En Argentine, dans la foulée de la débâcle économique et financière de 2001 et face à la menace de fermeture ou de faillite, des travailleurs de différents secteurs se sont organisés pour occuper puis récupérer leurs entreprises et les remettre en marche sous gestion collective [1]. Outre la dimension autogestionnaire, quels sont les enjeux et les difficultés lorsqu’une récupération concerne une entreprise de presse, et en particulier, lorsqu’elle se déroule autour d’un journal ?
De la crise à la récupération
Dans quelle situation se trouvait le Diario del centro del país avant sa récupération ?
À compter du mois d’avril 2001, le paiement des salaires a commencé à être toujours plus espacé, on ne nous le versait plus en intégralité. Quand le patron décelait une activité syndicale, il consentait à nous donner un peu d’argent et espérait ainsi calmer le jeu. En fait, ils étaient deux, un homme et une femme. Il n’y a jamais eu de bonne gestion de l’entreprise de leur part. Ils étaient associés mais s’escroquaient l’un l’autre. Lui disait qu’il ne pouvait plus payer les créanciers. Les travailleurs étaient en quelque sorte otages de cette bataille et de cette manière de fonctionner. Aucun des deux patrons n’était journaliste et ils utilisaient le journal comme un élément de pouvoir, ou [d’accumulation] de capital social. Par exemple, il y avait un certain montant d’argent, issu de la publicité, que le patron négociait directement avec des commerces et à des fins personnelles, ce qui limitait la marge de manœuvre des commerciaux ; d’autres personnes utilisaient aussi le journal pour faire leurs propres affaires, par le biais d’une distribution parallèle, au noir… C’était une sorte de foutoir où tout le monde faisait en réalité ce qu’il voulait. À cette époque le journal avait déjà 16 ou 17 ans d’existence, et du fait d’un accord existant au sein de la presse [qui stipule qu’un salarié ne peut revenir à une condition salariale inférieure], il y avait des personnes qui, ayant dirigé le journal pendant quelques jours, reprenaient leur poste de rédacteur et continuaient à percevoir un salaire de directeur. Il faut dire qu’au-delà de cette mauvaise gestion de l’entreprise, commençait à se dessiner le tableau de la crise économique en Argentine. Voilà, je crois, qui explique un peu cette situation de crise et c’est aussi une bonne illustration de la manière de fonctionner en Argentine durant les années 90. La situation était assez complexe […] et les luttes ont commencé à se manifester.
Comment en êtes-vous venus à penser à la récupération ?
Le patron nous sommait de ne pas faire grève. Nous avions aussi des dissensions internes, car la pire chose qui puisse arriver à un journaliste, c’est que son journal ne sorte pas, d’autant que le lecteur risque de croire qu’il ne paraîtra plus du tout. Les patrons spéculaient là-dessus.
Nous avons donc trouvé le moyen de maintenir le conflit dans la rue en évitant que le journal ne s’arrête. Nous avions dressé une tente devant l’immeuble, organisé des soupes populaires… Nous occupions les locaux de peur que les patrons ne viennent et ne ferment tout. Nous nous sommes emparés de la rotative, l’emblème de tout le rouage [2]. De là, des artistes de rue se sont joints à notre protestation, ils sortaient déguisés ou sur des échasses pour répartir des tracts qui expliquaient à la population ce qui était en train de se passer. Il nous fallait expliquer aussi aux autres médias, radiophoniques et télévisuels, car d’une certaine manière, notre journal avait la caractéristique à Villa Maria d’être celui qui donnait le ton.
Vers les derniers jours de novembre, les patrons ont appelé la police, mais il n’y eut pas de répression [à la différence d’autres expériences de récupération] car la police comprenait la revendication des travailleurs. Pendant ce temps, un de nos compagnons qui voyageait à Cordoba, s’est mis en relation avec les syndicats. « El Negro Espinola » nous a ensuite soumis l’idée de la coopérative. C’est comme ça, qu’entre les syndicats et le représentant du ministère du Travail de Villa Maria, il y eu une certaine pression sur les patrons pour qu’ils acceptent l’idée de la coopérative. La patronne a toujours été contre, mais le patron, lui, ne s’y est pas opposé. Finalement, les deux ont signé l’accord.
