Tiré de Entre les lignes et les mots
Les troupes américaines rencontrent une résistance farouche dans les barrios et les campagnes du Venezuela. Les négociations entre Washington et Caracas ont commencé en Colombie, tandis que Washington tente de forcer le gouvernement vénézuélien à capituler devant son diktat.
À moins de croire que la Russie n’est pas un pays impérialiste – ce qui implique que l’on ne souscrit pas à une analyse matérialiste mais que l’on adhère à une définition politique de l’impérialisme selon laquelle seuls les « pays occidentaux » peuvent être impérialistes – la situation décrite ci-dessus serait clairement celle d’une guerre juste menée par le Venezuela contre une invasion impérialiste américaine, dans le contexte d’un conflit en cours entre l’impérialisme américain et l’impérialisme russe. La guerre juste du Venezuela serait donc en même temps une « guerre par procuration » entre deux puissances impérialistes, de la même manière que la plupart des conflits pendant la guerre froide – comme la guerre de Corée ou la guerre du Vietnam – étaient des guerres de libération nationale ainsi que des « guerres par procuration » entre Washington et Moscou.
Quelle serait la bonne position des anti-impérialistes internationalistes ? À moins que vous ne soyez un pacifiste absolu croyant au principe de « tendre l’autre joue », vous devriez soutenir les livraisons d’armes à la résistance vénézuélienne pour lui permettre de défendre sa population et d’atteindre une position à partir de laquelle elle pourrait éviter la capitulation et réduire le prix à payer dans les négociations. Si quelqu’un disait : « Nous soutenons la résistance vénézuélienne, mais nous nous opposons à la fois aux livraisons d’armes russes au gouvernement Maduro et à la pression économique sur les États-Unis », cette attitude serait à juste titre considérée comme peu sérieuse.
Car une telle position reviendrait à proclamer le soutien aux Vénézuéliens tout en les privant des moyens de résister et en s’opposant à ce que des pressions économiques soient exercées sur leur agresseur. Au mieux, ce serait une position totalement incohérente. Au pire, une position hypocrite déguisant une indifférence au sort des Vénézuéliens – considérés comme des agneaux sacrifiés sur l’autel de l’anti-impérialisme (russe en l’occurrence) – derrière la prétention de leur souhaiter le succès dans leur juste résistance.
Les lecteurs auront compris, bien sûr, que dans l’allégorie ci-dessus, le Venezuela représente l’Ukraine, et l’impérialisme américain son homologue russe. Cela nous ramène à la distinction essentielle entre une guerre directe entre pays impérialistes dans laquelle chaque camp tente de s’emparer d’une partie du monde, comme ce fut le cas le plus classiquement lors de la Première Guerre mondiale, et une invasion par une puissance impérialiste d’un pays non impérialiste, où ce dernier est soutenu par une autre puissance impérialiste qui l’utilise comme mandataire dans la rivalité inter-impérialiste.
Dans le premier cas, l’internationalisme ouvrier exige que les travailleurs, y compris les travailleurs en uniforme (c’est-à-dire les soldats), s’opposent à la guerre des deux côtés, chacun s’opposant à la guerre de son propre gouvernement, même si cela contribue à sa défaite (c’est le sens du « défaitisme révolutionnaire »). Dans le second cas, le défaitisme révolutionnaire n’est exigé que des travailleurs et des soldats qui appartiennent au pays impérialiste agresseur, et d’une manière beaucoup plus active qu’indirectement. Il leur est demandé de saboter la machine de guerre de leur pays. Les travailleurs de la nation opprimée, en revanche, ont le droit et le devoir de défendre leur pays et leur famille et doivent être soutenus par les internationalistes du monde entier.
L’attitude consistant à exprimer de la tristesse pour les Ukrainiens et à prétendre se soucier de leur sort en soutenant les négociations et la « paix » dans l’abstrait (quelle paix ?) est considérée à juste titre comme hypocrite par les socialistes ukrainiens. Le gouvernement ukrainien est activement engagé dans des négociations avec la partie russe depuis des semaines maintenant : celles-ci sont organisées par un pays membre de l’OTAN, la Turquie, et se tiennent sur son territoire. Elles sont pleinement soutenues par la plupart des gouvernements de l’OTAN, qui sont désireux de voir la guerre prendre fin avant que ses conséquences économiques mondiales ne deviennent irréversiblement catastrophiques. Ce n’est donc certainement pas comme si l’une des parties refusait de négocier. Or, il n’est pas nécessaire d’être un expert en histoire de la guerre pour comprendre que les négociations dépendent de l’équilibre des forces obtenu sur le terrain. Les Chinois et les Vietnamiens ont une longue expérience à cet égard, résumée par le célèbre dicton maoïste : « Da Da Tan Tan » (Combattre, combattre, parler, parler).
Soutenir la position de l’Ukraine dans les négociations sur son propre territoire national exige de soutenir sa résistance et son droit d’acquérir les armes nécessaires à sa défense auprès de toute source possédant de telles armes et disposée à les fournir. Refuser à l’Ukraine le droit d’acquérir de telles armes revient à l’appeler à capituler. Face à un envahisseur massivement armé et très brutal, il s’agit en fait d’un défaitisme de mauvais aloi, qui revient pratiquement à soutenir l’envahisseur.
Gilbert Achcar
https://newpol.org/coherence-and-incoherence-about-the-war-in-ukraine/
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