21 avril 2022 | tiré d’Europe solidaire sans frontières
« Si Poutine est contre l’Occident, il ne peut pas être vraiment mauvais » peut-on entendre dans certains cercles militants panafricains.
En envahissant l’Ukraine, la Russie s’est mise au ban de la communauté internationale. Pour autant, si une « écrasante majorité » des pays membres des Nations unies a effectivement condamné l’agression russe, le fait que la quarantaine de pays qui se sont abstenus ou ont rejeté cette condamnation représente ensemble plus de la moitié de la population mondiale n’a pas été suffisamment souligné. Si unanimisme il y a, c’est au sein du monde occidental. La perception de ce qui se joue en Ukraine est autrement plus contrastée dans le Sud global, en particulier en Afrique et en Asie. Et il serait trop simple de réduire la diversité de positionnements à un affrontement entre le camp des démocraties libérales et celui des autoritarismes illibéraux.
Liens diplomatiques et militaires
Sur le plan géopolitique, les abstentions ne doivent bien sûr pas être surinterprétées - nombre d’États ont d’abord été guidés par la volonté de ne s’aliéner aucun des deux camps. Elles mettent néanmoins en évidence l’existence de liens diplomatiques forts entre la Russie et nombre de pays en développement. Des liens qui s’enracinent parfois dans l’histoire longue des alliances de l’époque de la guerre froide - en Inde, en Algérie, en Afrique du Sud. Des proximités qui reflètent également le redéploiement stratégique opéré par la Russie poutinienne depuis une dizaine d’années, sa capacité à s’imposer en partenaire incontournable du fait de ses exportations militaires ou du soutien multiforme qu’elle offre aux régimes (Birmanie, Venezuela, Soudan, Mali) en délicatesse avec les puissances traditionnelles.
Il est néanmoins clair que ce qui se joue dans les relations internationales à la faveur de cette guerre va au-delà des considérations sécuritaires et met en concurrence des visions du monde. Vladimir Poutine s’emploie depuis des années à s’ériger en premier défenseur de valeurs conservatrices face à l’expansionnisme de la culture libérale. Cette posture lui a conféré une aura certaine auprès des leaders autoritaires des pays émergents, comme Bolsonaro, ben Salmane ou Duterte, qui ont voté contre son intervention militaire. L’image d’un « culte international de Vladimir Poutine » (pour reprendre le titre d’un éditorial de février du Financial Times), par des leaders autocrates est juste, mais ne reflète qu’une partie de la réalité.
Champion de l’anti-occidentalisme
En se profilant en champion de l’anti-occidentalisme, le pouvoir de séduction du président russe agit au-delà des cercles dirigeants pour toucher des parts non négligeables des opinions publiques des pays du Sud, notamment parmi la jeunesse. Il serait trop simple de mettre la force d’appel du discours poutinien sur le seul compte de la propagande des services russes ou du conditionnement des opinions par des acteurs idéologiques locaux. Si ces instrumentalisations existent et opèrent, c’est qu’elles prospèrent sur un terrain favorable, marqué par un climat de ressentiment vis-à-vis de l’Occident. « Si Poutine est contre l’Occident, il ne peut pas être vraiment mauvais » peut-on entendre dans certains cercles militants panafricains.
Arrogance et libéralisation des mœurs
Pour une bonne part, ce qui est en jeu ne relève pas tant de l’adhésion à la vision conservatrice et autoritaire de Poutine que du rejet d’un monde centré sur l’Occident. Le soutien à Poutine a en quelque sorte une fonction protestataire vis-à-vis de la prétention occidentale à dire le bien et le mal. Plus précisément, cette « fatigue de l’Occident » a selon nous deux sources majeures, qui se renforcent mutuellement. La première tient dans l’arrogance avec laquelle, depuis la fin de la guerre froide, l’Europe et les États-Unis diffusent certaines normes érigées en symboles de la modernité libérale, notamment dans les domaines du rapport au sacré (que l’on pense aux effets des caricatures du prophète) et de la libéralisation des mœurs. Sous-jacente à nombre de discours réside l’idée suivant laquelle une échelle de civilisations existe, qui différencie les peuples en fonction de leur capacité à valoriser l’autonomie individuelle, refoulant les autres mondes vécus dans l’illégitimité ou l’archaïsme.
Deux poids deux mesures en droits humains
La seconde est la perception d’un cynisme, d’une hypocrisie dans la mise en œuvre par l’Occident de ses principes démocratiques, qui contredit l’universalisme proclamé. À tel point que, depuis le sud ou l’est de la Méditerranée, ils apparaissent régulièrement comme des abstractions au service de logiques économiques et politiques impériales. Que sont ces valeurs qui vaudraient dans certains cas et pas dans d’autres ? Comment croire en la puissance normative des droits de l’homme tout en voyant la Méditerranée transformée en cimetière ? Pourquoi les massacres suscitent-ils un effroi généralisé lorsqu’ils se produisent en Ukraine, mais pas au Yémen, en Haïti ou au Congo ? Quel crédit accorder à l’impératif démocratique lorsque des potentats corrompus mais « coopératifs à l’international » sont adoubés par les autorités européennes ?
Dans un monde de plus en plus postcolonial, la provincialisation de l’Europe est un processus inexorable. Si, face à la barbarie poutinienne et aux alliances autoritaires, cette dernière entend demeurer une référence en matière de valeurs dans le monde, il lui faudra d’une part promouvoir un universalisme plus ouvert à l’altérité, d’autre part faire preuve de davantage de cohérence dans la mise en pratique des valeurs qui lui sont les plus chères.
François Polet
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P.-S.
Cetri
https://www.cetri.be/Si-certains-pays-du-Sud?lang=fr
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