Édition du 3 décembre 2024

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Débats

Bifurcation dans la « fin » du capitalisme. Réponse à Immanuel Wallerstein

En guise d’hommage à un penseur fondamental tant pour l’anticapitalisme que pour l’anti-impérialisme, Immanuel Wallerstein, qui vient de décéder à l’âge de 89 ans, nous publions ici un texte du philosophe Étienne Balibar. Ce dernier avait eu l’occasion de dialoguer directement avec I. Wallerstein dans le livre classique Race, nation, classe (La Découverte), initialement publié en 1988 et issu d’un séminaire animé en commun au milieu des années 1980. Ce texte est tiré du livre La Gauche globale, paru aux éditions de la Maison des sciences de l’homme en 2017.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Outre ses nombreux ouvrages disponibles en français, notamment Capitalisme et économie-monde (Flammarion), Le Capitalisme historique (La Découverte), L’universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence (Demopolis), ou encore Sortir du monde états-unien (Liana Levi), on pourra relire sur notre site de nombreux articles d’Immanuel Wallerstein que nous avions traduits et publiés il y a quelques années.

Répondre à Immanuel Wallerstein, en prenant pour référence le texte des trois conférences qu’il a prononcées en 2016 au « Collège d’Etudes Mondiales » sous le titre « The Global Left : Past, Present, and Future », ce n’est pas faire l’éloge de l’auteur, ou son portrait intellectuel. C’est entendre une interpellation, relancer une interrogation, prendre au sérieux des problèmes d’intérêt général auxquels, il est vrai, la rigueur et l’ampleur de sa pensée, longuement mise à l’épreuve des faits, lui permettent aujourd’hui de conférer une formulation d’une précision sans égale.

Avant d’en venir à quelques-unes au moins des questions que pose Wallerstein, ou que je me pose en le lisant, je demanderai cependant la permission de dire quelques mots de notre relation intellectuelle et de la signification que ses idées ont acquise pour moi, ce qui a contribué irréversiblement à transformer ma conception de l’histoire et de la politique, ainsi que de la façon dont on doit traiter aujourd’hui l’héritage de la théorie marxiste. Je ne le fais pas seulement parce qu’il me sera plus facile ainsi de faire comprendre sur quels points je suis en accord avec sa perspective et ses propositions, et sur quels points je souhaiterais proposer (et lui proposer) des formulations divergentes, mais aussi parce que je crois pouvoir éclairer ainsi l’arrière-plan des thèses qui sont énoncées dans « The Global Left ».[1]

J’ai rencontré Immanuel Wallerstein (après avoir lu le volume I, seul paru à l’époque, de The Modern World-System)[2] en 1981 à New Delhi, à l’occasion d’un colloque international consacré aux « classes sociales et status groups dans l’économie-monde capitaliste », que la Maison des Sciences de l’Homme organisait en collaboration avec le Fernand Braudel Center de Binghamton et le Social Science Research Council of India. La MSH m’avait demandé de faire partie de la délégation française pour y représenter un certain « marxisme structuraliste » et je n’avais pas voulu laisser passer cette occasion de confrontation avec un des grands paradigmes d’interprétation du matérialisme historique, très différent de celui que je pratiquais moi-même, car plus directement articulé avec l’étude des formes de l’impérialisme et de ce qu’on n’appelait pas encore à l’époque la condition « postcoloniale ».

En 1983, lorsque nous nous sommes à nouveau rencontrés à Paris, Wallerstein me posa la question : quelle est ta préoccupation actuelle ? C’était au lendemain des premières victoires électorales du Front National, un parti directement issu de l’extrême-droite colonialiste qui avait fait le putsch d’Alger en 1961, et plus lointainement du fascisme français des années 30 et 40, qui a connu depuis les succès que l’on sait. Je lui répondis : « le racisme », car « il me semble que le marxisme dans sa forme classique, y compris celle qu’autour d’Althusser nous avons voulu repenser philosophiquement, est totalement incapable d’en expliquer l’origine et les transformations ; il y a là comme un obstacle épistémologique dont les conséquences politiques sont désastreuses ».

Quand je lui adressai à mon tour la même question, il me répondit : « l’ethnicité ». C’était en effet le moment où, aux Etats-Unis, du fait en particulier de l’importance croissante de l’immigration hispanique et des mouvements dont elle était porteuse, la question des « race relations » était en train de se déplacer d’une problématique de la « colour line » centrée sur les conséquences de l’esclavage vers une problématique des multiples « ethnic relations », avec leurs dimensions économiques (travail sous-payé comme moyen de contournement des accords syndicaux) et culturelles (on ne parlait pas encore de « multiculturalisme », mais on s’approchait de cette question). Wallerstein pensait – à juste titre – qu’il fallait inscrire ces transformations dans un cadre mondial, et que sa théorie de l’économie-monde permettait d’en proposer l’explication.

