En Chine, on compte 240 millions de migrants internes sur les quelque 740 millions de migrants internes de la planète soit un chiffre égal à l’ensemble des migrants internationaux de toute la terre. Parmi ces migrants internes, cent millions environ sont des clandestins dans leur propre pays du fait d’un système de passeport intérieur, le hukou, qui lie les droits sociaux au lieu de naissance et bloque ainsi la liberté de circuler et de travailler sur le territoire de la Chine pour ses propres nationaux. Il existe peu de pays dans le monde ayant encore un système de passeports intérieurs. Mais le maintien de ce régime rend la main d’œuvre chinoise clandestine attractive pour la compétition mondiale des produits chinois et les investissements étrangers, du fait de son faible coût. Cet ouvrage issu de la thèse de Chloé Froissart est centré sur la définition et le fonctionnement de la citoyenneté dans le régime politique chinois. Il est l’aboutissement d’un minutieux travail de terrain notamment dans la région de Chengdu (Sichuan) qui en fait l’une des études les plus approfondies sur un système, le hukou, qui conduit à faire des Chinois d’origine rurale des migrants clandestins dans leur propre pays.
Combien sont-ils ? Il n’y a pas de chiffres mais diverses données conduisent à estimer à 240 millions le nombre des migrations internes en Chine, soit autant que le nombre total des migrants internationaux de la planète, dont quelques 90 à 100 millions de clandestins, ces migrants intérieurs démunis des documents les autorisant à bouger dans leur pays à des fins d’emploi. Comment en est-on arrivé là ? L’auteur explique, dans cet ouvrage passionnant et très documenté, que la séparation fondamentale des statuts entre les résidents des villes et des campagnes instaurée dans les années 1950, est restée inchangée, ou presque, de nos jours, avec un passeport intérieur. Tous les Chinois sont citoyens, mais certains sont plus égaux que d’autres car leur traitement diffère radicalement selon que l’on est originaire de la société urbaine ou du milieu rural, une discrimination d’autant plus difficile à admettre que ce sont les paysans qui, sous l’ère de Mao Tsé Toung, ont financé par leur travail l’industrialisation du pays et permis aux ouvriers et employés urbains d’être pris en charge par l’État de la naissance jusqu’à la mort.
Les mingong, des paysans devenus ouvriers urbains clandestins
Avec l’industrialisation galopante des villes survenue depuis ces trente dernières années, puis le processus d’urbanisation massive lié à l’entrée dans l’économie de marché, une nouvelle catégorie de citoyens de seconde zone est apparue, les mingong (ouvriers paysans migrants) possédant un hukou agricole mais partis travailler en ville. Du fait de ce système devenu héréditaire qui bloque la mobilité spatiale et sociale, un écart se creuse entre leur situation de fait (des ruraux occupant des métiers urbains) et leur statut de droit (car l’ensemble des droits sociaux reste liée, en Chine, au lieu de naissance. Cet écart est d’autant plus marqué que la Chine a connu le plus vaste exode rural de l’histoire mondiale pendant cette période et que la population urbaine a aujourd’hui dépassé la population rurale (690,8 millions d’urbains sur 1,35 milliard d’habitants en 2011) dont 32% d’urbains non détenteurs d’un hukou urbain dans la ville où ils résident.
Chloé Froissart, dans la première partie de l’ouvrage, explique comment Mao a créé, avec le hukou, une société de castes en lieu et place d’une société sans classes. Ce système d’enregistrement et de contrôle de la population définissant les relations entre l’État et les citoyens chinois et destiné à créer une industrialisation sans urbanisation, tourne le dos à la conception occidentale de la citoyenneté issue des Lumières. Il a figé le caractère dual de la société chinoise. Inspiré de la propiska soviétique instaurée en 1932 et abolie en 1994, le hukou se maintient sans véritable bruit de suppression car il permet de concilier tant bien que mal l’économie de marché (avec des travailleurs clandestins privés de droits et très peu payés, donc très compétitifs sur la scène mondiale) et la stabilité de l’État communiste qui surveille, contrôle et punit à la manière des analyses de Michel Foucault auquel se réfère l’auteur. Une discrimination se creuse entre une minorité de privilégiés au hukou urbain et la majorité des citoyens chinois, vivant en ville mais détenant un hukou rural, au péril de leurs droits, soumis aux contrôles d’identités, à la détention et parfois battus à mort. Depuis 1958, on peut en effet « descendre » de statut mais non « monter », ou très difficilement. Ces migrants intérieurs jouent le rôle de « gastarbeiter », de travailleurs temporaires, renvoyés chez eux à la fin des chantiers. Ils paient des impôts au titre de leur résidence rurale, assurant des subsides à la population urbaine qui a souvent quitté le monde ouvrier.