Sur quoi a débouché cet accord ?
Cet accord qui intervient après plusieurs mois de conflit, a été signé le 13 décembre 2001 avec les patrons, mais au prix de l’abandon de 20 ans de contributions sociales (aportes) et la prise en charge d’une dette de 60 000 US$ auprès de Papel Prensa [3]. Ce sont donc 32 travailleurs qui ont récupéré leur entreprise sous la forme coopérative, après l’abandon du patron qui, de son aveu, avait l’impression de s’enlever un poids des épaules : celui de mettre la clé sous la porte et de virer ses salariés. Il a d’ailleurs cédé la marque et prêté les locaux pendant un an.
Le rôle des syndicats graphiques et de la presse n’a pas été négligeable, puisqu’ils nous ont soutenus et appuyés dans le processus de récupération du journal. La population de Villa Maria, qui compte 70 000 habitants, a également soutenu le combat des travailleurs (via l’organisation de soupes populaires, par exemple). C’est grâce à cet appui que la ville s’est davantage approprié le journal ; nous, journalistes, ne sommes que les gérants d’un journal qui appartient à la communauté. La phase de récupération a rapproché les travailleurs du journal des membres de la communauté, dans le sens où les luttes sociales les ont montrés comme leurs égaux.
Un journal administré par ses travailleurs
Comment est organisée la coopérative ?
La Cooperativa Comunicar, éditrice du Diario del centro del País est une coopérative de travail [à la différence d’autres coopératives] ; le seul capital dont nous disposons, c’est notre travail, en dehors des machines évidemment. Nous avons commencé à 32 travailleurs avec un tirage de 1200 exemplaires de 32 pages ; aujourd’hui, nous sommes 54 associés qui imprimons chaque jour entre 6 et 7 000 exemplaires d’un minimum de 56 pages. Au début les locaux nous étaient prêtés, aujourd’hui nous avons construit un bâtiment propre.
Nous élisons un conseil d’administration composé de 7 conseillers et de 2 syndics. Ce conseil est renouvelé partiellement chaque année. Chaque conseiller ne peut rester plus de 3 ans, afin de permettre un roulement. Du fait de l’obligation légale, nous sommes tenus à une assemblée générale par an [4]. Nous avons décidé de maintenir ce que nous appelons des réunions de « vivre ensemble » (convivencia) dont les décisions sont ensuite retranscrites lors de l’assemblée générale annuelle, ce qui nous conduit en quelque sorte à une situation d’assemblée permanente, et ainsi, le conseil d’administration est soumis à la volonté de la majorité.
Quelle est la grille de rémunération que vous pratiquez ?
Les salaires sont répartis selon quatre catégories. La différence entre les quatre est surtout d’ordre symbolique [5], elle ne s’établit pas en fonction des qualifications mais sur la base d’une forme de reconnaissance, par rapport au rôle joué lors de la phase de récupération.
Sur le plan éditorial, les anciens patrons jouaient-ils les directeurs de rédaction ?
Ils n’agissaient pas directement comme des chefs de rédaction, mais imposaient la ligne éditoriale. Lorsque tu évolues dans des conditions de marché, c’est le propriétaire en définitive qui impose sa ligne : « On enquête là-dessus, pas sur autre chose. On écrit sur untel, par sur un autre, ces mots-là on peut les écrire, pas ceux-là, etc. » Mais bien souvent, la ligne éditoriale ce n’est pas uniquement cela. C’est aussi : « Ça tu peux l’écrire, mais on ne le mettra qu’en cinquième paragraphe… » Évidemment, dans la mesure où tu ne le déranges pas, il te laissera être plus ou moins pluraliste, tout dépend de sa conception personnelle. Mais, j’insiste, dans un tel contexte, c’est le marché qui t’impose la ligne éditoriale, et le journal défend alors des intérêts bien particuliers.