Sur la base de cette rencontre objective, qui ne pouvait être l’effet du hasard, nous décidâmes d’organiser un séminaire pluridisciplinaire, qui se tint à la MSH entre 1985 et 1987, et dont sortit notre ouvrage commun Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës (Editions La Découverte, 1988).[3] Dans ce volume, ma contribution portait en particulier sur ce que je pensais (et pense toujours) être la corrélation interne du racisme et du nationalisme à l’époque moderne. Celle de Wallerstein consistait justement à inscrire dans le cadre du système-monde capitaliste les formations politiques et idéologiques qui en régulent les contradictions de façon plus ou moins fonctionnelle (en insistant en particulier sur la symétrie des problèmes que posent le racisme et le sexisme comme instruments de « hiérarchisation » et de « catégorisation » des populations). J’évoque ces souvenirs et cette collaboration parce qu’ils débouchent directement sur ce qui m’apparaît comme l’apport fondamental de Wallerstein à la refonte de l’idée du capitalisme héritée de Marx, permettant à la fois d’en utiliser les concepts fondamentaux et de les arracher à certains présupposés idéologiques dont ils paraissaient, à l’origine, indissociables. De façon non limitative, j’évoquerai trois aspects de cet apport.[4]

Le capitalisme historique

Le premier aspect concerne l’historicisation du concept de capitalisme construit par Marx autour de la forme salariale de l’exploitation du travail et des lois d’accumulation et de distribution du surplus marchand (« plus-value » ou « survaleur ») qui en résultent. Certes Marx n’a cessé de se référer à l’histoire (au point que sa doctrine a été désignée sous le nom de « matérialisme historique »), à la fois pour inscrire le capitalisme dans une succession de modes de production et de formations sociales caractérisées par les formes différentes qu’elles confèrent à l’exploitation du travail et à la lutte des classes, et pour analyser les transformations économiques et institutionnelles du capitalisme lui-même.

Mais cette référence à l’histoire reste prisonnière d’un évolutionnisme fondamental, dont la colonne vertébrale est l’idée de tendances se réalisant nécessairement au cours de l’histoire du capitalisme et se reproduisant, au prix de variations plus ou moins grandes, partout où le mode de production capitaliste est introduit et devient dominant. Cette conception de la nécessité des lois tendancielles est inséparable de la thèse suivant laquelle le capitalisme prépare au moyen de la « socialisation » interne des forces productives qu’il développe, la transition au socialisme et au communisme dont il porterait en lui la possibilité, et donc la promesse. Tout en conservant les traits fondamentaux du capitalisme défini comme un mode d’accumulation indéfinie de valeur et de survaleur, Wallerstein oppose à cette représentation une critique radicale de l’idée de tendance (en partie remplacée par celle de cycles), et surtout la démonstration que les « lois » du capitalisme sont le résultat de son histoire concrète, et non l’inverse. C’est ce qu’il appelle le capitalisme historique.[5]

Le capitalisme historique n’est pas un « invariant » transportable dans le temps et dans l’espace, il est inséparable d’une géographie et d’une géopolitique dont son histoire exprime précisément les configurations successives. Si l’espace dans lequel se déploie le capitalisme n’était pas différencié et hiérarchisé, il n’aurait pas d’histoire au sens fort du terme, ce qui rend impossible sa déduction à partir d’un schéma d’évolution préexistant. C’est pourquoi l’historicisation du concept du capitalisme est indissociable (ce qui a aussi, évidemment, une signification politique) d’une rectification de la thèse « eurocentrique » à laquelle les marxistes officiels n’ont jamais réussi à échapper totalement (malgré leurs discussions sur l’impérialisme, où la contribution dont Wallerstein est le plus proche est évidemment celle de Rosa Luxemburg). Il convient de considérer la colonisation comme un trait originaire du capitalisme, qui continue de l’accompagner dans son histoire (et ne se réduit donc pas à « l’accumulation primitive »).

Et par conséquent il faut se représenter le capitalisme non pas comme un système formel exporté dans le monde à partir d’un noyau européen, mais au contraire concrètement comme un « système-monde » qui s’établit d’emblée à l’échelle planétaire (à partir des « grandes découvertes »), et dont les possibilités d’accumulation refluent de la périphérie vers le centre plutôt qu’elles ne s’exportent du centre vers la périphérie (ce qui s’exporte du centre vers la périphérie, c’est la domination, la violence). En ce sens, non seulement la mondialisation n’est pas un phénomène récent, mais elle fait partie des caractéristiques intrinsèques (ou « systémiques ») du capitalisme.

