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Articuler les rapports sociaux. Rapports de sexe, de classe, de racisation

Publié le 23 novembre 2016 | tiré du site Entre les lignes, entre les mots

Dans le monde social réel aucun rapport social n’existe à l’état pur : chacun, qu’il s’agisse du rapport de classe, de sexe, de « race » ou de génération, imprime sa marque sur les autres et de même inversement est largement marqué par les autres.

Dès leurs premières élaborations les sociologues féministes ont conçu le concept de rapports sociaux de sexe en l’articulant étroitement avec le concept marxien de rapports de classe. Il ne s’agissait pas pour elles de proposer une lecture du monde social univoque centrée exclusivement sur les rapports de sexe en ignorant les rapports de classe, mais bien d’articuler les deux. De la même manière elles ont pris en compte par la suite les rapports de « race » ou de racisation.

Le rapport social est une tension

Selon Danièle Kergoat, le rapport social est une tension qui traverse le champ social. Celle-ci érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes sociaux aux intérêts antagoniques. Le travail et ses divisions – entre classes sociales, entre sexes, entre « races » etc. – et le partage des richesses produites sont deux des enjeux centraux autour desquels des groupes sociaux se constituent, notamment les classes sociales ou les classes de sexe. Bien entendu d’autres enjeux sont aussi à prendre en compte, comme par exemple la sexualité ou la filiation dans le cas des rapports sociaux de sexe.

Tout rapport social est source à la fois de cohésion et de conflit. D’un côté il unit (ou lie) les sujets et groupements sociaux qu’il médiatise, il constitue un des éléments à partir desquels se constitue l’architecture de la société globale. Mais, de l’autre, selon des formes et des contenus à chaque fois spécifiques, tout rapport social se traduit, au moins potentiellement, par des conflits entre acteurs ou agents, individuels ou collectifs. Enfin, l’articulation d’un rapport social avec d’autres rapports sociaux au sein de la totalité sociale et historique est en même temps source potentielle de nouvelles contradictions car ces rapports sociaux étroitement intriqués ne sont que partiellement cohérents. En outre les rétroactions – ou effets de totalité – de cette unité inachevée et contradictoire sur les rapports et processus partiels qui lui donnent naissance viennent encore complexifier les processus. Les rapports sociaux sont donc par définition mouvants. L’élément social, la réalité dernière à laquelle l’analyse doit s’arrêter, ce n’est donc pas l’individu (ou les individus) pris isolément, mais bien le rapport social dans le sens entendu plus haut (ou mieux les rapports sociaux et leur articulation).

Le social est le produit de plusieurs rapports sociaux

La problématique de l’articulation des rapports sociaux donne donc du sens à l’hétérogénéité interne de chaque catégorie sociale (sexe, classe, « race », génération). Par exemple si toutes les femmes partagent une position similaire à l’égard du groupe des hommes dans les rapports sociaux de sexe, elles ne se ressemblent pas pour autant du point de vue des rapports de classe ou des rapports de racisation. Une femme de patron, une héritière ou une femme membre des professions libérales ne partage ni les mêmes conditions matérielles d’existence, ni les mêmes représentations, qu’une secrétaire, une auxiliaire de vie à domicile ou une femme de ménage. De la même façon tous les membres de la classe des travailleurs ne sont pas à la même place dans les rapports de sexe ou de racisation. Il suffit de penser aux inégalités de salaires entre hommes et femmes ou aux discriminations à l’embauche qui touchent bien davantage les jeunes « issus de l’immigration » que les autres.

Si chaque catégorie est coproduite par plusieurs rapports sociaux, alors l’hétérogénéité qui la traverse devient intelligible et logique. Par exemple, la classe ouvrière a du mal à agir comme un seul Homme parce que les rapports sociaux de sexe fabriquent, en même temps que la classe, des ouvriers et des ouvrières tandis que les rapports sociaux de race fabriquent, simultanément, des ouvrier-e-s blancs et des ouvrier-e-s non blancs : la classe ouvrière est ainsi le produit d’au moins trois rapports sociaux qui la forment. La question longtemps discutée de la constitution de la classe, de la conscience de classe et de son unification politique, se trouve ainsi complexifiée et éclairée. Cette remarque s’applique bien sûr de manière analogue au groupe des personnes racisées ou encore à celui des femmes.

Les rapports sociaux : source d’oppression et porteurs d’émancipation.

Il est nécessaire d’insister aussi sur l’importante question de l’articulation de la situation objective (du groupe considéré : classe sociale, sexe social, génération, « race », etc.) et de la subjectivité – et de l’expérience vécue – des membres de ces différents groupes : dialectique clé que nous n’avons pas le temps et l’espace de creuser ici, mais qu’il faut garder en mémoire notamment dès lors qu’on souhaite échapper à une compréhension fixiste centrée sur la reproduction incessante des rapports sociaux et qu’on a la volonté de penser le changement social malgré le poids des déterminismes qui pèsent et qu’il ne s’agit en rien de nier. Une approche en termes de rapports sociaux de sexe permet en effet d’éviter les impasses de certaines approches structuralistes entièrement polarisées sur les déterminismes sociaux. C’est son insistance sur la « reproduction » qui explique pourquoi la conceptualisation développée par Pierre Bourdieu dans La domination masculine tend à inscrire cette domination dans l’éternité. L’attention ainsi portée à ce qui ne change pas risque d’empêcher de penser le changement. Car les rapports sociaux non seulement se reproduisent, mais ils se transforment aussi sans cesse, y compris à travers les actions réciproques les plus ténues. Une sociologie des rapports sociaux n’essentialise pas les catégories, elle met en évidence leur production sociale et leur reconfiguration incessantes en s’inspirant du principe marxien selon lequel la lutte des classes produit les classes. Comme de la même manière le racisme produit les races, socialement bien entendu, même si le concept de race n’a aucun sens d’un point de vue scientifique.

En traquant le conflit, même sous des formes latentes, la sociologie des rapports sociaux redonne du sens aux catégories en les rapportant aux dynamiques qui fondent dialectiquement la catégorisation : celles de la domination, de l’exploitation, de la stigmatisation et de la discrimination mais aussi celle de la résistance des catégories infériorisées. Les rapports sociaux de classe, de « race » et de sexe doivent donc être pensés en même temps comme source d’oppression et comme potentiellement porteurs d’émancipation.

Roland Pfefferkorn

Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg

Article publié dans l’Humanité Dimanche (17 au 23 novembre 2016)

Roland Pfefferkorn : Genre et rapports sociaux de sexe

Nouvelle édition, Coédition Syllepse et page2

http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_675-genre-et-rapport-sociaux-de-sexe.html, http://www.page2.ch/page2/

Paris et Lausanne (Suisse) 2016, 150 pages, 11 francs suisses, 10 euros

Roland Pfefferkorn

Roland Pfefferkorn est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg.Il a signé avec Alain Bihr Déchiffrer les inégalités (1999, Syros-La Découverte) ; Hommes-femmes : quelle égalité ? (2002, Éditions de l’Atelier) ; Le système des inégalités (2008, La Découverte) ter el Dictionnaire des inégalités (Paris, Armand Colin, 2014). R. Pfefferkorn a publié Genre et rapports sociaux de classe (Éditions Page 2, 2012) et Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe (La Dispute, 2007).

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