par Cha Dafol
Cineaste, activiste.
photo :Impacts de balles sur une voiture à Recife, à dix jours des élections. Source : Diario de Pernambuco.
ÉNIGMES ELECTORALES
J’ai beau refaire les comptes dans tous les sens, l’évolution des votes entre les deux tours est assez déroutante. D’une part, le report de 9 millions de voix des candidats du premier tour qui ont appelé à voter pour Lula n’a visiblement pas eu lieu : entre les deux tours, il n’a gagné que 3 millions d’électeurs, quand Bolsonaro a augmenté son score de 6 millions de voix. D’autre part, si tous les efforts de campagne de ces dernières semaines avaient pour but de convaincre les abstentionnistes et « indécis » à aller voter, ils semblent n’avoir porté aucun fruit : le nombre total de suffrages exprimé n’a pas augmenté d’un pouce.
À croire que ce long mois d’octobre été lettre morte pour la gauche. Et pourtant, personne n’a été de repos pendant les quatre semaines qui ont séparé les deux tours. Lula a rassemblé des foules historiques dans ses meetings et battu des records d’audience sur Internet. Il a aussi été donné comme largement vainqueur (selon les enquêtes d’opinion) aux deux débats télévisés qui l’ont confronté à son rival – et il faut bien admettre que sa supériorité en termes de charisme et de compétence sautait aux yeux. Même la militance de base, d’abord affaiblie par les déceptions du premier tour, a fini par reprendre du nerf et marquer sa présence dans la rue.
Et pourtant, il y avait de quoi se laisser intimider… Je pense notamment aux épisodes de violence politique qui n’ont fait qu’augmenter avec l’approche du scrutin, depuis les agressions verbales au coin d’un trottoir (si vous portez un t-shirt rouge, par exemple) jusqu’au coup de feu en pleine nuit si vous avez eu le malheur de laisser des distinctifs lulistes à vos fenêtres. J’aimerais ne pas avoir l’air aussi partiale en écrivant ce papier, mais force est de constater que ces violences, comme en 2018, sont unilatérales.
Côté extrême-droite, les drapeaux du Brésil et les autocollants au visage de Bolsonaro ont eu moins de mal à se multiplier sur les voitures qui sillonnent les grandes villes. Et pour cause : en échangeant quelques mots avec des chauffeurs d’applicatifs, j’ai découvert qu’on leur proposait des sommes généreuses pour qu’ils customisent leurs véhicules avec des affiches électorales aux couleurs du président sortant. Des transactions qui n’apparaissent évidemment pas dans les comptes de campagne. Pas plus que celles des achats de votes, pratique très courante au Brésil dans les régions reculées et dans les périphéries, mais qui a atteint un niveau – j’insiste – sans commune mesure cette année.
UNE DÉMOCRATIE MENACÉE
Si les limites de l’irrégularité ont été dépassées depuis longtemps, elles ont semblé avoir tout simplement cessé d’exister le week-end dernier. Samedi, veille des élections, Carla Zambelli, députée du clan bolsonariste, menace au pistolet un homme noir désarmé en pleine rue de São Paulo, suite à une discussion politique (très) animée. Or, le port d’arme est strictement interdit à proximité des bureaux de vote, à moins de 48 heures des élections. Interrogée par la presse, Zambelli s’est contentée de répondre qu’elle n’était pas d’accord avec cette loi et n’a eu aucun ennui avec la police. Un message subliminal autorisant les citoyens de tout le pays à se déplacer librement avec une arme à feu le jour J. Ou un bon moyen de faire en sorte que les électeurs sous pression ne se sentent pas très rassurés en se rendant à l’urne. Par « sous pression » je fais référence (par exemple) aux très nombreux scandales sortis dans la presse, qui montrent des patrons menaçant leurs employés de licenciement s’ils votaient pour Lula ou si ce dernier en venait à gagner les élections.
Toutes ces tensions ont, certes, transformé la campagne en un calvaire, mais elles n’ont pas empêché à la gauche de rester relativement confiante jusqu’au dernier moment. De fait, malgré une marge réduite par rapport au premier tour, Lula n’a cessé d’être donné gagnant par tous les sondages.
Mais dimanche, en tout début d’après-midi, d’étranges nouvelles commencent à circuler sur les réseaux sociaux, rappelant à ceux qui en douteraient que l’enfer n’est pas terminé. En pleine journée d’élection, la police a soudain décidé d’effectuer des opérations contrôles techniques sur les routes, arrêtant notamment les cars qui amènent les habitants des régions rurales vers les bureaux de vote. Plus de 500 opérations de ce type sont réalisées aux quatre coins du pays. Plus étrange encore, elles se concentrent dans les régions où Lula a obtenu le plus de voix au premier tour. Les heures passent et la situation ne fait qu’empirer. À Rio de Janeiro, c’est carrément l’armée qui était sur le pont de Niterói, arrêtant aléatoirement les automobilistes pour créer des embouteillages et retarder les électeurs. À Belo Horizonte, ville de 2,7 millions d’habitants, le métro qui aurait dû être gratuit (permettant aux plus démunis d’aller voter) ne l’a pas été pendant la matinée. Dans l’état de Mato Grosso do Sul, des communautés indigènes affirment que le transport municipal qui aurait dû les emmener au bureau de vote n’est jamais venu les chercher.
Contrôles de l’armée sur le pont Rio de Janeiro-Niterói, le jour des élections. Source : vidéo internet.