Y a-t-il eu un changement sur ce plan ? Comment est organisée la rédaction maintenant ?
Nous avons maintenant un comité de rédaction composé de 5 personnes. Nous sommes 20 rédacteurs. L’idée est qu’entre les 5, il puisse y avoir une possibilité de dissension et de faire se confronter des positions, mais également que la responsabilité ne retombe pas sur un seul, car ce n’est pas toujours évident de superviser et relire ce qui se publie dans un quotidien de 56 pages.
Cet organe collégial est-il élu ?
Oui, il est élu par l’ensemble des travailleurs de la coopérative. Un article publié par un rédacteur peut aussi bien impacter sur le plan citoyen, la vie de l’imprimeur ou du vendeur qui travaille au sein du journal. On part du principe que, bien qu’il n’ait pas de connaissance profonde du métier [le journalisme], chacun peut avoir une opinion comme lecteur critique, dans la mesure où il est associé au projet. Ainsi, nous [les rédacteurs] pouvons soumettre que l’un d’entre nous soit coordinateur, mais au final, tous les travailleurs sont éligibles. Une fois élus, ils sont responsables devant l’assemblée.
Qu’est-ce que cela implique au niveau du contenu ? Est-ce que tu dirais que ce sont les travailleurs qui fixent la ligne éditoriale désormais ?
Bien sûr, tout se fait à partir des travailleurs. De plus, nous avons un engagement tacite, mais très fort… En cela, on peut dire qu’il existe dans notre ligne éditoriale un cap concret et qui ne se discute pas, c’est que, de par la nature de notre organisation, nous nous devons de promouvoir tout ce qui a trait à des mouvements ou des associations solidaires et les valeurs coopératives ou associatives.
Notre engagement est toujours envers le lecteur, ce qui nous oblige à pratiquer un pluralisme total. D’ailleurs, les portes sont ouvertes à qui veut s’exprimer dans le journal. Certains nous critiquent en disant que nous n’avons pas de ligne éditoriale, nous répondons que c’est précisément là, notre ligne éditoriale, où tous peuvent bénéficier du même espace : « si les gens veulent débattre, qu’ils le fassent, mais qu’ils le fassent au sein du journal ! » Nous essayons de refléter ce qui se passe dans la ville : en ce sens, c’est un journal très local ou régional. Nous nous concentrons sur l’information qui nous parait importante au niveau de la ville […] c’est le secret de notre survie. Notre réussite est peut-être due au fait que les citoyens, les habitants, nous voient comme leurs pairs, leurs égaux, et se sentent écoutés. Nous rendons visible ce qui est invisible, notamment les demandes et les besoins sociaux des personnes.
Par exemple, en page 2, nous avons une rubrique qui s’appelle « Les lecteurs écrivent aussi » (Los lectores también escriben), qui est comme une forme de tribune. Par exemple, si le maire [el intendente, tel qu’on le nomme en Argentine] annonce dans une interview en page 3 qu’il a ouvert une garderie dans tel quartier, et qu’en fait, elle n’est toujours pas ouverte […], alors les gens de ce quartier peuvent s’adresser au journal et disposerons du même espace [que le maire en question] pour dénoncer le fait qu’il ne dit pas la vérité. On envoie alors un rédacteur et un photographe pour aller vérifier. Notre journal fait ainsi partie du jeu social et il y remplit un rôle. C’est possible car il s’agit d’une petite ville, ce qui permet un traitement plus personnalisé. Cela génère aussi un engagement du point de vue professionnel, depuis lequel tu dois éviter toute mauvaise pratique (la mala praxis). De mauvaises pratiques qui existent beaucoup, dans le journalisme, notamment dans les grands journaux où tout est si dépersonnalisé. Pour notre part, le contact est direct et nos rédacteurs se sentent responsables devant la communauté.
Pourquoi les articles du journal ne sont pas signés ?