Le second aspect, qui approfondit le précédent, concerne le mode d’historicité du capitalisme, c’est-à-dire le jeu des grands facteurs qui engendrent ses fluctuations et permettent sa périodisation, non pas en « stades » d’évolution, mais en « époques » caractérisées par certaines conditions du processus d’accumulation et par l’identité de certains acteurs historiques, collectifs, qui s’en font les porteurs et s’efforcent de l’orienter à leur profit ou, au contraire, de lui faire obstacle.

Fondamentalement, en simplifiant beaucoup les choses pour les besoins de cette introduction, les facteurs qui agissent les uns sur les autres pour configurer chaque époque et conférer ainsi au capitalisme son histoire singulière, réfractée localement en fonction de la place que chaque « région du monde » occupe dans le tout, sont au nombre de trois : premièrement la distribution des différents modes d’exploitation du travail (salariat, esclavage, différentes modalités de « travail dépendant ») entre des zones distinctes (et notamment entre un « centre » et une « périphérie ») spécialisées dans des modes de production différents, dont les uns sont labour-intensive et les autres capital-intensive, de sorte que l’échange entre elles est fondamentalement un échange inégal, effectuant une redistribution de la valeur produite au profit du centre ; deuxièmement la fluctuation des rapports de force entre le centre et la périphérie, et au sein de chacune de ces zones ; troisièmement l’émergence et le degré d’organisation, donc d’efficacité, de « mouvements antisystémiques », dont les deux principaux au 19ème et au 20ème siècle sont le mouvement ouvrier (avec ou sans idéologie socialiste) et le nationalisme (visant à l’autodétermination des populations assujetties) – le premier étant principalement localisé dans le centre, le second (du moins en tant que mouvement d’opposition) dans la périphérie. On voit qu’un aspect fondamental de cette problématique est de ne pas dissocier l’économique et le politique (en tout cas pas au sens d’un schéma de « base » et de « superstructure »), mais d’étudier en permanence leur réciprocité et leur indépendance. Celle-ci se traduit en particulier dans l’articulation de la question des cycles d’accumulation (donc des phases de croissance et de crise) et de la question des hégémonies géopolitiques successives et de leur contestation ou de leur renversement.

Enfin le troisième aspect concerne la possibilité de poser, dans ce cadre, une série de problèmes, dont dépendent les formes prises par la politique dans l’histoire du capitalisme, pour lesquelles Wallerstein a accrédité des formulations et des notions originales. Je mentionne sans exhaustivité, en fonction de mes propres intérêts et de la discussion ouverte par ses conférences :

1) au-delà de la question des « mouvements antisystémiques », l’idée d’une corrélation fondamentale, caractéristique du capitalisme historique, entre la prévalence de la forme nation comme forme d’organisation du rapport Etat-société (d’abord dans le centre, ensuite dans la périphérie) et le fait que les luttes entre dominants et dominés prennent la forme d’un affrontement entre des classes ; classe et nation sont les deux « formations sociales » ou formes de « groupement » concurrentes et complémentaires à l’intérieur du système-monde capitaliste (ce qui est un départ significatif par rapport à la façon dont le marxisme classique cherche à « réduire » la seconde forme à la première) ;

2) l’insistance mise sur la fonction « stratégique » de la semi-périphérie, dont il ne cesse de répéter qu’elle ne constitue pas simplement une « zone moyenne » statistiquement définie (par exemple du point de vue des niveaux de vie ou des rapports de dépendance), mais la zone politiquement sensible, parce qu’elle est tantôt la zone de dilution des révoltes, transformées en efforts de « rattrapage » économique et social, tantôt au contraire la zone dans laquelle se produisent les révolutions (où les « mouvements antisystémiques » convergent, voire fusionnent, comme on l’a vu en Russie en 1917). Les révolutions, dont il fait varier le concept, sont des moments importants dans l’histoire du capitalisme telle que l’écrit Wallerstein ;

3) la problématique de la dispersion ou réduction à l’unité des « idéologies » au sens que retient Wallerstein, c’est-à-dire les discours politiques entre lesquels se clivent les sociétés issues des deux « révolutions » concomitantes qui ont coupé en deux la modernité au tournant du 19ème siècle : la révolution démocratique (en particulier la révolution française, avec son retentissement mondial) et la révolution industrielle (à l’origine de la prépondérance impériale de l’Angleterre au XIXe siècle). Ces idéologies sont le conservatisme, le libéralisme et le socialisme, qui ont en commun de partir de l’évidence du changement social, mais en tirent des conclusions opposées. Sur cette base, Wallerstein a défendu la thèse à la fois risquée et très éclairante de la réduction tendancielle des trois idéologies à l’idéologie libérale, centrée sur l’idée d’un progrès social indéfini fondé sur la croissance économique, et d’un recours « paradoxal » à la force de l’Etat pour mettre en œuvre une tendance qui est censée être celle de la société (ou de la « société civile ») elle-même, de façon autonome.

