Tiré du site de l’Observatoire des multinationales.
Il y a douze ans, l’Union européenne mettait en place un marché carbone à l’échelle du continent, le Système communautaire d’échange de quotas d’émission (SCEQE). Son principe ? Fixer des quotas d’émissions de CO2 pour tous les sites industriels et activités polluantes d’Europe, dont la quantité globale se réduirait au fil des années. Ceux qui n’utilisent pas tous leurs quotas grâce à leurs efforts de réduction de leur empreinte carbone peuvent ensuite les « revendre » aux plus gros pollueurs. Un système censé initier une spirale vertueuse, permettant à l’Europe d’atteindre ses objectifs climatiques par le simple jeu du « marché libre ».
Tout le monde est d’accord aujourd’hui pour constater l’échec retentissant de ce système. Si les émissions de gaz à effet de serre du vieux continent ont légèrement baissé depuis 2005, c’est principalement en raison de la crise économique et financière. Le prix du carbone est resté extrêmement bas (entre 4 et 6 euros la tonne), insuffisant pour inciter un quelconque changement de modèle industriel. Selon les experts, ce prix devrait être au moins de 30 euros, voire de 40 euros la tonne pour avoir des effets. Les énergéticiens européens ont continué jusque très récemment à construire de nouvelles centrales électriques au charbon, la plus polluante des sources d’énergie. Une exemption permet même aux pays d’Europe centrale et à la Grèce de bénéficier aujourd’hui encore de financements issus du marché carbone pour la construction de nouvelles centrales charbon !
Des milliards d’allocations gratuites pour les gros pollueurs
Dans le même temps, d’énormes quantités d’allocations gratuites ont été distribuées aux industriels européens, sous prétexte de ne pas nuire à leur « compétitivité » et de leur permettre de s’adapter en douceur aux exigences climatiques. De nombreux scandales ont montré que ces allocations gratuites avaient été largement surévaluées, créant un effet d’aubaine pour de nombreuses firmes. Sans même parler des fraudes directes, comme celle dans laquelle sont impliqués des hommes d’affaires français, israéliens et polonais pour un montant de 283 millions d’euros [1] Lors de la fermeture de son site de Florange, ArcelorMittal a ainsi engrangé 19 millions d’euros de profits du fait de ses quotas de carbone non utilisés. De même, le magazine télévisé Cash investigation a montré en 2016 comment le groupe cimentier Lafarge avait reçu des crédits carbone dans le cadre du marché européen pour un site industriel déjà fermé dans l’Yonne.
L’ampleur du phénomène va bien au-delà de ces cas anecdotiques. Selon les calculs de l’ONG spécialisée Sandbag, le seul secteur du ciment aura engrangé en tout des profits équivalents à 5 milliards d’euros grâce aux lacunes du marché carbone européen. Le nouveau géant LafargeHolcim admet lui-même plus de 1,1 milliard de bénéfices à ce titre. Dans le même temps, l’industrie européenne du ciment est devenue l’une des moins efficiente du monde en termes de consommation d’énergie et donc d’émissions, juste devant les États-Unis mais loin derrière les pays émergents. La preuve, s’il en était besoin, que les allocations gratuites généreusement distribuées par l’Europe ont dissuadé les entreprises concernées d’investir pour moderniser leurs sites sur le vieux continent.
Bataille de lobbying à la hauteur des enjeux économiques
Bref, il y a quelque chose de pourri dans le marché européen du carbone, à la fois en raison des multiples lacunes du système et de la surabondance de quotas gratuits, mais aussi plus fondamentalement parce que ce mécanisme de marché se substitue, de fait, à la fixation d’objectifs ambitieux et contraignants de réduction de nos émissions et de celles de nos entreprises. Ce qui explique que de nombreuses organisations de la société civile en appellent à son abandon pur et simple. Malgré les dysfonctionnements, la Commission européenne continue quant à elle à y voir son principal outil de lutte contre le réchauffement climatique. Elle est fortement influencée en ce sens par l’industrie pétrolière et les géants de l’énergie comme Total ou Engie, qui voient dans le prix du carbone un moyen de substituer le gaz qu’elles produisent au charbon, tout en empêchant une transition plus ambitieuse (lire nos articles ici et là). Le « groupe Magritte », qui réunit le gratin des énergéticiens européens sous l’égide de Gérard Mestrallet, président d’Engie, a même plaidé pour la réduction des aides aux renouvelables et pour des objectifs allégés d’efficacité énergétique… afin de permettre au marché carbone de mieux fonctionner !
