Franck Gaudichaud : Comment qualifierais-tu le programme économique de Bachelet, ses principaux axes et les relations de la candidate avec le patronat ?
Rafael Agacino : Pour ce qui est du contenu, le centre de gravité se trouve dans ce qui a été appelé « réformes de fond » : la réforme de l’éducation, la réforme des impôts et la nouvelle Constitution. En ce qui concerne la première – et seulement à cause des mobilisations étudiantes – le nouveau bloc au pouvoir s’est vu obligé de céder et d’élargir le cadre social des consensus. Pour les deux autres, les désaccords continuent et il est probable qu’il en résulte quelque chose comme une « politique du spectacle ».
Si les gouvernements de la Concertation ont pratiqué une politique opportuniste – rappelons la réforme constitutionnelle de 2005 qui fut à l’origine de la « Constitution Lagos-Pinochet » [Ricardo Lagos, président de mars 2000 à mars 2006] ou la nouvelle loi générale de l’éducation de 2009 qui a remplacé la Loi organique constitutionnelle de l’enseignement de la dictature – cette fois, les manœuvres se feront sur des bases moins solides. Cela pour deux raisons : premièrement parce que, au bout de 40 ans, le modèle imposé par la contre-révolution néolibérale a fait affleurer les contradictions nouvelles et propres à un modèle d’accumulation « mature ». Deuxièmement, parce que le projet néolibéral n’a pas réussi à générer une institutionnalisation politique, complémentaire au marché, capable de traiter les contradictions en cours, dont la dimension dépasse les possibilités d’arbitrage entre les principaux acteurs du marché.
La composition sociale des récentes luttes ainsi que le caractère des revendications montrent qu’il s’agit de fissures dans le modèle existant et non d’un modèle qui traverse une crise financière ou économique avec des taux élevés de chômage ou de pauvreté extrême. L’explosion sociale de ces dernières années au Chili se différencie de l’explosion des masses en Argentine en 2001, elle ne ressemble pas non plus aux luttes massives des travailleurs d’une Grèce soumise aux ajustements structurels de la crise actuelle. De la même façon, l’utopie néolibérale extrême appliquée au Chili supposait la dissolution de la politique, du collectif ; de cette façon, elle a désarmé et rendu illégitime le système des partis politiques représentatifs, capables d’anticiper et de traiter les malaises sociaux, avant qu’ils ne se transforment en revendications collectives ; c’est le marché qui était supposé jouer ce rôle. Le plus remarquable de la situation actuelle, c’est que pendant que les deux principaux (et uniques) partis politiques de droite traversent une crise politique très grave, le patronat, « la droite économique », continue à fonctionner sans contretemps, pactisant tantôt avec le gouvernement sortant, tantôt avec la coalition de Bachelet.
En même temps, bien qu’encore embryonnaires, des franges de plus en plus larges de travailleurs et de secteurs populaires s’affrontent directement au capital, sans la médiation des partis politiques ou de l’État. Et le gouvernement – quand il interrompt sa fonction de gendarme répressif – joue plus un rôle idéologique et n’est pas capable de réaliser des accords selon les règles d’un système politique conventionnel. La politique réelle, de fait, tant pour la bourgeoisie que pour les secteurs populaires et les travailleurs organisés – qui sont étrangers au syndicalisme classique – semble s’éloigner des institutions et fait appel à la négociation directe.
Ces deux caractéristiques du modèle néolibéral « trop mûr » créent un cadre d’incertitude, que l’intelligentsia du bloc au pouvoir n’arrive toujours pas à expliquer, de façon à y répondre structurellement. Il n’y a pas de projet d’un Chili post-néolibéral ou « néo-néolibéral ». Il faudra donc ajouter le spectacle à la politique du « tout changer, pour ne rien changer » : des effets de son et lumière et du pain et des jeux pour les masses, pendant qu’on ajuste le tir et qu’on définit une stratégie pour le nouveau cycle qui s’ouvre. Le décor à cette occasion va être à la charge, en partie, de la direction du PC, qui a réussi à entrer dans la nouvelle coalition et au gouvernement.
FG : Quelle est la situation des travailleurs aujourd’hui au Chili, en particulier celle de la CUT et du mouvement syndical ?
RA : Le syndicalisme classique, celui qui était né et s’était développé sous le modèle développementiste antérieur à la contre-révolution néolibérale, se heurte depuis des années à la réalité d’une organisation industrielle et du marché du travail très différente.