Elle le conduit aujourd’hui à invoquer comme un symptôme caractéristique de la phase de « crise » générale ou systémique (depuis les années 1979-1980, années de l’émergence et de l’institutionnalisation du néo-libéralisme) le fait que les extrêmes s’autonomisent et se polarisent à nouveau. Il est important de comprendre que le marxisme historique n’est pas extérieur à cette dynamique, ce qui veut dire qu’il a tendu à se rabattre lui-même sur le libéralisme dominant (on peut interpréter ainsi sa soumission à l’évolutionnisme). Et cela veut dire aussi, sur un plan plus philosophique, que le capitalisme historique induit comme son « idéologie dominante » une certaine conception de l’histoire, où se réfléchit son historicité propre. Il serait évidemment contradictoire de chercher à interpréter la « fin » ou la « crise » du capitalisme en tant que système au moyen d’une conception de l’histoire qui est interne au capitalisme historique.

Crise finale ou mutation du capitalisme

On aura compris à ce résumé – que j’espère ne pas être trop infidèle – que j’adhère à l’essentiel des thèses que Wallerstein a développées à propos des caractéristiques du système-monde capitaliste en tant que système historique de longue durée. Mais voici qu’il en tire des conclusions à la fois dramatiques et audacieuses quant à la phase critique dans laquelle se trouverait aujourd’hui le capitalisme, et aux conditions qui en résultent quant à l’action d’une « gauche globale ».[6] On pourrait dire que c’est l’épreuve de vérité – à la fois pour la validité et la cohérence du schéma historique de Wallerstein et pour notre capacité de le rejoindre dans son diagnostic et ses propositions. La question sensible, évidemment, ne portera pas sur le point de savoir quel « camp » on doit choisir dans l’affrontement entre les deux voies qu’il décrit comme les banches d’une bifurcation ouverte par la crise du système-monde capitaliste – du moins ce n’est pas mon problème, car mon choix est fait – mais sur le point de savoir si c’est bien en ces termes qu’on doit problématiser la situation actuelle, en fonction même des prémisses qu’on lui a accordées.

Notons ici comme un point nullement secondaire que le pronostic (pour ne pas dire la « prophétie ») de l’entrée du système-monde capitaliste dans une crise finale, qualitativement différente des précédentes en ce sens qu’elle ne pourrait plus se résoudre par la réorganisation du système à une échelle élargie et sous une forme plus complexe, n’a rien de nouveau dans le discours de Wallerstein. Il fait même partie des axiomes de sa théorie, comme on peut le voir à la relecture d’un grand texte méthodologique dans lequel il avait systématisé son entreprise en 1974.[7] Cependant une mutation est intervenue il y a quelques années, que reflètent les conférences qui nous sont ici proposées.

Wallerstein ne s’est plus contenté d’annoncer qu’une telle crise se produirait inéluctablement, mais à une date indéterminée : il a énoncé – en se fondant naturellement sur des symptômes observables et interprétables en ce sens – que nous étions désormais entrés dans la crise.[8] En conséquence le problème de l’action collective destinée à « faire pencher » l’évolution historique dans le sens de l’une ou l’autre des issues (substitution au capitalisme historique d’une société d’exploitation plus violente et plus hiérarchique encore, ou au contraire émergence d’une société plus égalitaire et plus solidaire, qu’il se garde bien d’appeler « socialisme » ou « communisme », mais qu’il décrit comme une alternative à la logique de l’accumulation pour l’accumulation) ne se posait plus au futur, mais au présent.

Pour fixer les idées, il évalue à quelques décennies (« trente à quarante ans », ce qui veut dire en clair une ou deux générations) le temps nécessaire à la résolution de cette crise, dont il ne se cache pas le caractère chaotique et violent. L’argumentaire sur le fond n’a pas changé, mais la modalité de son application n’est plus la même, elle est devenue plus urgente. Et comme c’est justement cette urgence qui nous interpelle, il faut aller au fond de l’explication sur les attendus aussi bien que sur les conclusions.

