Édition du 17 décembre 2024

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Économie

Malaise dans l’économie dominante

« Nos certitudes sur l’économie s’effondrent » vient de déclarer Alain Minc dans Le Figaro [1]. Patrick Artus reconnaît qu’on « ne sait plus analyser la situation à long terme des économies [2] ». Effectivement, le monde dans lequel nous vivons n’est plus celui des manuels d’économie (s’il l’a jamais été). Petit tour d’horizon des raisons de ce trouble.

4 - septembre - 2019 |Publié par Alencontre | sur la photo : Lawrence Summers

Borne zéro et trou noir

Les politiques menées par la BCE, déjà qualifiées de “non conventionnelles”, ont pu amortir en partie certains des effets de la crise, mais elles ont aussi contribué à l’apparition d’une configuration étrange où les taux d’intérêt sont orientés à la baisse, jusqu’à devenir négatifs. Bref, on a atteint la borne zéro (Zero Low Bound) qui désarmerait les banques centrales face à une nouvelle récession.

Cette situation préoccupe Lawrence Summers, l’un des théoriciens de la stagnation séculaire. Il vient de publier, avec Anna Stansbury, une tribune [3] qui reprend un fil sur twitter [4], où il s’inquiète du « peu de marge » qu’il reste aux banques centrales pour des baisses de taux d’intérêt. Cette préoccupation a d’ailleurs été au centre de la dernière réunion annuelle de Jackson Hole [5], où les banquiers centraux se penchaient sur les défis de la politique monétaire. Summers parle du « trou noir monétaire » dans lequel l’Europe et le Japon seraient déjà plongés. Dans son tweet, il va même plus loin en avançant l’idée que dans certains cas, la baisse des taux d’intérêt pourrait réduire la demande globale. Pour illustrer son propos, il présente un diagramme du modèle canonique IS-LM « avec une courbe IS très pentue, non linéaire, ou même courbée vers l’arrière ».

Summers, comme Paul Krugman ou Olivier Blanchard, est un « nouveau keynésien » (Joan Robinson aurait parlé quant à elle de « keynésianisme bâtard [6] »). Un symptôme supplémentaire du brouillage des repères est qu’il fait référence à un article de Thomas Palley [7], qui est un (assez génial) « post-keynésien » : Summers admet en être venu à se rallier au « point de vue soutenu depuis longtemps par les économistes post-keynésiens ».

Dans sa réponse à Summers, Krugman s’empresse de préciser (orthodoxie oblige) qu’il n’achète pas l’idée iconoclaste d’une « courbe IS inclinée dans le mauvais sens ». Ce serait en effet l’effondrement de toute la vulgate keynésienne qui, il faut y insister, est la théorie macroéconomique aujourd’hui dominante. Krugman est cependant d’accord pour dire que les banques centrales n’auront sans doute pas « le pouvoir de lutter contre le prochain ralentissement, quelle qu’en soit l’origine ». Mais, selon lui, les banquiers centraux devraient se garder de l’avouer : « si Draghi ou Powell en venaient à dire : “je ne pense pas disposer des outils pour remédier à cette situation”, cela pourrait déclencher une panique sur les marchés. Ils se doivent en quelque sorte d’avoir l’air confiant même si ce n’est pas le cas ». Très rassurant !

Cette défiance s’étend aux outils plus opérationnels utilisés par les banques centrales. Toujours sur twitter, un ancien vice-président de la BCE, Vitor Constâncio, se félicite de la prochaine tenue d’une conférence de trois banques centrales (France, Canada et BCE) sur des modèles “semi-structurels” alternatifs aux modèles DSGE, « encore en usage, mais qui ne sont pas très bons pour la prévision » [8] et dont il avait déjà expliqué qu’ils « ne fournissent pas toujours un récit plausible de l’évolution économique observée » [9]. Tout ceci paraît très technique, mais c’est une représentation de l’économie qui est ici mise en cause. Pour aller vite, la logique des modèles DSGE (Dynamic Stochastic General Equilibrium) est en effet que l’équilibre ne saurait être menacé que par des chocs extérieurs et, qui plus est, aléatoires (stochastiques).

Pour sortir de cette impasse, Summers et Krugman convergent sur la nécessité d’une relance budgétaire, et ce dernier invoque Blanchard sur « l’innocuité (near-irrelevance) de la dette ».

