Introduction
L’accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union
européenne est d’une rare ambition. Il touche les matières les plus variées, soit les marchés publics, les services publics, l’environnement, l’investissement, l’agriculture, les droits de propriété intellectuelle, la mobilité de la main-d’oeuvre, la culture, l’origine géographique des produits. Il se négocie avec la plus grande puissance commerciale au monde. Il concerne des secteurs sous la juridiction des provinces, si bien que, pour la première fois, celles-ci sont invitées à la table des négociations, à la demande des Européens qui en ont fait une condition incontournable.
Pourtant, cet accord a très peu réussi à attirer l’attention. Comme dans tous les accords commerciaux, les négociations se déroulent les portes closes. Les médias se sont très peu penchés sur la question, sinon pour transmettre discrètement les communiqués officiels des gouvernements. Même le mouvement social au Québec, qui avait fortement réagi, il y a quelques années, pendant le déroulement des négociations dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), ne semble pas très intéressé par l’AÉCG.
C’est que l’Europe rassure. On l’admire pour ses politiques sociales, pour les services publics de qualité qu’elle a su établir, pour ses réglementations et normes du travail, la protection des citoyens et de l’environnement. Un accord commercial avec l’Europe, avance-t-on, ne pourra que contribuer à améliorer les conditions de vie de la population québécoise et canadienne, tout en favorisant le développement économique et la création d’emplois.
La réalité est cependant très différente. L’Union européenne a drastiquement réduit la portée de son modèle social. Les nouveaux plans d’austérité ont donné un coup dur, dans plusieurs pays, à ce qui restait des politiques publiques. De plus, la Commission européenne, qui a la responsabilité de négocier l’AÉCG, reste très influencée par les lobbies d’affaires et a toujours défendu les politiques les plus néolibérales. Tout laisse entendre que l’AÉCG entraînera surtout un fort nivellement par le bas.
Devant l’Europe, le Canada n’a pas une position très avantageuse. Il est le petit parti qui négocie avec une grande puissance. Les Européens sont particulièrement aguerris dans les négociations de libre-échange : ils étaient omniprésents à l’OMC et sont reconnus pour leur mode de négociation parfois très agressif. Ils se sont lancés dans près de 70 accords de partenariat économique avec des pays du Pacifique, d’Afrique et des Caraïbes.
De plus, comme les Canadiens ont demandé aux Européens d’amorcer les négociations, ils se trouvent dans une position doublement faible : celle du demandeur à qui l’on peut imposer ses conditions. La faiblesse des négociateurs canadiens, quant à elle, ne fait pas de doute. On l’a vu dans la querelle du bois d’oeuvre et dans les négociations de l’accord Buy American, nettement à notre désavantage.
L’AÉCG reconduit ce qui a été maintes fois rejeté par la société civile : le manque de transparence dans les négociations ; une disposition sur l’investissement, selon le modèle de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) et du chapitre 11 de l’ALÉNA ; un objectif de déréglementation à haute échelle dans tous les secteurs visés par l’accord, y compris celui de la finance ; une libéralisation de secteurs tels l’agriculture et l’eau ; une volonté d’ouvrir les marchés publics à la concurrence internationale.
Une grande vigilance s’impose donc. Les négociations avancent rapidement. Il est prévu qu’elles soient terminées dès le printemps 2011 et que l’accord devienne effectif vers la fin de l’année 2011. Cet état de fait laissera bien peu de temps pour examiner un texte sibyllin, touffu qui, selon Pierre-Marc Johnson, négociateur en chef du Québec, contiendra les principes de base de l’accord et « deux mille pages d’exceptions ».
L’AÉCG est un maillon important dans la mise en oeuvre de l’agenda néolibéral. Avec la suspension du cycle de Doha2, la stratégie consiste désormais à mettre en oeuvre le plus grand nombre d’accords bilatéraux qui ressemblent en tous points à ceux de l’OMC. Parmi ces accords, l’AÉCG deviendra un modèle du genre : plus profond et plus large que l’ALÉNA, négocié entre des nations parmi les plus développées, ouvrant de nouveaux champs de compétence gouvernementaux à la libéralisation, il pourra servir de « modèle » pour les accords futurs.
Pourtant, la crise économique qui se perpétue depuis 2008 a montré les limites d’une libéralisation sans contraintes et les dangers de laisser l’entreprise privée sans contrôle.