Pour la clarté, je voudrais donner ici d’emblée le tableau de mes positions, avant de les expliciter et de les défendre. Je suis fondamentalement d’accord sur l’idée qu’il y a une mutation du capitalisme liée à l’achèvement de l’expansion géographique de l’économie-monde, consécutive à la décolonisation et à la fin de la guerre froide. De même je suis d’accord avec l’idée que toute lutte politique « antisystémique » doit s’inscrire aujourd’hui dans un horizon mondial (ce qui vaut aussi bien pour la « droite » que pour la « gauche », mais n’entraîne pas du tout les mêmes contraintes pour l’une et pour l’autre). Enfin et surtout je suis d’accord avec l’idée (qui me paraît fondamentale) suivant laquelle la forme logique et historique du « dépassement » du capitalisme (ou de la « transition » vers un autre type de société) n’est pas celle du prolongement d’une tendance de développement au-delà de ses limites, ou d’une négation de la négation, mais celle d’une bifurcation, ce qui n’a absolument pas les mêmes implications morales et politiques.

On verra, je pense, que cela entraîne des conséquences importantes, aussi bien théoriques que pratiques. En revanche je suis en désaccord – ou du moins je vois ici de grosses difficultés à débattre – sur l’idée que la crise actuelle est insurmontable pour le capitalisme, et d’autre part sur l’idée qu’il existe aujourd’hui une « gauche mondiale » (Global Left) à laquelle on puisse attribuer des intérêts uniques et des perspectives communes (ce qui, j’y reviendrai, semble opposer un pessimisme radical à ce qui, malgré sa prudence, serait l’optimisme fondamental de Wallerstein). J’essayerai d’argumenter sur ces deux points avec sérieux et scrupule, de façon à ne pas lui attribuer d’autres positions que les siennes. Et pour finir, je montrerai en quel sens mes objections ou désaccords n’annulent pas les points d’accord, mais obligent seulement à ouvrir une discussion approfondie sur le sens de l’interpellation de Wallerstein, ce qui est aussi une façon d’en souligner la valeur.

L’épuisement des ressources « hégémoniques »

Wallerstein écrit :

« Historical capitalism reached its structural crisis because of the steady increase over time of the three fundamental costs of production : personnel, inputs, and taxation. In a capitalist system, producers make their profits by keeping the total of these costs as far as possible below the prices at which they are able to sell their products. However, as these costs rise over time, they also reach levels at which the willingness of prospective buyers to purchase the goods is reached. At this point it is no longer possible to accumulate capital via production. That is to say, worldwide effective demand begins to go down. This establishes a squeeze between increasing real costs and decreasing effective demand” (Ière Conférence).

Et il fait suivre cette thèse générale d’une analyse portant sur les trois types fondamentaux de coûts de production des marchandises capitalistes (coûts salariaux internes, coûts environnementaux externalisés, coûts fiscaux étatiques). Il est à noter que cette interprétation combine des facteurs que l’on appellerait conventionnellement « économiques » (les possibilités d’investissement rentables), et d’autres qu’on appellerait conventionnellement « politiques » (le rapport des forces entre les Etats, les capitalistes et les travailleurs autour de l’expansion ou du démantèlement de « l’Etat social »). Ce qui a pour avantage de mettre en lumière une caractéristique essentielle qui n’a cessé de s’approfondir depuis le tournant des années 70 si ce n’est depuis le lendemain de la 2ème guerre mondiale : l’étroite imbrication des stratégies économiques et des stratégies politiques, qui fait dépendre en permanence la « régulation » du processus d’accumulation de rapports de forces politiques (entre classes et nations, d’autres acteurs éventuellement).

Cela n’empêche pas qu’il se produise un effet de feedback négatif qui met en corrélation la stagnation de l’investissement (ou son recul au profit de la spéculation) et l’assèchement de la demande effective. Wallerstein rejoint ainsi (mais il serait plus juste de dire qu’il l’a précédé) un débat de plus en plus vif aujourd’hui autour de la question de la « stagnation séculaire », alimenté notamment par les travaux de Robert Gordon. [9] Mais il en donne une interprétation plus radicale : elle consiste à nier qu’il existe aujourd’hui une possibilité de relance de l’accumulation, soit par la voie « keynésienne » (investissements d’Etat, politique sociale et politique monétaire), soit par la voie « schumpetérienne » (innovations technologiques révolutionnaires). Ces points sont disputés, mais il vaut la peine de prendre en considération la thèse « pessimiste » (du point de vue capitaliste) parce qu’elle est seule à rendre compte de l’obstination des couches dirigeantes du capitalisme mondial (celles qui se réunissent périodiquement à Davos) à s’engager dans une autre voie que les politiques d’austérité sociale et de dérégulation financière, en dépit des avertissements lancés depuis quelque temps par les organismes de surveillance de l’économie mondiale.[10]

