Édition du 19 novembre 2024

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Arts culture et société

Au Soudan, résister en dessinant

Contraints de fuir la guerre qui ravage leur pays depuis plus d’un an, les dessinateurs soudanais mettent leur talent au service de l’information et de la paix malgré les dangers. Lancé début 2024, le magazine en ligne Khartoon Mag vise à les soutenir et à donner une visibilité à leurs caricatures.

Tiré d’Afrique XXI.

Le bougainvillier magenta arrosé tendrement par sa mère. Des rires, des pleurs. Le placard rempli de vaisselle uniquement destinée aux grandes occasions. Les livres minutieusement collectionnés au fil des années, qui ne seront jamais lus... Quand elle a fui la guerre, Shiroug Idris a emporté une somme de détails, et en parcourant ses illustrations soignées le lecteur devine que ces objets pèsent dans son cœur autant que s’ils avaient pu être transportés.

La dessinatrice a quitté sa maison trois semaines après l’éclatement de la guerre au Soudan, en avril 2023. Quelques mois plus tard, la voilà de nouveau déplacée. Elle garde une image de cet exode, qu’elle fige sur son carnet à dessins. Elle, assise dans un bus côté fenêtre où elle plonge son regard ; en dessous de son portrait, la jeune femme de 26 ans note : « Malgré la peur, j’ai vu la plus belle scène de coucher de soleil se reflétant sur les champs de mil – sous les pieds nus des passagers qui s’y balançaient. » Shiroug est l’une des trois contributrices actuelles de la résidence virtuelle du magazine en ligne Khartoon Mag. La première syllabe pour Khartoum, la capitale du Soudan, et Khalid, du prénom du fondateur ; et la seconde pour cartoon, dessin en français.

L’aventure éditoriale débute en janvier 2024 alors que la guerre ravage toujours le pays. L’objectif est de donner tous les trois mois la possibilité à trois dessinateurs soudanais, sur place ou en exil, de raconter le conflit en postant chaque semaine leurs dessins. Du témoignage personnel à la caricature politique, les artistes de différentes générations documentent les violations en cours, dénoncent les auteurs de crimes, reviennent sur les origines du mal, sèment l’espoir. « Un espace libre » et « sans censure » conçu par Khalid Albaih.

Ce dessinateur soudanais, qui a vécu aux quatre coins du globe et de manière épisodique au Soudan (son père était diplomate), est convaincu que, aussi simple soit-il, un dessin est un puissant outil politique. Notamment parce qu’« il parle à tous et ouvre des conversations », soutient-il. Les siens ont été largement diffusés sur la toile au moment des « printemps arabes », au début des années 2010. Fort de cette reconnaissance internationale, ce révolutionnaire virtuel se bat pour donner à voir le travail de ses pairs au Soudan. Ces dernières années, il a initié plusieurs projets allant dans ce sens, comme la création d’un fonds pour soutenir la communauté artistique (Sudan Artist Fund) ou encore l’édition de Sudan Retold, une collection d’œuvres de 31 artistes explorant l’histoire de la nation. Une nouvelle fois avec Khartoon Mag, Khalid mise sur la force de l’art pour instiller un changement positif : « Utiliser l’art pour parler à notre peuple, faire comprendre aux Soudanais la complexité de leur identité, cela nous guérira. Le Soudan est un grand pays, très diversifié. Dans chaque maison nous trouvons l’Égypte, l’Éthiopie, le Kenya... Seuls l’art et l’éducation peuvent nous aider à vivre ensemble. »

Le bruit des bombes

Deux figures politiques reviennent souvent sous les coups de crayon des dessinateurs : Abdelfattah al-Burhan, chef de l’armée soudanaise, et Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », chef des Forces de soutien rapide (FSR), une milice paramilitaire. Dans un dessin du mois d’avril 2024, Ahmed Fouad (nom d’artiste : Ben) représente le futur sous la forme d’un jeune homme étranglé de la poigne des deux guerriers. Ce sont les principaux visages de ce conflit dévastateur. Le 15 avril 2023, des premiers échanges de tirs retentissent à Khartoum. Les deux camps revendiquent mutuellement le contrôle des principaux sites gouvernementaux et la population est prise en otage. Tayeb Hajo (nom d’artiste : Too Dope), tout à la fois musicien, compositeur et dessinateur, résume ce brutal changement de décor dans le titre d’un autoportrait : « From Rap & Boom Bap to War & Boum Bombs ». Dans ses oreilles, le bruit des bombes est venu remplacer celui des rythmiques de rap.