La fragmentation productive due à l’extension de la maquila[10] et de la sous-traitance, d’une part, et, d’autre part, la flexibilisation du marché du travail (emploi, salaires, métiers), ont généré une grande masse de force de travail qui circule, sans emploi fixe, entre des postes de travail, des métiers, des entreprises, des branches et même des territoires comme jamais auparavant. Cette forte mobilité se traduit par une précarité de l’emploi, par un emploi très différent de l’emploi autour duquel s’était développé durant le siècle dernier, le syndicalisme classique sous la forme de syndicats d’entreprise. Une des différences notoires est que le rapport juridique au travail a été séparé du rapport économique d’exploitation, provoquant ainsi une quasi-inutilité des garanties que suppose le code du travail. En effet, la sous-traitance implique que celui qui exploite la force de travail n’est pas celui qui recrute, ni celui qui établit le rapport contractuel, ce qui rend le droit du travail pratiquement inutile. Il en va de même pour la fragmentation des entreprises en dizaines d’unités juridiques, qui agissent néanmoins de manière centralisée sous une même direction économique. Ainsi, le droit de se syndiquer et de négocier collectivement ne sert plus à grand-chose aux travailleurs sous-traitants ou contractuels.
Le syndicalisme classique, que ce soit dans la Centrale Unitaire de Travailleurs (CUT), ou d’autres centrales syndicales, a encore aujourd’hui des difficultés à mettre en adéquation ses formes organisationnelles, avec les nouvelles conditions structurelles du capitalisme chilien. La CUT a de ce fait perdu de son influence dans le monde du travail et, paradoxalement, elle se maintient surtout grâce aux associations de branches du secteur public, avec une faible présence dans les secteurs de production et des secteurs privés qui concentrent l’emploi. Dans le secteur privé, les franges les plus actives des travailleurs, en général hors de la CUT, se sont constituées en innovant dans les formes organisationnelles, dans leurs tactiques de lutte. Elles se caractérisent aussi par une présence importante des jeunes.
Il y a un cas exemplaire, celui des dockers organisés en fédération, qui en dépassant toutes les difficultés objectives par des grèves illégales et des appels à la négociation, ont réussi à obliger le grand capital utilisateur des services portuaires, sans être lui-même l’employeur direct, à intervenir dans la négociation des conditions salariales et de travail [voir à ce sujet l’article publié sur le site alencontre.org en date du 11 avril 2014 : http://alencontre.org/ameriques/amelat/chili/limportance-de-la-greve-portuaire-au-chili.html] Le grand capital soumis à l’action intelligente et décidée des organisations de ces travailleurs, a donné l’ordre aux entreprises de négocier et de résoudre les conflits. Le gouvernement, en tant qu’entité administrative, n’a pu qu’entériner les accords signés. Ces pratiques — même si elles ont été favorisées par toute une série de conditions particulières — tendent à se reproduire dans d’autres secteurs et, surtout, sont devenues un exemple pour beaucoup de secteurs de travailleurs, spécialement les plus précarisés.
Le syndicalisme classique chilien se caractérisait jadis par une quasi totale influence des partis politiques sur leur vie interne. De tels rapports entre partis et syndicats étaient fondés sur une séparation radicale entre le revendicatif et le politique, étant entendu que les partis sont les représentants des revendications syndicales dans la sphère politique. Cependant, cette séparation a été lentement dépassée par la pratique de certaines franges de travailleurs qui assument leur propre représentativité et évitent la médiation.
Nous pouvons ainsi affirmer que la situation actuelle du mouvement de travailleurs est un état de faiblesse générale produit de quarante années de néolibéralisme et de la persistance d’une vision erronée de la direction du syndicalisme traditionnel. Dans ce cadre général, commence toutefois à émerger des secteurs de travailleurs organisés qui font l’essai de formes nouvelles d’organisation, de tactiques d’action directe et de négociation qui pourraient ouvrir un chemin pour un nouveau mouvement de travailleurs, adapté aux conditions de la contre-révolution néolibérale mâture qu’a vécue le Chili. Dans ce processus, les directions de la CUT ont joué un rôle secondaire, quand elles n’ont pas joué un rôle de frein. C’est pourquoi – à l’exception de l’inlassable lutte du peuple mapuche – il n’est pas étonnant que ce soient les étudiants, les collectifs de lutte, et non pas la classe ouvrière, qui ont ouvert ce nouveau cycle de mobilisation sociale.
