Tiré du blogue de l’auteur.
Introduction
Peut-on dire encore quelque chose de nouveau sur Kafka ? Ce livre en fait le pari. Il me semble, en effet, qu’il est temps de jeter sur cette oeuvre un regard différent, qui tente de rendre compte de son fascinant pouvoir d’insoumission.
Dans son célèbre essai sur Kafka, Walter Benjamin lançait un avertissement (malheureusement peu suivi) : « C’est avec prudence, avec circonspection, avec méfiance, qu’on doit avancer en tâtonnant à l’intérieur de ses écrits. » Les remarques qui suivent doivent être considérées comme un tâtonnement prudent, une hypothèse de travail à vérifier, un point de départ possible pour des recherches futures.
Les commentaires sur Kafka - une masse de documents qui ne cesse de croître – ont pris avec le temps la forme et l’allure d’une tour de Babel, tant par la confusion des langues que par le caractère infini de l’entreprise. Est-ce un hasard si les femmes ont souvent proposé les lectures les plus intéressantes de Kafka ?
En tout cas je ne peux que rendre hommage à des auteures comme Hannah Arendt, Marthe Robert, Rosemarie Ferenczi et Marina Cavarocci Arbib, dont les travaux se détachent avec force de la masse un peu grise et indistincte d’une bonne partie de la « littérature secondaire ». Je ne suis pas toujours d’accord avec leurs analyses, mais je me suis largement appuyé sur certains de leurs apports pour développer, dans une autre direction, ma propre contribution.
On peut classer la plupart des travaux sur l’écrivain pragois en six grands courants :
I. Les lectures strictement littéraires, qui se limitent délibérément au texte, en ignorant le « contexte ».
II. Les lectures biographiques, psychologiques et psychanalytiques.
III. Les lectures théologiques, métaphysiques et religieuses.
IV. Les lectures sous l’angle de l’identité juive.
V. Les lectures socio-politiques.
VI. Les lectures post-modernes, qui aboutissent en général a la conclusion que la signification des écrits de Kafka est « indécidable ».
Ces interprétations sont d’inégal intérêt : certaines contiennent des intuitions importantes, mais beaucoup tentent de réduire l’œuvre littéraire à un modèle pré-établi, en interprétant situations et personnages comme symboles ou allégories d’un message. Par ailleurs, à cette production pléthorique de la littérature secondaire est venu s’ajouter, au cours des dernières années, une nouvelle branche en pleine expansion : la littérature…tertiaire, cest à dire l’étude des diverses interprétations de l’œuvre de l
écrivain pragois. À quand une littérature quartenaire ?
Dans un autre passage connu de son essai, Benjamin observe qu’il y a deux façons de rater immanquablement Kafka : l’approche naturelle et l’approche surnaturelle. En d’autres termes, les lectures psychanalytiques et les interprétations théologiques. Cette remarque me semble profondément juste.
Ces deux dimensions ne sont certes pas absentes de l’œuvre, mais elles sont aufgehoben, au sens dialectique du terme : niées/conservées/dépassées. La dimension œdipienne par exemple - le violent conflit avec le père - est bel et bien présente dans les écrits littéraires de Kafka, mais tout son art consiste précisément à dépasser cet aspect psychologique dans un univers imaginaire où se trouve posée la question de l’autorité en général.
Cela vaut également pour le judaïsme : la condition juive est un point de départ essentiel, qui n’est pas moins "nié/conservé" dans une problématique universelle. Comme l’observe si bien Marthe Robert, la condition des juifs praguois, enfermés dans "un ghetto aux murs invisibles", devient dans l’œuvre littéraire de Kafka - notamment dans ses trois romans posthumes - "le schéma d’une condition infiniment plus générale". Quant au moment théologique, il est sans doute présent, mais de façon indirecte et "négative", comme j’essayerai de le montrer.
Reste la lecture exclusivement "littéraire". Il est évident que Kafka ne vivait que pour la littérature : c’était son obsession, sa raison d’être, sa seule planche de salut. Elle constitue sa réponse à un monde déchu. Partant de ce constat - évident à la lecture du Journal et de la Correspondance - beaucoup d’interprètes sont tombés dans le piège, en faisant de la littérature l’objet , le contenu, la trame de ses écrits.