Nous ne signons que les articles d’opinion. La vedette c’est l’information et non celui qui l’écrit. C’est pour cela qu’on ne signe pas. Ce n’est pas la plume du rédacteur qui importe, mais l’activité dont on se fait l’écho. Bien sûr, c’est encore mieux si celui ou celle qui a écrit l’article a une bonne plume ! Mais avant tout, c’est destiné au lecteur, ce n’est pas pour alimenter le prestige personnel [d’un rédacteur], sinon collectif, du journal. Le journal assume et se rend ainsi responsable, notamment lorsqu’il y a des plaintes et que des gens viennent faire des réclamations. Dans une ville aussi petite, c’est aussi un moyen de protéger l’indépendance de nos rédacteurs.
Parlons du financement. J’ai lu [6] que « les ventes [avaient] triplé par rapport à l’époque des anciens patrons ». Est-ce de là que vous tirez vos ressources ?
Non, la vente ne génère pas grand-chose : le vendeur de journaux empoche la moitié du prix du journal. Pour autant, nous bénéficions d’une indépendance totale : nos ressources proviennent de la publicité de commerçants et non de paiements institutionnels, et de tout ce que nous appelons « services », à savoir les petites annonces, la section « sociale » [l’équivalent du bottin mondain au plan local], etc. Les seules petites annonces que l’on ne fait pas payer, ce sont celles où les gens offrent leur travail, les demandes d’emploi. Celles-ci sont gratuites.
Mais si vos ressources viennent de la publicité, cela n’empêche-t-il pas d’écrire des articles dénonçant de mauvais agissements de la part de ces annonceurs ? Que se passe-t-il dans ce cas ?
Il faut dire qu’il y a plus d’annonceurs depuis la récupération. Concrètement, nous avons un département de publicité, composé de deux personnes qui assurent la réception directement au journal, et deux autres commerciaux qui vont à l’extérieur et vendent des encarts. Tous sont des associés de la coopérative. De plus, nous avons trois agences de pub, qui travaillaient déjà avec le journal sous l’ancienne gestion, et qui continuent de nous apporter des clients. Comme le journal a grandi, tout le reste a grandi.
Après, il nous arrive d’avoir des problèmes avec des annonceurs. Par exemple, un citoyen un peu connu a eu une très mauvaise expérience avec une chaine de supermarché. Il est allé au procès, l’a gagné et nous l’avons relaté dans le journal. Le supermarché s’est alors retourné contre nous et a supprimé sa publicité. Mais comme notre journal est quasiment incontournable sur le plan local, la chaine de supermarché a finit par revenir nous acheter des espaces publicitaires.
Il arrive qu’il y ait des discussions entre nous [sur ce sujet ou l’opportunité d’un annonceur], mais nous gardons en tête que notre fidélité est à l’égard du lecteur et du citoyen.
Fédération de coopératives, Ley de medios et médias du tiers secteur
Que peux-tu nous dire sur votre participation aux associations et fédérations de journaux coopératifs ?
Nous sommes le premier journal récupéré, avant il existait « El independiente » de la Rioja, qui était un journal coopératif depuis plusieurs années, mais il n’a pas été récupéré. Ensuite, il y a eu le journal du Chaco, puis a été récupéré « Comercio y Justicia » à Cordoba. Tous ensemble, nous nous sommes rendu compte que nous avions des problèmes en commun et que le mieux était de former une association : l’Adicra (Asociación de Diarios Cooperativos de la República Argentina, Association de journaux coopératifs de la République Argentine). L’idée était de pouvoir se transmettre des savoirs, d’être en contact, de se tenir au courant des problématiques des uns et des autres et de se rendre service dans le cas où nous en aurions le besoin. Par exemple, en 2005, notre rotative a pris feu. À Comercio y Justicia, ils nous ont dit « Nous vous imprimons votre journal jusqu’à ce que vous la répariez ». […] Après, ce sont eux qui ont eu des problèmes d’approvisionnement en papier, alors à notre tour, nous les avons aidés. Disons qu’avant tout, l’idée est de promouvoir le sens associatif.
Par ailleurs, il y a eu la création d’une fédération du côté de Buenos Aires, Fadicra (Federación Asociativa de Diarios Cooperativos de la República Argentina, Fédération associative de journaux coopératifs de la République Argentine), dont l’objectif premier était d’assumer une position politique, un rapport de force face au problème de Papel Prensa et disons, de la matière première.