Comprendre et combattre l’AÉCG a donc une double nécessité : empêcher notre gouvernement de négocier un accord qui, sous de nombreux aspects, affectera la souveraineté des gouvernements québécois et canadiens, et contenir les effets d’une mondialisation conçue pour les seuls avantages de la grande entreprise.
(…)
Conclusion
Il semble évident, à la suite de l’examen de l’AÉCG, que cet accord aura d’importantes conséquences et affectera la vie des Québécois et Québécoises. En incluant des secteurs aussi vitaux que l’eau, la santé, l’agriculture, l’investissement, la culture et de façon plus large, certains services publics, la vision proprement marchande de l’économie soutenue dans l’AÉCG transformera à différents niveaux notre vie en société.
Certes, le conditionnel est fréquemment utilisé dans l’ensemble du présent texte et rien n’assure que les négociations mèneront à ce qui est envisagé ici. Pourtant les signaux obtenus des négociateurs et ce que nous pouvons observer dans les fuites, informations et analyses qui nous parviennent, montrent que nous nous appuyons sur de solides bases. Nous l’avons dit, il serait du devoir de nos gouvernements de bien informer la population sur ce qui est réellement en jeu, de faire preuve de transparence. Les conséquences d’un pareil accord sont trop importantes pour tout laisser aux seules mains de négociateurs qui accoucheront d’un texte touffu, d’une grande complexité, que les parlementaires devront approuver sans qu’il ait été soigneusement lu et examiné, sans véritable débat public. Il sera alors difficile pour les organisations de la société civile de trouver le temps et les ressources nécessaires pour examiner dans le détail les effets de l’AÉCG.
L’AÉCG se négocie alors que le Canada poursuit ses politiques en faveur du libre-échange en multipliant les accords. Des accords de libre-échange ont été conclus avec la Colombie, le Pérou, le Chili, la Jordanie, Israël, le Costa Rica, le Panama. Ces deux derniers pays sont des paradis fiscaux reconnus — le Panama, plus particulièrement, est nettement lié au crime organisé — et de telles ententes peuvent favoriser non seulement les échanges commerciaux, mais la fuite fiscale. D’autres accords sont en voie de négociation, une cinquantaine selon le gouvernement fédéral, avec le Maroc, l’Inde, la Turquie, la Corée, l’Ukraine, Singapour.
De plus, le Canada voudrait conclure des accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) avec pas moins de 35 pays (il avait amorcé des négociations avec la dictature en Tunisie). Ces accords, qui donnent une grande liberté aux investisseurs, reprennent des éléments centraux du chapitre 11 de l’ALÉNA.
C’est donc une grande toile que tisse le Canada et qui soumet nos politiques à une plus grande déréglementation et à une circulation toujours plus facilitée des capitaux. Cette orientation semble d’autant plus inquiétante que la crise économique, dont nous ne sommes pas encore sortis, a justement été causée par la déréglementation et l’absence de contrôle du secteur financier. L’AÉCG est de loin le pivot le plus important, le navire amiral parmi les accords de libre-échange négocié par le Canada, tant par les secteurs couverts que l’importance du partenaire économique. D’où l’importance et la nécessité de suivre pas à pas l’évolution des négociations et d’exiger sur elles un véritable contrôle démocratique, voire même de demander au gouvernement du Québec de rompre les négociations, si celles-ci continuent à mettre en jeu notre autonomie politique et économique.
Les négociations sont d’ailleurs plus fragiles qu’on ne l’aurait cru. Les niveaux d’attente de part et d’autres sont très élevés. D’autant plus que la non conclusion de l’accord n’empêchera pas la bonne circulation des biens telle qu’elle existe présentement. Si les gains ne sont pas significatifs sur le plan des libéralisations, il est envisageable qu’on mette fin aux négociations.
Les pressions de la société civile peuvent donc avoir un réel impact : refuser de libéraliser certains secteurs vitaux comme les marchés publics pourrait bloquer l’accord.
Le RQIC réclame un débat franc et ouvert sur l’AÉCG. Le gouvernement canadien doit nous informer clairement de ce qui est négocié et conclu dans l’accord, et de ses conséquences sur notre économie et notre organisation sociale. La portée de l’AÉCG est si grande que nous considérons que cette entente ne peut être ratifiée sans une consultation significative de l’ensemble de la population du Québec et du Canada.
Pour consulter l’intégral du document du RQIC : http://www.rqic.alternatives.ca/argumentaire_aecg_mars2011.pdf