Du même coup elle procure la vérité de la formule qui, depuis son invention par Margaret Thatcher, est devenue le mantra du néolibéralisme : « There Is No Alternative ! ». Surtout, cette thèse se combine avec l’autre grande leçon tirée par Wallerstein de son étude des fluctuations au moyen desquelles, sur la longue durée (pluriséculaire), le système capitaliste a construit ses « sorties de crise » : en associant la découverte de nouveaux gisements de main d’œuvre salariée à bas coût dans la périphérie (ce qui fait aussi entrer de nouvelles masses de consommateurs dans ce que Marx appelait le « secteur II » de la reproduction du capital) avec la révolution technologique dans le centre, où les emplois manuels se transforment tendanciellement en emplois intellectuels.

Avec la fin du processus d’extension (et d’expansion) géographique parti d’Europe au XVIème siècle, la division du travail dans l’économie monde perd progressivement son caractère polarisé (ou plutôt la polarisation cesse de coïncider pour l’essentiel avec une grande distribution de la population mondiale entre deux zones hétérogènes). Et avec l’informatisation qui commande toutes les innovations technologiques actuelles, le progrès technique cesse de « protéger » indéfiniment les travailleurs intellectuels contre les effets de déqualification et de mise au chômage qui, jusqu’à présent, étaient essentiellement réservés aux travailleurs manuels.[11] Cette transformation géoéconomique est surdéterminée par le déclin des USA en tant que puissance capitaliste absolument dominante et région de concentration des profits et des investissements « de pointe » qui tirent la croissance.

La thèse de Wallerstein est qu’on ne peut pas simplement imaginer une redistribution de ces fonctions entre plusieurs centres « coopérant » les uns avec les autres : sans doute il y a toujours concurrence pour la position dominante, d’où l’alternance de périodes d’hégémonie sans partage et de périodes où s’affrontent des puissances rivales, mais fondamentalement le « monopole » est une condition du profit dans une économie-monde stratifiée, même et surtout si elle a pour institution principale le « marché », et le déclin de cette fonction est lui aussi un facteur de perpétuation de la crise.[12]

Il me semble que ces propositions et les analyses qui les sous-tendent posent un problème incontournable, qu’on accepte ou non de les lire comme démonstration du fait que le « moment » annoncé par la théorie (celui d’une crise générale ou finale du capitalisme, coïncidant avec l’épuisement de ses capacités de « retour à l’équilibre ») est effectivement (c’est-à-dire empiriquement) celui que nous vivons. Car elles attirent notre attention sur le fait qu’un seuil historique a été franchi dans l’histoire du capitalisme, au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, dont nous commençons maintenant à enregistrer les effets sur notre vie quotidienne et qui, de façon hautement incertaine, probablement aussi violente, annonce encore d’autres changements fondamentaux (qu’on peut, avec Wallerstein, appeler « structurels »). L’indice le plus significatif, peut-être, dans sa perspective, c’est le fait que la forme des cycles de croissance et de stagnation (phases A et B de Kondratieff) soit désormais durablement déséquilibrée : car ces cycles expriment justement la capacité du système de trouver un équilibre dynamique à partir des obstacles qu’il génère lui-même.

On comprend dans ces conditions pourquoi j’adhère également à la thèse qui est comme le leitmotiv des conférences de Wallerstein : l’idée que toute politique antisystémique, ou qui envisage une rupture avec la logique d’accumulation indéfinie du capitalisme, ne peut être conçue et organisée que comme une lutte mondiale, à l’échelle de l’économie-monde elle-même et suivant les formes de solidarité et de complexité (ou de diversité) qu’elle prescrit. Il ne s’agit pas du tout là d’une simple affirmation internationaliste de principe (encore qu’une telle affirmation n’est pas secondaire, ni du point de vue moral, ni du point de vue stratégique), mais il s’agit de prendre en compte dans la définition même de ce qu’on appelle une politique de gauche, et qui soit « vraiment de gauche » dans la conjoncture actuelle, deux problèmes qui, d’ailleurs, ne se recouvrent pas exactement.