Ceux-ci étant alors une sorte d’allégorie élaborée de l’œuvre littéraire elle-même, dans un jeu de miroirs qui se réfléchissent mutuellement à l’infini. Or, cette déduction est illusoire. Musil était lui- aussi obsédé par son oeuvre, mais la littérature n’est pas l’objet de celle-ci, et la Cacanie n’est pas une allégorie de ses propres écrits.
L’enjeu des romans de Kafka n’est pas l’écriture en tant que telle, mais le rapport entre l’individu et le monde. Certes, telle ou telle nouvelle peut effectivement avoir pour objet l’œuvre littéraire elle-même ; c’est le cas, très probablement, de la figure d’"Odradek" dans la célèbre parabole "Les soucis d’un père de famille", selon la brillante démonstration de Marthe Robert dans Seul comme Kafka. Mais il serait vain de vouloir appliquer cette grille de lecture à ses romans et à l’ensemble de ses écrits.
Considérant l’extension immodérée de la littérature secondaire sur notre auteur, pourquoi ajouter encore une brique à cette pyramide herméneutique ?
Ma contribution se situe plutôt dans le courant "socio-politique", mais elle tente d’articuler les autres niveaux, grâce à un fil rouge qui permet de relier la révolte contre le père, la religion de la liberté (d’inspiration juive hétérodoxe) et la protestation (d’inspiration libertaire) contre le pouvoir meurtrier des appareils bureaucratiques : l’anti-autoritarisme.
Dans son article sur le surréalisme de 1929, Benjamin écrivait : « Depuis Bakounine, l’Europe manque d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes en ont. » Cette phrase s’applique rigoureusement à Franz Kafka.
Je vais essayer de suivre ce fil rouge selon l’ordre chronologique, en partant de certaines données biographiques souvent négligées, notamment les rapports de Kafka avec les milieux anarchistes praguois, pour analyser ensuite les trois grands romans inachevés et quelques unes des nouvelles les plus importantes. J’utiliserai également des fragments, des paraboles, des éléments de la correspondance et du journal pour éclairer les grands textes littéraires, sans toutefois prendre en compte l’ensemble de l’œuvre : ainsi, je n’ai pas essayé d’interpréter les premiers écrits de Kafka – antérieurs à 1912 - ni les derniers - Jospéhine ou le peuple des souris, Les recherches d’un chien, etc. Je ne peux pas dire si ces textes, ainsi qu’un certain nombre de paraboles, aphorismes et fragments divers, relèvent ou non de mon hypothèse.
Je ne pense pas trop m’avancer en affirmant que cette lecture de Kafka, - se laissant guider par ce « fil d’Ariane » du labyrinthe kafkaïen qu’est le désir de liberté - est nouvelle. En tout cas je n’ai rien trouvé d’analogue dans la littérature secondaire. Ce que j’ai rencontré dans certaines interprétations qui me sont proches sont plutôt des pistes, des fragments, des intuitions, quelques passages, que je cite - parfois, je l’avoue, arrachés de leur contexte - pour étayer mon argumentation. Mais nulle part une analyse systématique de l’oeuvre sous l’angle de la passion anti-autoritaire qui la traverse comme un courant électrique. Grâce à cette grille de lecture, les pièces du puzzle semblent trouver leur place et les principaux écrits de Kafka apparaissent sous le signe d’une très grande cohérence. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’une cohérence de doctrine, mais de sensibilité.
Cette interprétation n’a donc aucune vocation à l’exhaustivité. Il s’agit plutôt d’un essai, d’une tentative de mettre en évidence la dimension formidablement critique et subversive de l’œuvre de Kafka, si souvent occultée.