Le déclenchement de cette nouvelle guerre s’inscrit dans une longue histoire tumultueuse. Les protagonistes sont bien connus des observateurs de la vie politique que sont les caricaturistes. Dans une bande dessinée intitulée sobrement Hemetti, Yousif Elamin retrace en long et en large l’ascension de cet homme. Il nous rappelle qu’il était le vice-président du Conseil militaire de transition, dirigé par Abdelfattah al-Burhan, son adversaire actuel. Les deux s’étaient alliés en 2019 après la chute du dictateur Omar al-Bachir, dont le peuple avait réclamé le départ lors d’immenses manifestations populaires. Le pouvoir n’a jamais été pleinement remis aux civils. Si Hemetti a participé au renversement de l’ancien président, il n’a pas toujours été son opposant. « L’histoire de Hemetti commence en 2003 », nous raconte Yousif. Il remonte ainsi la chronologie du seigneur de guerre au génocide du Darfour, pour lequel Omar al-Bachir a été accusé par la Cour pénale internationale (CPI). Des massacres auxquels les milices de Hemetti ont participé.

En contrepoids à ce récit, dans une autre publication au narratif plus personnel, Yousif explique comment sa vision de l’armée s’est transformée au fil des années. Nourri à la propagande militaire depuis l’enfance, les images glorieuses diffusées par la télé ont été petit à petit entachées par ses relations tendues avec les représentants de l’ordre (la police mais aussi les agents administratifs), puis par l’alliance des forces armées avec les milices génocidaires.

« Documenter ce qu’il se passe »

Le site se revendique comme indépendant et entend offrir des « sources impartiales » aux internautes sur la situation au Soudan. Les artistes ont à cœur de dénoncer les exactions des deux camps. « Je dessine autant sur l’armée que sur les FSR. Ce qui m’importe, c’est que toutes ces injustices cessent, insiste Osman Obaid. Malgré la guerre, les politiciens restent concentrés sur le pouvoir. Mon rôle est de documenter ce qu’il se passe... Faire pression sur eux et leur dire qu’ils n’ont pas le droit de s’accaparer le pouvoir. » Une tâche qui n’est pas sans risque : les dessinateurs sont nombreux à avoir reçu des insultes, voire des menaces, sur les réseaux sociaux. Pour cette raison, le rédacteur en chef, Ahmed Mahgoub, a dû se résoudre à supprimer une caricature de l’un de ses dessinateurs vivant au Soudan. Elle représentait les deux belligérants chacun sur une pile de cadavres, l’un invoquant « la démocratie », l’autre « la patrie ». « Notre priorité est la sécurité de notre équipe. Nous avons décidé de retirer le dessin, mais d’une certaine façon cela montre que notre travail suscite des réactions », estime Ahmed.

La majeure partie des textes des dessins sont en arabe, car ils s’adressent d’abord à la population soudanaise. Quelques-uns sont en anglais. Un partenariat avec la plateforme internationale Cartoon Movement, qui promeut des artistes du monde entier, vise à donner davantage de visibilité aux dessinateurs. Dans un de ses dessins, Ben a glissé le hashtag #talk_about_Sudan, que l’on retrouve régulièrement sur les réseaux sociaux (ainsi que #keepEyesOnSudan). La guerre au Soudan ne bénéficie pas de la même attention médiatique que celle qui se déroule à Gaza. « Il y a une couverture médiatique, mais les médias étrangers parlent des crimes sans les condamner », regrette Shiroug.