L’innocuité de la dette

Olivier Blanchard, l’ancien économiste en chef du FMI, a en effet donné un grand coup de pied dans la fourmilière en publiant un article qui ouvre le numéro d’avril dernier de l’American Economic Review, intitulé « Public Debt and Low Interest Rates » [10]. Il résume son message dans un tweet : « Une augmentation des dépenses de 1% du PIB pour adresser les problèmes les plus criants d’inégalité, d’investissement public, financée par la dette, ferait augmenter la dette de 0,5% du PIB, et les paiements d’intérêts de 0,005% du PIB. A sérieusement considérer ». Le dogme de l’équilibre budgétaire est ainsi « sérieusement » remis en cause, et c’est un nouvel élément du dogme néolibéral qui est ainsi ébranlé.

Un taux de chômage pas si naturel

Patrick Artus, décidément lucide, souligne quant à lui la disparition du NAIRU (le taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation) : « si le NAIRU est inférieur au chômage incompressible, la baisse du taux de chômage s’arrête avant qu’il ait atteint le niveau du NAIRU et l’inflation n’accélère jamais [11] ». L’existence même de la courbe de Phillips (qui relie salaire et chômage) est ainsi remise en cause. Et, soit dit en passant, même une notion aussi basique que le taux de chômage perd de sa consistance, avec la croissance de toutes les situations intermédiaires entre l’emploi et l’inactivité (le “halo” du chômage), comme Romaric Godin vient de l’analyser en détail [12].

Une anecdote significative permet de mesurer la profondeur du trouble. Dans un tweet du 26 juillet dernier, Olivier Blanchard est sorti de ses gonds. Il s’en est pris vertement à Roger Farmer, qui a commis un crime de lèse-majesté en co-signant un article osant proposer un modèle sans équation de Phillips [13]. Blanchard est scandalisé : « on ne peut pas juste ignorer une équation (la courbe de Phillips) et la remplacer par une autre (…) La relation de Phillips est complexe et changeante, mais elle est là. Désolé Roger » [14], assène-t-il à son correspondant, avant de l’accuser, dans un autre tweet, de « logique fallacieuse » car « ce n’est pas parce qu’une relation est complexe et changeante que l’on peut s’en dispenser ». Ce ton vigoureux – assez inhabituel – est un nouveau symptôme du malaise des économistes confrontés à une perte de repères.

C’est sous cet angle que la députée Alexandria Ocasio-Cortez a interpellé le président de la Fed, Jerome Powell. Quand elle lui demande si les évaluations du taux de chômage soutenable (sans inflation) n’ont pas été trop élevées, ce dernier répond « absolument » [15]. Il n’est pas sûr que l’actuel gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau (un ancien de BNP-Paribas dont la nomination avait été contestée dans une tribune largement signée [16]) ferait preuve de la même ouverture au débat. Il n’est pas sûr non plus qu’une telle audition serait possible en France. Et la Banque de France, n’ayant sans doute rien à dire, n’a fait aucune communication à la réunion de Jackson Hole. Cependant, pour nous (se) rassurer pas moins de dix économistes de la Banque de France ont été mobilisés pour montrer que « la pente de la courbe de Phillips dans la zone euro est restée faible mais stable [17] ». Mais ils ont remplacé le taux de chômage par l’écart de production, et ce n’est pas forcément une bonne idée.

L’absurde output gap

L’output gap (écart de production) est un indicateur-clé des prévisionnistes. Il mesure l’écart entre la production effective et la production potentielle, cette dernière étant la production que le plein emploi des facteurs de production (capital et travail) permettrait d’obtenir. Son calcul se fait à partir d’une fonction de production, et d’hypothèses héroïques. Cela ne décourage pas les institutions internationales qui s’emploient à le calculer. Depuis longtemps, leurs évaluations différaient, mais elles partent dans tous les sens depuis la crise qui rend le concept encore plus évanescent.

Robin Brooks, un ancien du FMI et de Goldman Sachs, aujourd’hui économiste en chef de l’Institute of International Finance, a lancé une « campagne contre les output gaps absurdes » (CANOO, Campaign against Nonsense Output Gaps) [18]. Il ridiculise le FMI, pour qui l’Espagne et l’Allemagne, ou encore l’Italie et l’Australie, auraient le même output gap.

Ce constat ne concerne pas seulement des travaux ésotériques d’économistes. La Commission européenne produit régulièrement des estimations de l’output gap et elles lui servent à calculer le déficit structurel qui intervient dans la définition des normes budgétaires européennes. Le supposé guidage des politiques européennes s’appuie donc sur un concept statistique insaisissable.