Ce n’est pas du tout une lecture consensuelle, et elle ne manquera pas de susciter des controverses, tant elle se dissocie du canon habituel de la critique littéraire sur Kafka. Ma tentative est fortement marquée par l’empreinte de Walter Benjamin - non seulement son essai sur Kafka de 1934 mais aussi, et surtout, ses Thèses « Sur le concept d’histoire » de 1940. Dans ce dernier écrit, il adresse à l’historien critique l’injonction suivante : « A chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle » (Thèse VI). Ce livre se veut une petite contribution à cette tâche.
La lecture « politique » proposée ici n’est évidemment que partielle : l’univers de Kafka est trop riche, complexe et multiforme pour que l’on puisse le réduire à une formule unilatérale. Quelle que soit la pertinence d’une interprétation, son œuvre garde tout son inquiétant mystère, et sa singulière consistance onirique, comme une sorte de « rêve éveillé » inspiré par la logique du merveilleux. Pour paraphraser André Breton, la poésie contient toujours « un noyau infracassable de nuit »…
Le mot « politique » est d’ailleurs assez inapproprié : ce qui intéresse Kafka est à mille lieux de ce qu’on désigne habituellement par ce terme : les partis politiques, les élections, les institutions , les régimes constitutionnels, etc.
Le terme « critique » serait peut-être plus adéquat. Cette dimension critique est souvent éclipsée par un certain type d’interprétation académique. Cependant, il est probable que c’est celle qui est le plus profondément ressentie par les millions de lecteurs modernes pour qui le mot Kafka est devenu synonyme d’inquiétude face au système bureaucratique.
Pour désigner la puissance oppressive de ce système, Kafka a inventé une image frappante : « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de bureau (Kanzleipapier) ». Le terme allemand est difficile à traduire : « paperasse », utilisé par certains traducteurs, est faible. Papier de bureau, papier officiel, papier de Ministères, seraient plus appropriés. Kanzlei est habituellement traduit par « bureau », mais ce mot ne donne pas la richesse du sens originaire du terme. Il a sa source dans le latin médiéval cancelleria qui décrit un lieu entouré de grilles ou de barrières – cancelli en latin – où l’on prépare des documents officiels.
C’est un mot qui revient souvent sous la plume de l’écrivain pragois dans Le Procès et Le Château, pour rendre compte des lieux où siègent les instances - lieux toujours entourés de très hauts cancelli, visibles ou invisibles, qui tiennent à distance les communs des mortels. Ces Kanzleipapiere sont évidemment des documents écrits ou imprimés : formulaires officiels, fiches de police, papiers d’identité, actes d’accusation ou décisions des Tribunaux.
L’écriture est donc le medium par lequel les instances dirigeantes exercent leur pouvoir. La réponse de Kafka utilise le même moyen, mais en inversant radicalement la démarche : une écriture de la liberté, littéraire ou poétique, qui subvertit les prétentions des puissants.
L’image des « chaînes en papier » semble d’ailleurs être à double sens : elle suggère à la fois le caractère oppressif du système bureaucratique, qui asservit les individus avec ses documents officiels, et le caractère précaire de ces chaînes, qui pourraient être facilement déchirées, si les humains voulaient s’en libérer...
Kafka a souvent été accusé - par Georges Lukacs, Günther Anders et d’autres - de prêcher, par son pessimisme radical, le fatalisme et la résignation. Or, dans une lettre à son ami Oscar Pollak du 27 janvier 1904, il expliquait ainsi sa conception du rôle de la littérature : un livre ne présente de l’intérêt, écrivait-il, que s’il est « un coup de poing dans le crâne qui nous réveille (...), une hache qui brise en nous la mer glacée ». Cela ne ressemble pas beaucoup à un appel à la résignation...
Post - Scriptum
La branche paternelle de ma famille, les Löwy, était originaire de Bohème, tout comme la branche maternelle de la famille de Kafka (comme l’on sait, sa mère s’appelait Julia Löwy). Le nom était assez fréquent dans l’Empire austro-hongrois et il n’existe, à ma connaissance, aucun lien de parenté entre les deux familles. Sauf celui – largement mythique - de l’appartenance à la vaste tribu des Lévites, grands scribes et gratteurs de parchemin devant l’Eternel...