Parce que Papel Prensa est un monopole, n’est-ce pas ?
Oui, un monopole dont la logique commerciale est plus de papier tu consommes, moins tu paies. Alors imagine, un petit journal qui paie le papier quatre ou cinq fois plus que ne le paient Clarín, la Nación, ou les autres journaux de distribution nationale… Face à ce problème, il nous fallait former un front commun.
Depuis Fadicra, nous avons appuyé toute l’action menée par le gouvernement, consistant à se rasseoir à la table du directoire de Papel Prensa. Car une petite partie, un petit pourcentage de l’entreprise Papel Prensa, est public. Mais jusqu’à il y a quelques années, c’était un pantin qu’il y avait là-bas et qui faisait tout pour conforter les intérêts de Clarín. Et ce jusqu’à ce que ce gouvernement ait décidé de mener une politique plus agressive, c’est-à-dire, d’assumer véritablement une position au sein du directoire. Depuis, des enquêtes ont également été lancées, car l’histoire de Papel Prensa est très liée à celle de la dictature, et la manière dont Clarín s’est arrangé avec Papel Prensa…
Enfin, il est aussi plus facile de négocier des crédits bancaires depuis une association ou une fédération que lorsque l’on est tous seul.
Avez-vous appuyé le processus qui a conduit à la ley de medios, la loi de démocratisation des médias audiovisuels ?
La loi ne nous concerne pas directement car elle ne touche pas aux médias de support papier. Mais cela ne nous a pas empêchés d’appuyer cette loi. D’ailleurs, à l’heure actuelle nous avons pas mal avancé sur le projet de gérer une station de radio à Villa María, dans le but de générer ensuite des contenus pour la TDA (Televisión Digital Abierta, la télévision numérique), qui constitue une des grandes avancées de cette loi.
Il y avait aussi la possibilité pour ce que l’on nomme le tiers secteur [au sens de l’économie sociale] d’ouvrir des stations de radios, mais ce n’est pas si évident, avec l’histoire de Clarín qui bloque tout sur le plan judiciaire [7]… Mais il en va de la démocratisation de l’espace communicationnel, radial, télévisé ou d’Internet.
Si nous avons milité dans le sens de cette loi, c’est parce que, même s’il ne s’agit pas de la démocratisation totale, cela reste une avancée face aux monopoles que l’on retrouve dans la plupart des pays latino-américains et qui concentrent tout. Comme O’Globo, qui est au Brésil ce que Clarín est en Argentine, mais il y a aussi Televisa au Mexique [8]. Tous ces groupes font l’agenda et cela pose problème au niveau démocratique. Dès lors, nous espérons que si l’on parvient à faire appliquer cette loi en Argentine, cela puisse servir d’exemple dans le reste de l’Amérique latine. Tous les médias servent les intérêts d’un secteur, et en particulier le plus conservateur. En Argentine, cela se ressent très fortement parce que, jusqu’à ce que cette loi ne vienne changer la donne, il y avait une grande concentration autour d’un seul groupe [Clarín], correspondant au pouvoir historique.
Une autre manière pour nous d’appuyer cette loi, c’est d’en assurer le suivi, depuis les colonnes de notre journal. Chaque fois que quelque chose sort en relation à ce thème, nous le diffusons. Nous essayons d’expliquer aux gens ce que vaut cette loi. Il est important de maintenir le suivi, car sinon, dans le journalisme, les thèmes vont et viennent, apparaissent et disparaissent. Mais en fonction de comment tu traites un sujet et maintiens une veille sur celui-ci, il reste présent et tu génères alors un débat dans la société. En ce sens, en assurant ce suivi, tu milites aussi pour cette thématique, tu la rends visible et fais en sorte qu’elle s’installe à la table de tous les jours. De cette manière, tu es réellement en train de remplir le rôle d’un média.
As-tu l’impression que les grands médias argentins se sont éloignés de ce rôle ?