Sous la plume d’Osman, nous voyons un membre des FSR bâillonner de sa main la planète entière. La justesse de son trait lui permet souvent de se passer de mots. Il partage l’avis de sa consœur : « En tant qu’artistes, nous pensons que le monde a besoin de prendre une position plus forte et d’arrêter de soutenir les parties en conflit. » Al-Burhan est un proche du chef d’État de l’Égypte voisine ou encore de l’Iran, et les FSR sont secrètement armées par les Émirats arabes unis. Ces alliances sont connues mais souvent tues par les représentants de la diplomatie internationale.

Les négociations entre les deux parties en conflit sont pour l’instant dans l’impasse, et les conditions de vie de la population se dégradent. Plus de la moitié des Soudanais, soit 24 millions de personnes, sont confrontés à une insécurité alimentaire aiguë. Environ 15 000 personnes sont décédées depuis le 15 avril 2023, selon les Nations unies. Un chiffre probablement en deçà de la réalité puisque les experts de l’ONU ont recensé un nombre équivalent de morts uniquement à Geneina, au Darfour, où les FSR et des milices alliées ont délibérément visé la communauté des Massalits.

« Un moyen de fixer les souvenirs et d’oublier la guerre »

Les artistes sont comme les autres Soudanais, leur vie est durement affectée par la guerre. Les six résidents ont jusqu’à présent pu être rémunérés grâce à l’International Media Support (IMS), une organisation à but non lucratif basée au Danemark qui soutient des médias locaux dans des contextes de crise. Khalid Albaih cherche une autre source de financement pour que le magazine puisse continuer d’exister. Khartoon Mag entend donner l’opportunité aux dessinateurs de poursuivre leur travail, malgré le chemin de l’exode ou de l’exil que tous ont dû emprunter. Début juin 2024, l’ONU recensait 12 millions de personnes contraintes de fuir leur foyer, dont 2 millions de réfugiés dans les pays voisins.

Shiroug et sa famille ont trouvé refuge dans l’est du pays. Des voisins les ont avertis que des membres des RSF occupaient maintenant leur ancienne habitation. Dans sa dernière série d’illustrations, elle raconte avoir vu un jour, en se rendant à l’hôpital où elle travaille comme médecin, des miliciens des RSF en train de voler la seule ambulance de la ville. La jeune femme a continué sa route et a fait comme si elle n’en avait pas été témoin. Dessiner est pour elle « un acte de résistance », mais aussi « un moyen de fixer les souvenirs et d’oublier la guerre ». « De nombreuses personnes s’identifient à mes histoires, confie-t-elle. Quand les personnes ont faim et sont déplacées, c’est difficile d’apprécier l’art. Ça l’est aussi de dessiner, mais il est nécessaire d’informer le monde sur ce qu’il se passe. »

Ben aussi a été plusieurs fois déplacé. Il n’a pas d’électricité et n’a que partiellement accès à Internet dans le village du nord du pays où il se trouve. Avant la guerre, ce jeune homme de 26 ans arrivait à vivre de son art. Ce n’est plus le cas. Mais malgré les conditions de vie difficiles, il n’a pas cessé de raconter les souffrances de son peuple. Ses vignettes colorées aux traits enfantins contrastent avec la violence des scènes qu’il dépeint : des millions d’individus qui ont perdu tous leurs biens matériels, les actes de pillage des FSR, les quartiers entièrement brûlés, les disparitions, les viols... « Alors que les violations sont évidentes, certains refusent d’y croire », dénonce le dessinateur.

De la révolution à la guerre

Nader Genie confie avoir perdu sa personnalité d’artiste pendant les premiers mois de la guerre, le cœur brisé par la perte de ses biens et l’effondrement de sa nation. « Mon studio personnel contenait des équipements numériques, beaucoup de peinture, des archives, des livres, des outils pour dessiner. Je n’ai plus rien. Ma voiture a été touchée par balles le premier jour de la guerre et c’est ce qui m’a obligé à quitter rapidement Khartoum. J’ai essayé de trouver un lieu décent pour ma famille, de la nourriture et un travail pour payer le loyer et assurer les autres dépenses », témoigne le caricaturiste âgé de 46 ans et finalement réfugié avec ses proches en Égypte au bout d’un long voyage.