J’ai entendu pour la première fois parler de Kafka pendant mes années de lycée au Brésil, en écoutant une conférence de Mauricio Tragtenberg sur « La bureaucratie dans le Château de Kafka ». Mauricio était un jeune intellectuel juif/brésilien, autodidacte - il fera plus tard une carrière universitaire - de sensibilité marxiste/libertaire.
Je ne me rappelle plus très bien des détails de la conférence, mais l’idée générale était que le roman de Kafka était une des plus intéressantes analyses critiques de la signification des pouvoirs bureaucratiques dans les sociétés modernes ; mon livre doit beaucoup à cette lointaine mais inoubliable intervention du regretté ami Mauricio.
De tous les membres du cercle pragois de Kafka, le seul que j’ai eu la chance de rencontrer fut Shmuel Hugo Bergmann, son collègue d’école et le premier témoin de son engagement socialiste. Je faisais partie d’un groupe d’étudiants d’hébreu qu’il a reçus un samedi après-midi de 1963, dans sa maison à Jérusalem. Il nous a fait part de quelques réflexions sur la vie moderne, à partir d’un incident de la vie quotidienne auquel il avait assisté : une paire d’amoureux dans un parc, entièrement absorbés par la parole…d’un radio transistor qu’ils écoutaient.
Notre société, constatait Bergmann, est en train de perdre de plus en plus la capacité de dialogue et d’écoute réciproque : on assiste à une crise de la communication humaine, à un déclin de l’échange direct des personnes, au profit des appareils impersonnels. Ce fut une leçon inoubliable de Kulturkritik de la civilisation moderne, dans la plus belle tradition du romantisme juif/allemand de l’Europe centrale…
L’origine de ma recherche sur Kafka remonte à un essai des années 1960, qui a une histoire assez curieuse. Il fut publié sous le titre « Kafka et l’anarchisme », en hébreu, dans la revue – éditée à Tel-Aviv - Beayot Beinleumiot (Problèmes Internationaux), numéro d’avril 1967. Quelques mois après, il se trouve traduit en yiddish dans la Freie Arbeiter Stimme (Voix ouvrière libre) de New York (15.12.67), un journal socialiste libertaire américain ! Il s’ensuivra une traduction en espagnol dans le périodique argentin Tierra y Libertad et une autre, plus tardive (1972), en anglais (à partir de l’espagnol), sous forme de brochure, et attribuée à un certain « Mijal Levy » (translittération argentine à partir du yiddish ?).
Moi, j’ignorais tout de ces traductions... Mais, en 1981, j’ai publié une version revue et corrigée en français, avec le même titre, dans un volume collectif en hommage à Lucien Goldmann, Essais sur les formes et leurs significations (Paris, Médiations).
Ce premier essai doit beaucoup à la biographie du jeune Kafka par Klaus Wagenbach, mais tente déjà une interprétation de l’œuvre.
J’y suis revenu en 1988, dans mon livre Rédemption et Utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d’affinité élective (Paris, PUF, 1988), dont le chapitre intitulée « Kafka : theologia negativa et utopia negativa », reprend, en les élargissant, les thèmes de ce premier essai. J’ai eu l’occasion de discuter cette version avec le regretté Gershom Scholem, qui était intéressé par la problématique, sans nécessairement partager mon analyse. Et j’ai continué à travailler sur Kafka au cours des années 1990. Des versions plus courtes de certains des chapitres du présent ouvrage sont parues dans les revues Archives de Sciences Sociales des Religions ( CNRS, Paris), L’Homme et la Société (Paris), Diogène (Unesco, Paris), Refractions (Lyon), Analogon (Prague), Salamandra (Madrid).
Si j’ai décidé de reprendre ce chantier c’est avec la conviction que l’écrivain juif praguois est plus que jamais actuel, plus que jamais lisible dans nos angoisses, en ce début de XXIème siècle – c’est-à-dire, chargé de ce que Walter Benjamin appelait Jetztzeit, « temps d’à présent ». Aujourd’hui, encore plus qu’à l’époque où vivait Kafka, ce rêveur insoumis, « les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de ministères ».
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