FG : Quelles sont les luttes sociales les plus remarquables, selon toi et qui pourraient annoncer un nouveau cycle de conflit durant le mandat du nouveau gouvernement ?
RA : C’est ce que j’ai laissé entrevoir dans la réponse précédente. Néanmoins, voici quelques précisions. Tout d’abord les luttes des étudiants du secondaire expriment une fissure beaucoup plus profonde que ce qu’ils ressentent eux-mêmes. Tandis que les étudiants des universités réclament de meilleures conditions de financement et d’accès à l’enseignement supérieur, les lycéens revendiquent la gratuité et de meilleures conditions matérielles, et leur véritable revendication est contre la communauté scolaire, contre l’école, un espace invivable parce que tous les jours dans leurs établissements, ils affrontent l’autoritarisme, la médiocrité et bon nombre de professeurs dépassés ; dans ces établissements, c’est la pression permanente pour la réussite, la compétition individuelle, une voie obligée qui n’a d’autre sens que d’opposer les adolescents les uns aux autres.
Nous ne pouvons trop nous attarder ici sur ce thème, mais c’est pour cela que c’est le mouvement des collégiens et lycéens — et pas le mouvement étudiant — qui a été à la base de cette explosion sociale, qui a réussi à briser les consensus des classes dominantes et la paix sociale que les gouvernements civils montraient au monde comme une réussite du « modèle chilien ».
Il y a ici une contradiction profonde : il s’agit des enfants d’un néolibéralisme mâture qui ne revendiquent pas contre des réformes gouvernementales, mais justement pour leur application. Ils sont le résultat d’un modèle au bout du rouleau et qui a généré une profonde crise de l’école, face à laquelle ils réagissent spontanément et systématiquement depuis le « mochilazo » (« le mouvement du sac à dos ») de 2001 et la « revolución pingüino » de 2006 [le terme de pingouin renvoie à l’habit scolaire des étudiants du secondaire]. Cette fissure va s’agrandir parce que le nouveau pouvoir manque cruellement d’un projet éducatif qui puisse résoudre cette crise.
Ensuite, il faut suivre de près l’émergence d’un nouveau mouvement de travailleurs, que nous avons déjà signalé. Ce mouvement est encore balbutiant. S’il arrive à s’affirmer, ce sera sur des bases totalement différentes de celles du syndicalisme classique. L’une d’elle sera la prise en compte que le mouvement des travailleurs ne se limite pas au mouvement syndical. En effet, le syndicalisme, les syndicats de branche ou d’entreprise ont été et sont une forme spécifique d’organisation typique de l’ère industrielle développementisme. Dans le passé, il y a eu des formes mutualistes, des sociétés en résistance, etc. qui en l’absence d’une quelconque législation du travail ont organisé de grandes masses de travailleurs et ont fait face au capital en établissant les bases de droits qui ont été inscrits dans la législation du travail, avec le développement du syndicalisme classique.
Une autre base importante est que face à un « capital étendu », c’est-à-dire qui a pénétré et soumis à sa rationalité aux activités qui avant se trouvaient hors de la production capitaliste, apparaît la nécessité de concevoir aussi une « classe ouvrière étendue ». Cela implique que ni les formes de salaire, ni les formes de contrat — direct ou indirect, à temps partiel ou à temps complet, temporaire ou permanent — ou le caractère matériel ou immatériel du travail ou de son résultat, peuvent être un critère pour définir la classe ouvrière. Ce qui est important, c’est la relation sociale. Si le capital a transformé les services jusque-là publics en activité productives, ou soumis d’autres activités à la logique d’accumulation, alors tous ceux qui vendent leur travail au capital dans ses activités font partie de la classe ouvrière.
Cela a été refusé par le syndicalisme classique, agrippé à la figure des ouvriers des mines et des industries du XXe siècle. Néanmoins, les pratiques d’organisation et de lutte des franges précarisées, dont nous avons parlé, ont avancé en brisant des barrières discriminatoires à l’intérieur de la classe ouvrière. Nous savons que ceci est un long processus, mais cette tendance à la reconstitution objective, et subjective, d’un nouveau mouvement de travailleurs sur ces bases va continuer, et peut-être même s’accélérer, soit grâce aux succès des luttes, soit par l’aggravation des conditions de précarisation d’un modèle économique qui fait face à des coûts en constante augmentation pour maintenir sa dynamique expansive. ?
Rafael Agacino est économiste marxiste chilien et chercheur au sein de la plateforme Nexos : http://www.plataforma-nexos.cl/.