Le premier tient à la nouvelle forme sous laquelle s’effectue la concentration, l’organisation et la légitimation du pouvoir de classe dans le capitalisme d’aujourd’hui. La diffusion (y compris au sein de formations officiellement « de gauche ») du discours néo-libéral en est incontestablement l’un des symptômes. En se référant de façon répétée à ce qu’il appelle « l’esprit de Davos » et, d’abord, aux institutions et aux activités qui le concrétisent, Wallerstein donne une autre indication fondamentale : les Etats-nations ne disparaissent certes pas de la scène politique actuelle, mais leur importance et leur autonomie sont complètement redéfinies, elles sont incorporées à une « gouvernance » plus complexe.[13]

Il leur faut, non pas moins, mais plus de coordination au sein de structures nouvelles dans lesquelles les gouvernements se trouvent à égalité, non seulement avec des institutions internationales, mais avec des sociétés multinationales qui ont un « poids » économique et politique égal ou supérieur à certains d’entre eux. Le résultat est une centralisation conflictuelle, qui peut faire penser à ce que certains marxistes dans le passé avaient appelé un « ultra-impérialisme », mais comporte une redistribution tout à fait originale des instances de décision à laquelle il est indispensable de trouver une réponse – faute de quoi aucun changement n’aura lieu. C’est ce que Wallerstein appelle allégoriquement « l’esprit de Porto Alegre », et je comprends très bien qu’il s’agit pour lui non pas d’un nouveau Komintern, mais d’une convergence à trouver et d’un problème à résoudre par ceux-là mêmes qui sont assujettis au capitalisme mondialisé. Je suis tout à fait d’accord avec cette thèse, qui nous mène immédiatement au second problème.

Pour des raisons historiques très profondes (auxquelles je faisais allusion ci-dessus en rappelant que les classes et les nations sont les sujets collectifs pertinents du capitalisme historique, dont la hiérarchie a tendance à s’inverser quand on passe du centre à la périphérie et inversement), les résistances et les alternatives au capitalisme (y compris dans la tradition marxiste) ont eu tendance à osciller entre deux pôles idéologiques ou deux discours (tantôt réformistes, tantôt révolutionnaires) : celui des luttes de classes et du mouvement ouvrier, avec ses stratégies alternatives, qui (en Europe du moins) a tendance à monopoliser l’étiquette « anticapitaliste », et celui des luttes anti-impérialistes de libération nationale et, plus généralement, de résistance au colonialisme et au néocolonialisme.

On pourrait longuement discuter pour savoir jusqu’à quel point ces deux discours sont séparables ou même antagoniques. Ce qui importe ici pour nous, c’est d’abord le fait que le surgissement au premier plan (dans la deuxième moitié du 20ème siècle) des luttes anti-impérialistes (véritable « révolution dans la révolution ») a radicalement modifié notre compréhension de la nature et des objectifs de lutte contre le système capitaliste, et donc de ce système lui-même. A bien des égards, l’œuvre de Wallerstein en est une conséquence et une expression, parce que la domination du centre sur la périphérie ne pouvait être bien perçue que depuis la périphérie, comme il l’explique lui-même. C’est pourquoi il est juste de parler de « l’esprit de Porto Alegre » et non pas de l’esprit de « Occupy Wall Street » … Cependant il faut ajouter aussitôt que nous ne sommes plus dans l’époque du « tiers-mondisme », même si des agents extraordinairement différents entre eux (y compris la Chine, en passe de devenir la première puissance capitaliste mondiale) continuent de s’en réclamer pour les bénéfices idéologiques qu’ils peuvent en tirer.

La mondialisation néolibérale a redistribué et redistribue de plus en plus les centres d’accumulation et de pouvoir, et de même elle modifie et redistribue les modalités de résistance, les formes de subjectivation collective, et déplace les lignes de conflit. « Classe » et « nation » ne peuvent plus polariser la multiplicité des mouvements antisystémiques de même qu’au cours des 19ème et 20ème siècles, sans oublier la venue au jour de mouvements d’une tout autre nature, malaisément unifiés mais potentiellement mondialisés eux-mêmes, comme le mouvement écologique et celui des peuples indigènes défendant indissociablement des territoires et des cultures, et surtout le mouvement féministe – grand « refoulé » des luttes de classes et des luttes nationales classiques, dont la présence, désormais surdétermine toute lutte sociale ou politique.

Encore une fois, par conséquent, il est juste (et crucial) de définir l’espace « public » dans lequel toutes les luttes qui, d’une façon ou d’une autre, ont affaire au capitalisme et aux formes de domination qu’il concentre en son sein, comme un espace mondial – même si, évidemment, rien de tel qu’une convergence spontanée ne se produit dans cet espace, qui est plutôt le lieu du déploiement des différences et des divergences qui servent la perpétuation du système (or la perpétuation d’un système en crise est une course à l’abîme). Sur ce point aussi, mon accord avec Wallerstein est total : une alternative (ou si l’on veut une « gauche ») qui ne serait pas mondiale ne serait pas une alternative…

Notes

[1] Dans la suite de cette discussion, je m’appuierai également sur un texte parallèle : « Structural Crisis, or Why Capitalists May No Longer Find Capitalism rewarding », dans I.W., Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derlugian and Craig Calhoun, Does Capitalism Have a Future ?, Oxford University Press, 2013 (traduction française : éditions La découverte, 2014).