Nader a retrouvé la force de résister en militant du côté de la paix. Dans une publication de Khartoon Mag datant du 25 avril, il écrit :

  • Devant moi se trouve une caricature représentant un énorme crocodile essayant d’avaler un peintre. Ce dernier a mis son crayon dans le sens inverse des mâchoires [du reptile, qui] ne peut plus l’attaquer. Ce que je veux dire, c’est que peu importe la grandeur de la machine de guerre, elle peut s’arrêter si nos modestes efforts sont placés au bon endroit.

Il se réfère à une œuvre du dessinateur français Plantu, qui avait effectué une visite en 2009 dans les locaux du journal soudanais où travaillait alors Nadir. Comme un clin d’œil, un des dessins qui illustrent l’article représente le visage d’un soldat belliqueux vers lequel sont pointés deux pistolets qui ne risquent pas de tuer : deux colombes sont nichées dans leurs canons. À côté de son travail pour le magazine en ligne, Nader a réalisé un livre, Salam Salah (« Paix et Arme ») à paraître prochainement, regroupant une trentaine de dessins visant à documenter les étapes du conflit.

Avant d’être emportés par la guerre et de s’engager pour la paix, nombreux ont été les membres de Khartoon Mag à avoir mis leur art au service de la cause révolutionnaire. En février 2019, Nader avait été sollicité pour créer une association regroupant les caricaturistes. Une page Facebook, « Les caricatures de la révolution soudanaise », regroupant tous les dessins autour du soulèvement avait vu le jour. Internet et les réseaux sociaux ont été de véritables bulles d’air durant cette période.

Tous connectés

Comme Nadir, Osman fait partie de ces caricaturistes soudanais qui vivent de leur art depuis plus d’une dizaine d’années. Il a connu le contrôle systématique des services de renseignements du régime d’Omar al-Bachir et la censure au sein des rédactions. « Après la chute d’Al-Bachir, c’est vrai qu’il y a eu une sorte de liberté d’expression, nous avons essayé de la conserver, mais nous avons échoué. Pendant la période de transition, même quand il y avait des civils au pouvoir, il y avait encore des pressions en interne », se remémore le dessinateur, aujourd’hui exilé en Ouganda.

Malgré l’état de peur qui persistait à cette époque, Ahmed Mahgoub a constaté un intérêt renouvelé de l’opinion publique pour la politique. Il a été à l’origine en 2015 de la première maison édition consacrée entièrement à la bande dessinée pour jeunes adultes, Kanoon Al Fan. « Nous avons donné la possibilité à de nombreux artistes d’être publiés, d’être visibles à l’international en participant à des foires. Leur niveau de confiance s’est amélioré », estime le trentenaire. Une nouvelle génération d’artistes a été formée. « Auparavant, les contributeurs se concentraient davantage sur des sujets sociaux, et là tout le monde voulait entendre parler de politique et de la révolution. » De nouveaux thèmes sont apparus, tels que le racisme. Ben pense que la révolution, en éveillant les consciences, est « l’une des meilleures choses qui soient arrivées au Soudan et à sa jeunesse ». « Je suis devenu un artiste politique plus que de divertissement », dit-il.

Kanoon Al Fan et d’autres initiatives ont cessé, mais les dessinateurs n’ont pas disparu. Khartoon Mag illustre la résilience de la communauté artistique soudanaise. « Je me suis toujours battu pour un Soudan où je pourrais vivre. Avec la guerre, je lutte pour un meilleur Soudan pour mes enfants », témoigne Khalid, avant de conclure : « C’est pour le monde, pas seulement pour le Soudan, nous sommes tous connectés. Si le Soudan va mieux, le Tchad ira mieux, l’Égypte aussi. »

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Louise Aurat

Louise Aurat est une journaliste arabisante française. Elle est actuellement basée en Tunisie.

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