Tiré du blogue de l’auteur.
Paul Mattick junior poursuit depuis la mort en 1981 de son père, également appelé Paul Mattick (lire ici l’article sur la vie et la pensée de cette figure du mouvement conseilliste international), le travail que ce dernier avait synthétisé dans Marx et Keynes paru dans les années 1960 ( et publié en français chez Gallimard dans la collection Tel). Cette pensée conçoit le capitalisme comme un régime de crise permanent plus ou moins compensé par des contre-tendances de moins en moins efficaces.
Dans son dernier ouvrage, Le Retour de l’inflation, paru à l’automne dernier en anglais et traduit en français avec une remarquable célérité par les éditions Smolny, Paul Mattick prend de la hauteur sur la question de ce retour soudain de l’accélération des prix après des décennies où ce risque semblait avoir disparu.
Réalités du capitalisme
La première partie de l’ouvrage revient sur l’évolution historique du lien entre la monnaie, l’inflation et le capitalisme. Et le propos vise directement à écarter les deux interprétations dominantes de l’inflation de ce début des années 2020 : celle de la théorie quantitative de la monnaie, qui veut que ce soit la création monétaire qui ait créé un excès de demande, et celle de la théorie du choc, qui veut que l’inflation soit l’effet d’un élément extérieur à l’économie (la guerre, la pandémie, le réchauffement climatique).
Ces deux analyses sont en effet non seulement les lectures traditionnelles du phénomène inflationniste, mais ce sont aussi des lectures qui perçoivent l’inflation comme une perturbation, une anomalie dans le système économique. En cela, elles réalisent trois erreurs fondamentales : celle d’ignorer le caractère historique et particulier du capitalisme, celle de percevoir ce dernier comme un système d’équilibre et celle de concevoir la monnaie comme un simple outil facilitant les transactions commerciales.
Pour Paul Mattick, le capitalisme est un système qui évolue dans le temps. Les phases inflationnistes ont donc des fonctions différentes qui répondent à des moments de crise particuliers. Mais c’est aussi et surtout un système en permanent et profond déséquilibre. En cela, le texte reprend les thèses d’un texte de 1938 important de Henryk Grossman, un économiste qui a beaucoup influencé Paul Mattick senior, Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique (dont la traduction est d’ailleurs en cours aux mêmes éditions Smolny).
La limite de la science économique moderne est qu’elle est fondée sur la notion d’équilibre. Or, cette notion elle-même repose sur l’idée que l’offre et la demande finissent toujours par trouver un point d’entente, ce que l’économiste italien Vilfredo Pareto appelait un « optimum », un niveau de prix où le vendeur et l’acheteur y trouve la meilleure satisfaction mutuelle possible. C’est dans ce cadre que la monnaie n’intervient que comme un « voile » sur les échanges : elle les facilite, mais ne joue pas sur le niveau réel de l’équilibre.
Les deux théories évoquées plus haut s’inscrivent dans cette perspective d’équilibre général de l’économie. Lorsque les conditions de cet équilibre sont perturbées, soit par de la création monétaire qui déséquilibre le système, soit par un choc externe, l’inflation apparaît.
Mais comme le remarque Paul Mattick dans un entretien au journal The Brooklyn Rail, le problème de ces théories est « qu’elles ignorent les dynamiques de l’économie capitaliste dans son ensemble ». La relation entre l’offre et la demande n’est pas qu’une simple relation entre producteurs et consommateurs qui agiraient indépendamment les uns des autres, c’est une relation elle-même régulée par le moteur de la production capitaliste, celui de la profitabilité. Offre et demande sont en réalité directement ou indirectement déterminées par cette recherche du profit.
Cette recherche se fait dans un cadre monétaire, parce que la monnaie n’est pas un simple appendice à la production capitaliste, elle en constitue le cœur. La particularité de ce mode de production, au regard des précédents, est en effet de généraliser l’usage de la monnaie et de faire des relations sociales des relations d’abord monétaires. « C’est le premier système social dans lequel le contrôle du temps de travail et de ce qui en sort est structuré par la circulation de l’argent », résume Paul Mattick.
Considérer que la monnaie est un simple « voile » et que, partant, sa quantité perturberait l’équilibre est donc ne pas comprendre la spécificité du capitalisme et son fonctionnement. L’inflation n’est donc pas un « phénomène monétaire », mais un « produit du fonctionnement du système de production et d’échange de marchandise pris comme un tout ».
Les illusions perdues des économistes
Tout cela empêche la théorie économique de saisir la dynamique capitaliste et mène aux faillites continuelles de cette dernière que Paul Mattick ne manque pas de relever, précisant que « les mathématiques de la théorie néoclassique ont été empruntées à la physique », mais que cet emprunt n’allait pas jusqu’à retenir « l’attachement historique de la science mère à se confronter aux informations issues de l’expérience ». D’où cette tendance bien connue des économistes à considérer que quand le réel leur donne tort, c’est le réel qui se trompe.
Paul Mattick insiste dès son introduction sur cette division entre le monde des économistes et celui des citoyens ordinaires. Et il en tire une conclusion logique : « si l’on veut comprendre correctement l’histoire en cours de l’économie, on doit le faire dans d’autres termes que ceux qui structurent les interprétations et prescriptions politiques existantes ». C’est évidemment l’immense intérêt de ce livre qui rejoint un sentiment largement partagé par ceux qui ont pu observer ce retour récent de l’inflation : l’impossibilité de l’expliquer correctement avec les clés des théories économiques dominantes.