Dans une mer démontée

« Chercher du sens sur les marchés financiers, c’est comme chercher à s’orienter dans une mer démontée [19] ». Cette formule désabusée est tirée d’un article de l’Economist qui conclut avec une autre, tout aussi savoureuse : « avec le recul du temps, on trouvera de nombreuses incohérences dans la configuration actuelle des prix des actifs ». Mais, derrière cet understatement au parfum très british, l’éditorialiste, de son propre aveu déboussolé, se réfugie dans une interprétation psychologique plutôt qu’économique. Il évoque l’inquiétude, la peur, l’anxiété, une exubérance exagérée, les émotions, les humeurs, etc. Pour ajouter à la déprime, il ne manque plus au tableau que l’annonce rituelle par Nouriel Roubini, d’un « risque croissant » de récession et de crise en 2020 [20].

Mais, après tout, l’économie mondiale ne s’est pas effondrée : d’où viennent alors ces inquiétudes ? Pour The Economist, on l’a compris, la réponse est que « les entreprises et les marchés ont du mal à faire face à l’incertitude ». Du coup, leur « anxiété pourrait se transformer en alarme, et une croissance léthargique sombrerait dans la récession ». Cette même inquiétude se traduit matériellement par l’inversion de la courbe des taux (crazy inverted yield curve, selon Trump), qui serait à la fois un symptôme de la défiance des épargnants et le signe annonciateur d’une récession.

Tout se passe donc comme si on s’acheminait vers une crise auto-infligée. En tout cas, comme nous en avertit le président de la Saint Louis Federal Reserve, James Bullard dans le Financial Times du 25 août : « nous devons vraiment arrêter de penser que les choses seront normales l’année prochaine » [21]. Bref, « tout devient source d’inquiétude et d’alarme », comme le résume Martine Orange dans un article qui peint avec brio le tableau des incertitudes mondiales dont on ne traite pas ici [22].

Déroute théorique

Cette déconfiture a des conséquences importantes. La première est que tous les manuels orthodoxes d’économie sont aujourd’hui en grande partie obsolètes, et que la plupart des “lois économiques” qu’ils établissaient ont été pulvérisées. C’est « tout l’appareillage théorique des économistes qui sombre tel le Titanic » mais « l’orchestre des experts continue à jouer durant le naufrage », comme le note cruellement Olivier Passet [23]. Pour Minc, déjà cité, il nous faudrait « un Keynes ou un Friedman [sic] », mais il déplore que « les règles propres au monde académique ostracisent tous ceux qui se lanceraient dans des approches ambitieuses, par nature risquées. Ce désert intellectuel est angoissant car il est sans précédent dans l’histoire économique ». Mais l’idéologue n’a évidemment rien à voir avec l’étouffement de toutes les pensées hétérodoxes, dans les universités comme dans les médias.

Le plus inquiétant est sans doute que les instruments de pilotage ne répondent plus. Les responsables de la politique économique étaient censés analyser et réguler la conjoncture à l’aide d’outils (taux d’intérêt, politique budgétaire) et de concepts à vocation théorique (taux de chômage naturel, output gap, etc.) qui n’ont plus de prise sur la réalité (s’ils en ont jamais eu).

Les fondements économiques de la déprime

Reste évidemment la tâche immense de proposer une autre grille de lecture. Peut-être faudrait-il déjà ne pas dissocier l’instabilité financière de ses sous-jacents dans l’économie réelle, et en particulier l’épuisement des gains de productivité.

Cet épuisement est l’une des caractéristiques essentielles du capitalisme contemporain [24] et, à nouveau, un énorme problème pour les économistes : ils font le grand écart entre ceux qui prévoient de massives destructions d’emplois et ceux qui évoquent une stagnation séculaire. Récemment, Les Echos nous annonçaient que « les gains de productivité tombent à zéro en France » [25]. Gilbert Cette, cité dans l’article, se console en disant qu’« à court terme, il faut se réjouir de cette réduction du chômage, même s’il n’y a pas de gains de productivité », alors même qu’il attend des réformes structurelles un redressement de la productivité [26]. Il faudrait traiter le problème de manière moins circonstancielle et se demander si le capitalisme est capable de restaurer la source de son dynamisme. On pourrait aussi poser cette question de fond : l’épuisement des gains de productivité ne conduit-il pas à une raréfaction des investissements rentables qui serait responsable de la dépendance à une finance chaotique ? Dans ce cas, les appels des néo-keynésiens à une politique de relance budgétaire seraient vains, parce qu’ils ne répondent pas à la soif de profit du capitalisme.

