Édition du 19 novembre 2024

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Christian Rioux et l’extrême droite : entre paresse et adhésion

Dans sa chronique du 15 avril 2022, Christian Rioux, correspondant du Devoir à Paris, semble un peu désorienté. Il affirme en effet que Marine Le Pen n’est pas d’extrême droite et qu’elle propose même un programme économique de gauche. Quelques éléments de réponse.

Tiré du blogue de l’auteur. Marcos Ancelovici est professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Dans sa chronique du 15 avril 2022, le correspondant du Devoir à Paris s’efforce de dédiaboliser et de normaliser Marine Le Pen. Non seulement cette dernière ne serait pas d’extrême droite, mais elle aurait en plus un « programme économique de gauche » et serait une grande démocrate. Christian Rioux prend bien soin d’omettre entièrement la mesure phare de Marine Le Pen, soit la « priorité nationale ». Alors, pas d’extrême droite Marine Le Pen ? Regardons-y de plus près.

Le spectre de la « priorité nationale »

Une de ses mesures phares est l’instauration de la « priorité nationale », c’est-à-dire la priorité d’accès à l’emploi, au logement, aux aides sociales, etc., aux personnes de nationalité française. La mesure touchera également les personnes binationales. Le programme de Marine Le Pen explique ainsi que : « La loi pourra également interdire l’accès à des emplois dans l’administration, des entreprises publiques et des personnes morales chargées d’une mission de service public aux personnes qui possèdent la nationalité d’un autre État. » Bref, la France de Marine Le Pen est possessive et revendique le monopole de l’allégeance.

Cette mesure implique, entre autres, une ethnicisation de la nation. D’ailleurs, dans son programme Marine Le Pen annonce la couleur, si je puis dire : « Le droit du Peuple français de demeurer lui-même impose des mesures appropriées en matière de nationalité, identité, patrimoine et lutte contre le communautarisme. » Elle enchaîne en préconisant la suppression du droit du sol au profit de la transmission de la nationalité par filiation.

Bref, Marine Le Pen s’oppose à l’égalité et introduit explicitement une hiérarchisation sur la base de critères de nationalité. En plus d’être grossièrement xénophobe, une telle mesure va directement à l’encontre de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui interdisent de subordonner l’accès aux droits fondamentaux à la nationalité. Par exemple, le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 affirme que « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. »

De plus, comme le souligne Lucie Delaporte dans Médiapart, la mise en place de la « priorité nationale » « aurait des conséquences dévastatrices pour des millions de personnes. Priver potentiellement près de 5 millions de résidents étrangers, parmi lesquels 38 % d’Européens, de l’accès au travail, au logement social, au RSA, aux allocations familiales ou aux soins médicaux (hors situation d’urgence) provoquerait un chaos social difficile à imaginer. »

Une telle mesure requiert une révision de la Constitution. Pour cela, Le Pen ne pourra pas passer par l’Assemblée nationale et le Sénat—comme l’exige l’article 89 de la Constitution de 1958 en vigueur—car elle n’aura probablement pas la majorité nécessaire même si elle est élue présidente. Elle entend donc invoquer l’article 11 de la Constitution pour contourner les institutions et mettre en place un référendum, comme l’avait fait de Gaulle en 1962 (comme le rappelle d’ailleurs Rioux dans sa chronique, comme si cela suffisait à rendre la démarche légitime et démocratique). À l’époque, de Gaulle avait ignoré l’avis défavorable du Conseil constitutionnel. Or, selon Anne Levade, la présidente de l’Association française de droit constitutionnel, « Si Marine Le Pen décidait de passer outre les décisions du Conseil constitutionnel, on serait à la limite du coup d’État », coup d’État qui serait « susceptible de justifier une destitution » (à ce sujet, voir aussi l’entrevue avec le constitutionnaliste et professeur de droit public à l’Université Paris 1, Dominique Rousseau). Bref, on repassera pour la démocratie.

Un programme économique de gauche ?

Au-delà du régime politique, Marine Le Pen propose-t-elle un programme économique de gauche, comme l’affirme Rioux ? Regardons d’abord le salaire minimum (le SMIC). Tandis que Jean-Luc Mélenchon propose de le porter de 1269 à 1400 euros net par mois, Le Pen, elle, a annoncé qu’elle ne l’augmenterait pas et qu’elle miserait plutôt sur des incitations fiscales pour les entreprises qui accepteraient d’augmenter de 10% le salaire de leurs employé.es. Certes, Marine Le Pen prétend faire passer le minimum retraite de 917 à 1000 euros par mois. C’est une augmentation. Mais Emmanuel Macron propose, lui, un minimum à 1100 euros par mois tandis que Mélenchon monte jusqu’à 1400 euros.

De manière plus générale, comme le rappelle Romaric Godin, journaliste à Médiapart, malgré le saupoudrage de quelques mesures sur le pouvoir d’achat : « Très clairement, l’approche économique globale de Marine Le Pen penche (…) à droite, d’autant que (…) les grandes positions de 2017 sur la retraite à 60 ans, la défense du droit du travail et les 35 heures ont disparu. »

De même, lorsqu’on regarde l’égalité homme-femme—enjeu qu’on pourrait associer à un programme économique de gauche—on constate que Marine Le Pen est favorable aux inégalités et à la domination masculine. Au niveau national, elle est plutôt discrète sur la question. Au Parlement européen, en janvier 2020, les membres de son parti ont voté contre une résolution sur les écarts salariaux entre les femmes et les hommes et, en mars 2022, ils se sont abstenus d’appuyer un rapport appelant à un « renforcement de l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre hommes et femmes pour un même travail ou un travail de même valeur ». (voir l’article de Lénaïg Bredoux et Marine Turchi ici)

En fait, Marine Le Pen appréhende le statut des femmes principalement à partir du prisme de la nation. Comme elle l’explique dans son programme électoral : « J’assume très clairement faire [le choix] de la natalité, celui de la continuité de la nation et de la transmission de notre civilisation grâce à notre modèle familial. Il s’agit d’inciter les familles françaises à concevoir plus d’enfants ». Et lorsqu’elle évoque les violences sexuelles et sexistes, c’est généralement pour les réduire à un produit dérivé de l’immigration, comme si les autres catégories de la population étaient exemptes de telles tares.

Ces quelques éléments suggèrent que Christian Rioux a non seulement du mal à reconnaitre l’extrême droite mais aussi à distinguer sa gauche de sa droite.

Entre paresse et adhésion

Dans sa chronique, le correspondant du Devoir affirme que dans la mesure où l’extrême droite serait un « qualificatif que personne (…) n’arrive à définir précisément », il serait paresseux, voire malhonnête et abusif, de décréter que Le Pen est d’extrême droite. Pourtant, pas la peine de s’engager dans de grands débats sémantiques pour constater que le programme de Le Pen et l’histoire de son parti transpirent la xénophobie, le racisme, le sexisme et l’autoritarisme à plein nez.

Aussi, plutôt que de discuter sémantique, nous devrions nous demander pourquoi le correspondant du Devoir cherche à normaliser, à rendre acceptables, de telles positions. Serait-ce parce qu’il y adhère lui-même ? Et on devrait aussi s’interroger sur les motivations d’un quotidien qui tient à tout prix à le maintenir en poste alors qu’il a poussé vers la sortie Francine Pelletier, une chroniqueuse qui a eu le malheur d’écrire quelques chroniques ambiguës sur la pandémie. Pourtant, jusqu’à maintenant, la peste brune a tué bien davantage que la covid…

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