la droite et l’extrême droite israéliennes nous annoncent bien pire, avec l’annexion annoncée de la Cisjordanie, l’enterrement de la solution des deux États et la perspective d’un seul État où les Palestiniens annexés avec leur terre n’auraient pas le droit de vote… La paix au Proche-Orient ne fera pas disparaître miraculeusement l’antisémitisme, mais elle y contribuera décisivement : raison de plus pour s’engager sur ce chemin.

Un dernier mot : hiérarchiser les racismes, c’est tomber dans le racisme. Et hiérarchiser le combat contre le racisme, c’est le saboter. Cette lutte indispensable, nous la remporterons ensemble ou jamais. Avec détermination et sang froid.

Dominique Vidal.

Dominique Vidal

Né en 1950, Dominique Vidal a étudié la philosophie et l’histoire. Journaliste depuis 1968, professionnel depuis 1973, il a notamment travaillé dans les rédactions des hebdomadaires "France Nouvelle" et "Révolution", puis du quotidien "La Croix". Après avoir coordonné les activités internationales du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), il a fait partie, de 1995 à 2010, de l’équipe permanente du "Monde diplomatique", dont il a en particulier créé le réseau d’éditions internationales et coordonné les Atlas. Spécialisé dans les questions internationales et notamment le Proche-Orient, il vient de publier "Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron" (Libertalia, 2018). Auparavant, il avait sorti "Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949" (Éditions de l’Atelier, 2007, avec une postface de Sébastien Boussois) ; "Israël, une société bousculée. Vingt-cinq années de reportage" (Editions du Cygne, 2007) ; et "Le Mal-être juif" (Agone, 2003). Dominique Vidal a écrit en collaboration avec Alain Gresh : "Les 100 Clés du Proche-Orient" (dernière édition avec Emmanuelle Pauly chez Fayard, 2011) ; ; "Palestine 47 : un partage avorté" (dernière édition chez André Versaille, 2007) ; "Golfe : clefs pour une guerre annoncée" (Le Monde Éditions, 1991) ; et "Proche-Orient : une guerre de cent ans" (Messidor, 1984). Depuis 2010, il dirige avec Bertrand Badie l’annuel collectif "L’état du monde", chez La Découverte. Le dernier en date, paru en 2018, s’intitule "Le Retour des populisme". Autres ouvrages : "L’Opinion, ça se travaille… Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo" (Agone, Marseille, dernière édition 2015 avec Serge Halimi, Henri Maler et Mathias Reymond) ; "Le Proche-Orient, les banlieues et nous" ( Éditions de l’Atelier, 2006 avec Leila Shahid, Michel Warschawski et Isabelle Avran) ; "Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation" (Agone, 2005 avec Karim Bourtel) ; "Les historiens allemands relisent la Shoah" (Complexe, 2002) ; " Promenades historiques dans Paris" (Liana Levi, 1991 et 1994, avec Christine Queralt) ; "Portraits de China Town, le ghetto imaginaire" (Autrement, 1987, avec Éric Venturini). Chez Sindbad/Actes Sud, Dominique Vidal a coordonné "Palestine-Israël : un Etat, deux Etats ?" (2011) et "Palestine : le jeu des puissants" (2014). Chez Demopolis, il vient de diriger "Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe".

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