Enfin, du côté des économistes, peut-on vraiment parler d’erreurs ? Selon Jared Bernstein, il y en aurait quatre, dont il dresse la liste dans un article corrosif : « fixer le “taux naturel” de chômage à un niveau trop élevé, ignorer les dommages causés par l’exposition à la concurrence internationale, mener une politique d’austérité budgétaire, fixer des salaires minimums bas et stagnants » [27]. Le point commun de ces quatre erreurs est qu’elles concourent au creusement des inégalités. C’est parfaitement exact, mais on peut alors se demander si, plutôt que d’erreurs, il ne s’agit pas d’orientations visant à reproduire coûte que coûte un système qui a perdu de son dynamisme. On en arriverait peut-être alors à la conclusion que le capitalisme ne fonctionne plus aujourd’hui que comme une énorme machine à capter de la valeur, au mépris des lois de l’économie.


[1] Alain Minc, « Nos certitudes sur l’économie s’effondrent », Le Figaro, 24 août 2019.

[2] Patrick Artus, « On ne sait plus analyser la situation à long terme des économies », 7 décembre 2017.

[3] Lawrence H. Summers, Anna Stansbury, « Où en sont les banquiers centraux ? », Project Syndicate, 23 août 2019.

[4] Lawrence H. Summers, « Coming into Jackson Hole », Lawrence H. Summers, tweeter, August 22, 2019 + Paul Krugman’s commentary.

[5] Challenges for Monetary Policy, Jackson Hole Economic Policy Symposium, August 22-24, 2019.

[6] Joan Robinson, « What has become of the Keynesian Revolution ? » in Joan Robinson, ed., After Keynes, 1973.

[7] Thomas I. Palley, « The fallacy of the natural rate of interest and zero lower bound economics », Review of Keynesian Economics, Vol. 7 No. 2, Summer 2019.

[8] Vitor Constâncio, twitter, 9 août 2019.

[9] Vitor Constâncio, « Developing models for policy analysis in central banks », European Central Bank, 25 September 2017.

[10] Olivier Blanchard, « Public Debt and Low Interest Rates », The American Economic Review, Vol. 109, n° 4, April 2019.

[11] Patrick Artus, « La disparition du NAIRU : d’où peut-elle venir ? » 2 août 2019.

[12] Romaric Godin, « A quoi sert encore le taux de chômage ? », Mediapart, 19 août 2019.

[13] Roger E.A. Farmer, Giovanni Nicolò, « Some International Evidence for Keynesian Economics Without the Phillips Curve », The Manchester School, July 2019.

[14] Olivier Blanchard, « On Farmer », 26 juillet 2019.

[15] « Alexandria Ocasio-Cortez questions Jerome Powell about inflation and unemployment », July 10, 2019.

[16] Collectif, « Banque de France : François Villeroy de Galhau est exposé à un grave conflit d’intérêts », Le Monde, 11 septembre 2015.

[17] « Clémence Berson et al., « La courbe de Phillips existe-t-elle encore ? », Banque de France, février 2018.

[18] Robin Brooks, « Campaign against Nonsense Output Gaps (CANOO) », May 23, 2019

[19] « Markets are braced for a global downturn », The Economist, 17 August 2019.

[20] Nouriel Roubini, « The Growing Risk of a 2020 Recession and Crisis », 14 juin 2019

[21] Brendan Greeley, « Central bankers rethink everything at Jackson Hole », Financial Times, 25 August 2019.

[22] Martine Orange, « Economie, marchés, monnaies : le monde change sous nos yeux », Mediapart, 17 août 2019. Sur la conjoncture économique, on peut écouter « L’économie mondiale à la peine », un entretien éclairant avec Xavier Timbeau sur France-Culture, le 26 août 2019.

[23] Olivier Passet, « La déroute des théories économiques et monétaires dominantes », La Tribune, 27 juillet 2019.

[24] Michel Husson, « Penser et mesurer la stagnation séculaire », A l’encontre, 19 mars 2018

[25] Guillaume de Calignon, « Les gains de productivité tombent à zéro en France », Les Echos, 14 août 2019.

[26] Gilbert Cette, Jimmy. Lopez, Jacques Mairesse, « Les effets macroéconomiques sur la productivité et les prix de vastes réformes structurelles », Bulletin de la Banque de France n°199, 2015.

[27] Jared Bernstein, « What economists have gotten wrong for decades », Vox, July 19, 2019.

Michel Husson

Économiste, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES (Institut de recherches économiques et sociales), membre de la Fondation Copernic. Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ État social", La Découverte.

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