Franck Gaudichaud : Quel bilan tirez-vous de la candidature et des résultats de Marcel Claude et du mouvement « Todos a la Moneda » ?
Sebastián Farfán Salinas et Carla Amtmann Fecci : Le mouvement « Todos a la Moneda » a été un grand apprentissage politique. Les conditions de ce projet ont été particulières étant donné qu’il a surgi à un moment où les mouvements sociaux commençaient à relever la tête et avec un programme, et des contenus, en rupture avec le modèle néolibéral installé dans notre pays. Dans cette optique, il existait la possibilité de mettre en avant nos références politiques avec pour objet de projeter une gauche de combat en vue du nouveau scénario qui se dessinait avec le nouveau gouvernement à partir de 2014. Nos objectifs étaient donc très concrets, surtout si on considère que ce projet est mené sans le Parti communiste, après son virage vers la Concertación.
Premièrement, nous avons cherché à rendre visible un programme de transformations sociales profondes, qui mette en évidence le fait que ce qui s’est exprimé ces dernières années dans les rues était en rupture avec le système. Deuxièmement, nous avons voulu montrer une alternative sur la scène politique nationale. Troisièmement, nous avons cherché un espace de construction pour la gauche révolutionnaire chilienne, qui nous permette de renforcer des liens et des projets. Comme processus politique, nous pensons que les objectifs ont été remplis dans la mesure où cela a signifié un grand apprentissage, la construction d’un programme, la possibilité de dégager des leaderships…
Néanmoins, ces avancées ont été occultées par les résultats électoraux qui à notre avis ont été un échec. Les 2,8 % ont été une dure confrontation avec la réalité, surtout si l’on considère que les attentes de tous les secteurs politiques, des médias et de nous-mêmes étaient beaucoup plus élevées. Dans tout cela, il y a un important processus d’évaluation que nous devons réaliser pour comprendre les causes de ce pourcentage si bas. Pour nous, il est primordial de ne pas se focaliser sur des responsabilités externes – les conditions objectives seront toujours défavorables face aux candidatures du bloc dominant – et nous devons surtout nous pencher sur ce que nous avons mal fait. Il nous reste beaucoup à apprendre sur ce plan, ce projet ayant été mis sur pied par des organisations sans expérience électorale ou avec des résultats bien plus bas que ceux obtenus aujourd’hui.
Cela nous laisse la tâche difficile de nous relever, en cherchant à construire une gauche de combat, surtout à la lumière des luttes sociales à venir. Nous avons acquis aujourd’hui quantité d’expériences, ainsi que de nouveaux leaders comme notre camarade Sebastián Farfán ou Luis Soto (militant pour l’eau) qui, dans les scrutins parlementaires, ont obtenu de bons résultats.
FG : Après l’intense cycle de luttes étudiantes en 2011-2012, comment voyez-vous le programme de réforme « profonde » de l’éducation promise par Bachelet et l’arrivée au Parlement de plusieurs leaders du mouvement ?
SFS et CAF : Pour ce qui est des réformes de Bachelet, nous pensons que le nouveau gouvernement de l’ex-Concertación, aujourd’hui baptisé « Nouvelle majorité », représente une tentative de cooptation des mouvements sociaux par une partie de l’élite. Fondamentalement ce qu’ils cherchent, c’est de se « mettre dans la poche » les mouvements sociaux, isoler la gauche et faire baisser les niveaux de conflit social dans le pays. En conclusion, le principal objectif de Bachelet est de récupérer le consensus de l’élite. Pour cette raison aussi, le gouvernement de la Nouvelle majorité est celui qui correspond le mieux aux attentes des grands patrons et c’est pour cela que nombre d’entre eux l’ont soutenu. On comprend pourquoi les propositions de Bachelet sont pleines de titres pompeux, mais avec peu de contenu, quelque chose que la Confech (Confédération des étudiants du Chili) a déjà dénoncé. Nous ne nous faisons aucune illusion sur le gouvernement de Bachelet et nous disons clairement que le gouvernement de la Nouvelle majorité n’est pas notre gouvernement.