[2] Immanuel Wallerstein, The modern World-System. Capitalist Agriculture and the Origins of the European World-Economy in the Sixteenth Century, Academic press, New York 1974. C’est Yves Duroux qui, comme tant d’autres ressources, me l’avait mis entre les mains.

[3] L’édition anglo-américaine (Verso) a paru l’année suivante. En 1990-1992, nous organisâmes en commun un autre séminaire sur « Les trois idéologies de la modernité : conservatisme, libéralisme, socialisme », dont une partie des actes fut publié dans le N° 9 (octobre 1992) de la revue Genèses.

[4] L’effort de Wallerstein dont je vais ici résumer le sens à très grands traits, en me tenant aussi près que possible de sa propre terminologie, est évidemment inséparable d’un travail collectif plus divers, auquel, dans sa version initiale (l’étude des relations de « dépendance » entre centre et périphérie dans l’économie monde capitaliste), sont également attachés les noms d’André Gunder Frank, Terence K. Hopkins, Samir Amin et Giovanni Arrighi. Mon objet n’est pas ici d’en retracer la généalogie et les variantes. De même, il importe de savoir que la référence marxienne n’est ni exclusive ni même, peut-être, dominante, dans le système de pensée de Wallerstein, qui a entretenu avec Braudel une relation d’inspiration mutuelle fondamentale. Mais pour des raisons qui apparaîtront dans la suite (et qui sont inscrites dans l’orientation de ses conférences sur « The Global Left »), c’est elle que je privilégie ici. Voir les considérations de Wallerstein sur les sources de sa problématique et la place qu’elle veut occuper dans l’histoire des « sciences sociales » dans son livre Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, PUF 1991.

[5] Voir l’ouvrage du même nom : I.W., Le capitalisme historique, Editions La décdouverte, Collection « repères », 1985.

[6] ou gauche mondiale : ici on se heurte à l’équivocité du terme « global » pour un lecteur français, et je pense qu’elle n’est pas sans incidence sur le fond du problème.

[7] « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System : Concepts for Comparative Analysis », d’abord paru dans The Capitalist World Economy (Cambridge University Press/Editions de la MSH, 1979), puis réédité dans The Essential Wallerstein, The New press, New York, 2000.

[8] Voir I. W., Utopistics. Or, Historical Choices of the Twenty-first Century, The New Press, N.Y. 1998

[9] Robert J. Gordon : The Rise and Fall of American Growth : The U.S. Standard of Living Since the Civil War. Princeton University Press. 2016. Voir les commentaires de Paul Krugman et de Michel Aglietta, respectivement dans New York Times Book Review, Jan. 25, 2016, et New Left Review n° 100, July-August 2016.

[10] Dans un récent « commentaire », Wallerstein se réfère à juste titre au symptôme que constitue le tournant à 180° dans les politiques préconisées par le FMI et l’OCDE pour « sortir » de la stagnation : I.W., Commentaries, Fernand Braudel Center, No. 420, March 1, 2016 : « Declining demand : Is reality creeping In ? »

[11] Cf. Wallerstein, Commentary No. 420, cit.

[12] A ce point précis se situe l’une des objections qui vient le plus naturellement à l’esprit d’un lecteur de Wallerstein dans sa logique même : qu’est-ce qui interdit de penser une « relève » de l’hégémonie américaine dans sa double fonction politique et économique, même au prix d’une confrontation qui pourrait devenir violente, par la puissance chinoise « émergente » au 21ème siècle ? Wallerstein n’ignore pas cette objection possible, mais il argumente, d’une part, sur l’impossibilité pour la Chine de maintenir indéfiniment des taux de croissance disproportionnés par rapport au reste du monde, d’autre part sur le fait que la montée en puissance industrielle de la Chine ne change rien à l’épuisement potentiel des nouvelles zones « à mettre en exploitation » dans le monde. Cf. son commentaire : Commentary, FBC, No. 439, December 15, 2016 : « China is Confident : How realistic ?” J’esquisserai plus loin une autre alternative.

[13] Le mot étant d’ailleurs apparu au début des années 1990, selon toute apparence d’abord dans les travaux de la World Bank. Voir le dossier « governance » dans la revue Parolechiave (Carocci editore, Roma), Nuova serie di « Problemi del socialismo »,n. 56 (2017).

Etienne Balibar

Philosophe, Professeur émérite à l’Université de Paris-Ouest

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