Pourtant, la réforme tant attendue du marché européen du carbone risque fort de ne pas avoir pas lieu. Officiellement souhaitée par toutes les parties, annoncée depuis trois ans par la Commission, elle a subi un assaut massif des grands lobbys industriels bruxellois, détaillé dans un récent rapport de l’ONG Corporate Europe Observatory. Celle-ci a par exemple compilé les rendez-vous accordés par la Commission européenne à des groupes d’intérêts dans le cadre de la préparation de la réforme du marché carbone entre 2014 et 2016 : en tête de la liste, on trouve Shell, ArcelorMittal, le lobby de la sidérurgie Eurofer, le lobby européen du papier, celui des engrais, celui des carburants, ou encore la Confédération des industries allemandes. Sur les 13 organisations les plus fréquemment en contact avec la Commission, une seule (le Réseau action climat Europe, une ONG environnementaliste) ne représente pas le secteur industriel.
Ceci explique peut-être que les industries lourdes aient réussi à convaincre la Commission que la « fuite du carbone », autrement dit la délocalisation hors d’Europe des industries fortement émettrices, continuait à représenter une menace justifiant la poursuite des allocations gratuites. Plusieurs études, y compris émanant de la Commission européenne elle-même, ont pourtant montré que cette menace était largement imaginaire, particulièrement dans le secteur du ciment [2]. Plus généralement, une grande partie des lacunes et des exemptions qui rendaient le marché carbone si facile à détourner de son objectif ont été maintenues. Dans un système aussi complexe, la moindre virgule ou le moindre codicille peuvent engager des millions d’euros de pertes ou de profits pour les industriels.
Les gouvernements nationaux encore plus sensibles aux lobbys
La proposition de réforme mise sur la table par la Commission, de portée très modeste, un temps contestée au Parlement, a été validée dans ses grandes lignes le 15 février. Le secteur du charbon représenté par le lobby Euracoal, mais également les représentants des industries lourdes (ciment, sidérurgie, chimie) ont à nouveau pesé de tout leur poids auprès des députés européens. Les entreprises polluantes continueront donc à recevoir des milliards d’euros en allocations gratuites jusqu’en 2031 au moins, alors que ces allocations étaient censées disparaître après 2020. Ces crédits carbone continueront à être calculés de manière théorique, au lieu d’être alignés sur les émissions réelles des firmes. L’aubaine pour les multinationales concernées se chiffre en dizaines de milliards d’euros : 160 milliards d’euros au total selon les estimations de la Commission européenne elle-même. L’idée d’introduire aux frontière un mécanisme de « taxe carbone » pour éviter la concurrence d’industriels qui ne seraient pas soumis aux mêmes obligations que les Européens a été écartée, au motif qu’elle portait atteinte au dogme du libre échange.
Le Conseil européen, qui regroupe les représentants des États, doit se prononcer sur la réforme ce 28 février, avant que la proposition ne soit finalisée à travers la procédure informelle et extrêmement opaque appelée « trilogue » [3], probablement d’ici l’été 2017. Pas de quoi rassurer les écologistes, car dans le passé, les gouvernements nationaux se sont montrés encore plus sensibles que la Commission aux arguments des industriels, et notamment à la menace de délocalisations. La Pologne est vent debout, comme de coutume, pour défendre son industrie du charbon. De même pour de nombreux gouvernements européens, quoique de manière moins ouverte. Les patrons ne se privent pas de faire la tournée des capitales pour brandir la menace du renchérissement du carbone pour l’emploi. Lakshmi Mittal, le patron indien du groupe ArcelorMittal, l’a encore fait ces derniers jours dans les colonnes du Monde en France et aussi en Espagne. Tout au long de la préparation de la réforme, selon les documents obtenus par Corporate Europe Observatory, le géant de l’acier n’a cessé de mettre en avant les risques pour l’emploi dans ce dernier pays... qui est aussi la patrie du commissaire européen en charge du dossier, Miguel Arias Cañete. Vous avez dit chantage ?
Olivier Petitjean
Notes
[3] Un « trilogue » regroupe des représentants de la Commission, du Conseil et du Parlement pour qu’ils se mettent d’accord sur le texte final d’une législation européenne.