Je ne vais pas tout rapporter ici, mais vous aurez compris que notre dimanche électoral n’aura pas été de repos et qu’on tremblait de rage en attendant les résultats. Le véritable piège de la situation, c’est que dénoncer trop fort ces événements dans les médias aurait été donner une marge de contestation à Bolsonaro, dont on savait qu’il utiliserait n’importe quel prétexte pour refuser les résultats en cas de défaite. Stratégiquement, il n’était donc pas question pour la gauche de demander l’annulation ou le report du scrutin. Il ne restait qu’à essayer de résoudre ces situations au cas par cas et faire bonne mine face à la communauté internationale en priant pour que Lula l’emporte malgré tout.
Et oui, le résultat a été serré, mais il l’a bel et bien emporté avec 50,8 % des suffrages exprimés. La commémoration est méritée. Néanmoins, je ne pense pas qu’il faille tourner si vite la page de ces « failles » de la démocratie brésilienne. Soyons clairs : les élections ne se sont pas déroulées dans les meilleures conditions – si ça avait été le cas, Lula aurait sans doute gagné avec une marge bien plus grande. Et le risque que ce genre de théâtre se reproduise au cours des prochaines années est bien réel.
TOUJOURS PAS DÉBARRASSÉS ?
À l’heure où j’écris cet article, le pays met doucement fin à trois jours de chaos provoqué par des militants bolsonaristes qui ont manifesté leur indignation en bloquant les autoroutes et en envahissant jusqu’à l’aéroport de São Paulo. La Police routière, pourtant si assidue dimanche dernier, n’a pas fait grand-chose pour résoudre la situation. Dans sa première déclaration publique, près de 48 heures après les résultats, Bolsonaro a remercié ses électeurs et partagé le « sentiment d’injustice » de ses fans. En deux minutes et quinze secondes, il a aussi plus ou moins fait comprendre qu’il quitterait son poste, sans pour autant reconnaître sa défaite.
Une sadique ambiguïté qui laisse entendre que même si les tensions s’apaisent au cours des prochains mois, il ne quittera pas la scène politique du jour au lendemain. D’une manière générale, le passage de l’extrême-droite au pouvoir laisse derrière elle de lourdes séquelles sociales, économiques et politiques dont on ne se libérera pas de si tôt : déforestation irréversible, mise au rebut des universités, inflation et appauvrissement de la population, démantèlement institutionnel côté culture et l’environnement, et, surtout, privatisations en masse, notamment dans le secteur énergétique, au bénéfice de multinationales.
Ce dernier point est une triste conclusion de l’histoire politique du Brésil de ces dernières années. Depuis la découverte de gigantesques réserves de pétrole au large du pays, en 2006, l’enchaînement est linéaire. Dix ans d’accusations de corruption et acharnement médiatique pour déstabiliser la gauche au pouvoir (2006-2016) ; coup d’état contre Dilma en 2016 ; emprisonnement de Lula en 2018 et élection de Bolsonaro la même année, pour aboutir à un gouvernement désastreux qui, dans un pays qui respire les inégalités, s’attache à enrichir les plus riches et à confier les ressources locales à des puissances étrangères.
Si Lula revient en force, à 77 ans, en promettant de « prendre soin du peuple » [cuidar do povo], il sait bien que ses recours seront amoindris.
LES LEÇONS DE L’HISTOIRE
Ces années de souffrance et ces deux mois de campagne ardue auront eu au moins l’avantage de révéler au grand jour la société brésilienne et ses (très) différentes couches. Oui, il existe bien, encore aujourd’hui, une élite blanche, coloniale, raciste, richissime, homophobe, intolérante et hypocrite. Elle garde une place de choix dans les milieux de pouvoir et n’a plus peur de cacher son jeu. Il existe aussi des évangélistes fanatiques – de ceux qui sont en ce moment même à genoux sur le bitume des autoroutes, à prier pour un salut de la patrie – aveuglés par l’idée d’un retour de Jésus et avec qui le dialogue est pratiquement impossible sans passer par l’intermédiaire d’un « pasteur » (souvent charlatan). Au milieu d’eux, il existe des millions de citoyens qui reçoivent encore plus de millions d’informations et de désinformations par jour et n’ont ni le temps, ni les moyens, ni l’envie de creuser les sujets pour séparer le vrai du faux, ni même l’impression que tout cela aura une quelconque répercussion sur leurs vies quotidiennes.
Images de manifestations de militants bolsonaristes après la défaite. Ils prient à genoux ou… chantent l’hymne national en faisant le salut nazi.
Cette campagne aura été l’occasion, pour divers partis de gauche, de reprendre le dialogue avec ces derniers et il faut espérer que ce travail de base perdure. Mais inutile d’y aller par quatre chemins : la seule véritable satisfaction (le mot est faible) que l’on peut ressentir est d’avoir mis fin au règne honteux d’une extrême-droite inepte et dévastatrice.
Dans son discours de victoire – dont la première phrase a été « Je remercie Dieu » – Lula promet de recoller les morceaux d’un pays fragmenté. Il bénéficie pour cela d’une union politique sans précédent, et d’un soutien presque unanime de la part des milieux culturels, artistiques voire médiatiques (!) plus que jamais rangés derrière la défense de la démocratie.
Une démocratie qui n’aurait sans doute pas tenu le coup sans le charisme et l’incroyable popularité du leader de la gauche.
Un message, un commentaire ?