Le point de départ de Paul Mattick est donc la question de la profitabilité. Sa vision est conforme à celle de son père et de Henryk Grossman : le capitalisme est bel et bien soumis à une contradiction majeure : pour être plus rentable, il faut augmenter la productivité et donc mécaniser. Mais en mécanisant, on réduit la possibilité de créer suffisamment de surplus productif au regard de la consommation du capital nécessaire. C’est la fameuse « baisse tendancielle du taux de profit », si discutée dans les milieux marxistes mais qui, il faut le souligner, découle assez logiquement de la théorie de la valeur travail de Marx.
Le capitalisme sait faire face à cette tendance. Il mobilise des contre-tendance permettant de retrouver des moyens d’augmenter le taux de profit. Mais ces moyens sont toujours temporaires et doivent toujours être renouvelées. L’analyse de Grossman, c’est que chaque contre-tendance mobilisée finit par affaiblir encore davantage le système qui doit, finalement, accélérer l’exploitation du travail (et l’on pourrait ajouter aujourd’hui, de la nature) pour produire toujours moins de croissance. Et c’est dans cette dynamique qu’il faut comprendre les apparitions de l’inflation.
Ce phénomène semble évident depuis un demi-siècle. Pour Paul Mattick, un de ses ressorts a été la transformation de la « monnaie-marchandise » basée sur l’or et l’argent en « monnaie de crédit » telle qu’on la connaît de nos jours et qui est fondée sur la création monétaire directe par les banques commerciales. Après la crise des années 1970, le crédit public comme privé a été un des ressorts de la contre-tendance ainsi que l’idéologie néolibérale qui a permis de renforcer l’exploitation du travail et d’accélérer le démantèlement des services publics.
Le chemin vers le retour de l’inflation
Avec la crise de 2008, une nouvelle phase de la crise s’ouvre, plus profonde. La tendance récessive après la crise financière a conduit les banques centrales à chercher à relancer l’inflation par de la création monétaire. Mais cette création monétaire n’a soutenu les prix que sur les marchés financiers et immobiliers, alors que la pression sur les salaires s’accentuait.
La crise sanitaire a modifié ces équilibres. La perturbation des chaînes logistiques et la guerre en Ukraine ont été utilisées comme des prétextes pour récupérer la possibilité d’augmenter ses profits en augmentant les prix. Ceci permettait de compenser le retrait des banques centrales du soutien aux profits, du moins temporairement, alors même que les salaires, eux, encaissaient l’essentiel des effets de la hausse des prix.
Ce premier phénomène allait de pair avec un autre, lui aussi hérité de la crise du Covid : l’expansion du soutien public au secteur privé. Ce phénomène n’est certes pas nouveau, mais il prend des proportions d’autant plus remarquables que la dette publique est déjà à un niveau élevé.
Paul Mattick n’est pas un partisan de la « théorie moderne de la monnaie ». Pour lui, la dette publique est toujours un coût pour le capital dans la mesure où son remboursement dépend toujours d’une production de plus-value in fine. Si la dépense publique n’est pas capable de faire accélérer cette production, elle pose, pour lui, problème dans un système capitaliste déjà en crise. La seule issue alors est l’austérité et, encore une fois, la répression du monde du travail. C’est ce que l’on observe ces derniers temps en France.
Une crise finale ?
Pour Paul Mattick, la crise du capitalisme est donc de plus en plus sérieuse et la monnaie ne représente pas une solution parce qu’elle est un rouage essentiel du fonctionnement capitaliste. Bien au contraire, monnaie et violence sont intimement liées et le retour de l’inflation s’accompagne aussi d’une violence d’État croissante, dans les relations internes aux pays comme dans les relations internationales, pour maintenir l’ordre capitaliste.
Dans son ouvrage majeur, L’Accumulation du capital, en 1929, Henryk Grossman estimait que la crise croissante du capitalisme ne pouvait mener qu’à une exacerbation de la lutte de classes qui devait déboucher sur la victoire du prolétariat. Mais cette lecture économiciste s’est fracassée sur la capacité du capitalisme à se concevoir comme la fin de l’histoire. La seule solution raisonnable semble désormais « le seul cadre réaliste pour parvenir à une vie agréable », souligne Paul Mattick reprenant les termes de l’historien Steve Fraser.
La crise économique n’est donc plus réellement un danger pour le capitalisme, bien au contraire. Paul Mattick achève son livre sur l’espoir que la gestion par la violence du capital et la crise écologique accélérée ne finisse par affaiblir ce consensus en faveur du capitalisme. C’est sans doute très optimiste tant on sait qu’il est pour nos sociétés « plus facile d’envisager la fin du monde que celle du capitalisme ».
Finalement, il est probable que l’on ne fera pas l’économie d’un travail en profondeur sur la nature et la réalité du capitalisme, mais aussi sur les leviers de ce que Guy Debord appelait le Spectacle et qui en est le support essentiel. L’ouvrage de Paul Mattick a ceci d’important qu’il fait une partie du chemin, celui de jeter un regard sans illusion sur notre organisation sociale et économique.
Paul Mattick, Le Retour de l’Inflation : monnaie et capital au 21e siècle, traduction par Éric Sevault, éditions Smolny, 172 pages.
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