Une main d’œuvre sans droit à la mobilité
La réintroduction du marché a-t-elle induit une gestion flexible du hukou ? Elle a surtout conduit à la réapparition de migrations spontanées dans les années 1980-1990, libérant une partie de la population agricole de ses tâches ancillaires mais désolidarisant la place tenue dans le système de production, du lieu de résidence. Si, comme l’écrit en seconde partie de son livre Chloé Froissart, l’agriculture chinoise a une faible productivité, les agriculteurs chinois nourrissent néanmoins plus d’un cinquième de l’humanité tout en n’exploitant que 7% des terres cultivées, l’économie de marché est surtout urbaine et la ville attire les paysans par des revenus plus élevés et un surplus de confort avec accès à la consommation et aux loisirs. 80 millions de population « flottante » a ainsi quitté la campagne entre 1980 et le milieu des années 1990, au prix de la perte de ses droits sociaux. Il s’agit pour l’essentiel de jeunes (23 ans en moyenne), scolarisés, célibataires, n’ayant jamais cultivé la terre et qui ont souvent grandi ou sont nés en ville car on hérite du hukou par sa mère, moins mobile initialement que les hommes. À travers le hukou, l’État cherche à « contrôler strictement le développement des grandes villes, développer rationnellement les villes moyennes et promouvoir vigoureusement le développement des petites villes » (p. 99). Alors que l’État freine ainsi la mobilité, les provinces pauvres cherchent au contraire à encourager les migrations pour alléger le poids de la population sur la terre et réduire la pauvreté.
Ce système très bureaucratique appliqué à 1,3 milliards d’habitants est peu performant, conduisant à de multiples « pots de vin » relatifs aux titres de séjour et à des campagnes de « nettoyage » des sans droits, privés d’éducation, de santé, de vote, de prêts bancaires, de droit à un second enfant, de contrat de travail et soumis à la répression quotidienne, licenciés en cas de récession économique et accomplissant souvent les « 3D » (métiers sales, dangereux et pénibles). Les femmes sont encore plus discriminées que les hommes car soumises à des horaires sans fin, où la vie professionnelle chez des proches, eux-mêmes ruraux venus en ville, se confond avec la vie privée. Avec l’économie de marché, le système s’est adapté, formant un mur invisible entre urbains et ruraux ayant migré en ville, sans remettre en cause le hukou, sauf chez les académiques et les ONG et à l’occasion de grèves massives. De nombreux obstacles s’opposent en effet à une prise de conscience généralisée : la terre reste une assurance en cas de crise et beaucoup de ruraux urbanisés ne veulent pas renoncer à cette soupape de sûreté ; le rapport des migrants au droit s’explique en partie par le rapport méfiant des paysans à l’État auquel ils préfèrent les solidarités familiales et relationnelles ; les recours aux syndicats, aux patrons, aux institutions locales sont souvent peu suivis d’effet.
La question de l’intégration
Avec les années 2000, Chloé Froissart expose, en quatrième partie, un nouvel enjeu apparu dans l’agenda des politiques publiques, nationales et locales, l’intégration des migrants en ville car cette main d’œuvre d’appoint est devenue le pilier de l’économie chinoise et de sa compétitivité mondiale du fait de son faible coût, faisant de la Chine le premier pays bénéficiaire d’investissements directs étrangers au monde. Des écoles parallèles se sont créées pour éviter une nouvelle génération d’illettrés chez les secondes générations de migrants, une prise de conscience médiatisée de l’écart entre l’urbanisation de la Chine et l’inadaptation du système politico-administratif régissant les citoyens, aux besoins de l’économie libérale, des réformes légères ont permis aux élites de l’argent, des diplômes les plus recherchés d’acheter un hukou urbain (mais avec un « tampon bleu » seulement et non un « tampon rouge » héréditaire), mais le hukou joue un rôle trop important pour être aboli.
Le mouvement de défense des droits, exposé dans la cinquième partie de l’ouvrage reste divisé, malgré la mobilisation à laquelle a donné lieu le meurtre d’un jeune en 2003 (affaire Sun Zhigang), mais le pouvoir politique tend à s’effacer devant le pouvoir administratif, malgré quelques progrès (développement des contrats de travail, notamment) et une grande vague de grèves en 2010. L’auteur en conclut que la citoyenneté chinoise est stratifiée, les travailleurs migrants y ont supplanté l’ancienne classe ouvrière du temps du maoïsme, les prolétaires urbains issus des campagnes restant les plus marginalisés. Elle écrit que « les possibilités que l’approfondissement des réformes économiques et la poursuite des migrations puissent conduire à terme à la démocratisation du régime chinois restent faibles, une radicalisation soudaine et une politisation des travailleurs apparaissant peu probable car les migrants ont été promus au rang de nouvelle classe ouvrière » (p. 376). Le hukou reste le pilier du régime autoritaire chinois : obstacle à la liberté de circulation intérieure mais maintenant un équilibre précaire qui garantit à la Chine le maintien du parti au pouvoir et son attractivité économique, ce qui explique que les réformes du hukou aient peu progressé ces dernières années. À quand l’égalité des droits des citoyens ? C’est grâce à ce travail remarquable que nous pouvons mesurer le chemin à parcourir pour faire correspondre les normes à la réalité.
par Catherine Wihtol de Wenden , le 23 avril