Par exemple, la réforme de l’éducation est surtout un mot d’ordre car elle ne s’attaque pas au problème central qu’on dénonce depuis le mouvement étudiant et qui est la prévalence du système privé et lucratif sur le système public. Avec la réforme, on pourra certes atteindre un certain pourcentage d’éducation gratuite mais, si cela ne s’accompagne pas d’une politique de renforcement du système public avec l’attribution des ressources nécessaires à ces institutions, sans fuite vers le système privé, la gratuité finira par être une formalité et un nouveau mode de transfert d’argent vers le privé. Le programme de Bachelet ne sera alors qu’une distorsion mal intentionnée des revendications de la rue et des universités.
Quant à l’arrivée de plusieurs ex-dirigeants étudiants au Parlement, ce n’est pas non plus la garantie d’avancées, étant donné que Camila Vallejo tout comme Giorgio Jackson sont arrivés dans un Parlement tenu par la Nouvelle majorité, avec un soutien explicite à Bachelet. Seul Gabriel Boric (mouvement Izquierda Autonoma) est arrivé de manière indépendante au Parlement, mais sa solitude sera difficile à gérer et son rôle sera surtout essentiel pour le lien qu’il fera avec le mouvement étudiant. Dans ce sens, le fait de parler d’un « bloc étudiant » sur les bancs du Parlement est une illusion – et le PC lui-même a fermé la porte à cette possible articulation – étant donné qu’ils dépendent de leurs groupes respectifs. Si aujourd’hui tout va bien pour eux, demain ils devront payer la note. Néanmoins, nous pensons que leur arrivée au Parlement, et l’appui citoyen qu’ils ont obtenu, est un signe d’un vent nouveau qui parcourt le Chili. Implicitement, les gens ont voté pour eux dans l’illusion de changements, c’est donc aussi un signe politique.
FG : Quel rôle pourrait jouer, dans les prochains mois, le mouvement étudiant pour réactiver les luttes sociales ?
SFS et CAF : Inévitablement, en 2013, la bataille électorale « a englouti » l’agenda politique, et nous avions annoncé que cela arriverait, rendant encore plus important, et nécessaire, le fait de participer à cette bataille en brandissant nos drapeaux de gauche, conjoncture qu’on ne peut comprendre sans le cycle de mobilisations antérieures. En 2011, nous avons été capables de changer l’axe des débats de notre pays et, après la recomposition de forces politiques dans les hautes sphères de l’Etat avec l’arrivée de Bachelet au gouvernement, c’est le moment pour les mouvements sociaux de reprendre la parole. Et pour cela le mouvement étudiant sera essentiel.
Nous avons comme perspective que, dans les prochaines années, les mouvements sociaux et les travailleurs reprennent la parole. Nous devrons lever beaucoup plus haut le drapeau de l’éducation en tant que droit, en cherchant à être celles et ceux qui décident de l’agenda politique et ne pas le laisser au gouvernement. Il faudra aussi avoir de meilleurs rapports avec différents mouvements sociaux qui se développent dans le pays et qui vont commencer à sortir dans la rue avec force. Le mouvement pour la récupération de l’eau (comme bien public), sous l’impulsion de Rodrigo Mundaca, a annoncé une première mobilisation pour avril 2014. Le mouvement étudiant doit être présent. Les travailleurs du cuivre et les dockers se sont constitués en force politique, avec un grand niveau d’organisation et de pression sur les patrons. Les étudiants devront aussi être avec eux.
Enfin, le rapport de forces interne pour 2014 dans la principale organisation étudiante – la Confech – permet de signaler qu’une orientation de lutte contre le gouvernement de Bachelet est possible. Dans cette tâche, l’Union nationale étudiante devra jouer un rôle important au sein de la Confech. Nous devons mettre toutes nos forces dans les luttes étudiantes et, par là même, renforcer la lutte populaire, ce qui facilitera la construction d’une alternative anticapitaliste mieux consolidée et au centre de la scène politique du Chili. ?
Notes
Sebastián Farfán Salinas, ex-membre de l’exécutif (la “Mesa ejecutiva”) de la Confédération des étudiants du Chili (Confech) et responsable national de l’Union nationale étudiante (UNE), a été candidat à la députation pour le mouvement « Todos a la Moneda » (Tous à la Moneda) ; Carla Amtmann Fecci, ex-présidente de la Fédération des étudiants de l’Université catholique de Valparaíso (2008-2009), a été porte-parole de Marcel Claude pendant la campagne présidentielle. http://www.adelantechile.cl.