Oui, je crois que oui. Les sujets traités semblent parfois si frivoles. Le journalisme est comme une casserole dans lequel se cuisine la recette si importante du pouvoir. Ce sont les médias qui ont la possibilité de rendre visibles ou invisibles certaines choses, comme les problématiques sociales. Ce n’est pas fortuit de donner 5 pages à une star de la télévision et de ne consacrer que quelques colonnes à l’activité solidaire d’un quartier. Cela tient au fait que les médias fixent l’agenda : si la une de ton journal a trait à la solidarité, le jour suivant, les gens vont parler de solidarité. Si tu ne parles que de la dernière robe que s’est acheté la princesse de Hollande en Argentine [9], que va-t-il rester de la solidarité ? Lorsque la Hollande n’a pas autorisé la venue des parents de Maxima à son mariage car son père avait un lien très étroit avec la dictature argentine, les grands médias ne l’ont pas reflété et au contraire, ils ont publié une photo de ce dernier en train de prendre un colectivo (transport collectif) à Buenos Aires. Jamais ils n’ont rappelé qu’il avait été un collaborateur direct de la dictature militaire…
Tu as parlé du tiers secteur de l’économie. Que penses-tu de vos relations avec le tiers secteur des médias en Argentine ?
Nous avons des relations, de manière ponctuelle. Toutefois, nous restons une entreprise, nous avons un but lucratif et nous nous devons de connaître un minimum de réussite d’un point de vue économique afin de pouvoir survivre. En cela, nous sommes différents d’un média alternatif.
Pour autant, ces médias ont un rôle social totalement différent et en plus, ils ne disputent pas le marché des annonceurs. Mais je ne les vois pas comme des compétiteurs, ils nous sont complémentaires, et il nous arrive de leur ouvrir nos colonnes. Je vois d’un bon d’œil ce type d’initiatives car plus il existe de voix, plus il existe de canaux, plus ces différentes voix circulent.
Je crois qu’au contraire, cela renforce le rôle des médias, dans le sens où cela contribue à marquer l’agenda journalistique. Si ton journal sort une affaire et que celle-ci est reprise par d’autres, y compris les radios communautaires, cela t’aide à maintenir l’intérêt autour de ce thème.
L’information est publique, et en cela, elle appartient à tout le monde. Plus elle circule, mieux c’est. L’information est un service, un service public, c’est le sens que nous cherchons à donner à notre journal, et tant que nous ne l’oublions pas, je crois que cela continuera à marcher.
Propos recueillis par Nils Solari
Notes
[1] Voir à ce sujet les articles : Argentine : Entreprises récupérées, innovation sociale et nouvelle approche de la richesse in F. Gaudichaud (dir.), Amériques latines : émancipations en construction, Cahiers de l’émancipation sociale, janvier 2013 & Argentine : opportunité et limites de la dimension coopérative pour les entreprises récupérées, in Jérôme Blanc & Denis Colongo (dir.), Les contributions des coopératives à une économie plurielle, Cahiers de l’économie sociale, l’Harmattan, janvier 2012 ; et sur le cas particulier du Diario de Villa Maria, voir : Claudia Gandía & Pedro Lisdero, Cooperativa de Trabajo Comunicar Limitada. Introducción al conflicto por la recuperación del Ex Diario de Villa María, Boletín Onteaiken Nº 6, Décembre 2008.
[2] Le Diario est imprimé sur place, par les travailleurs du journal.
[3] Entreprise qui fournit le papier. Ajoutons qu’une autre dette avait été contractée auprès de l’agence d’information TELAM, mais celle-ci a été annulée lors du changement de gestion.
[4] L’ensemble des coopératives argentines sont inscrites auprès de l’INAES, l’Institut national du secteur associatif et de l’économie sociale, lequel fixe des principes et des règles de fonctionnement, notamment des coopératives.
[5] 2000 pesos de différence, soit l’équivalent de 300 € entre la première et la dernière catégorie.
[6] Dans l’article de Baptiste Bloch “El Diario del centro del país” : success story d’une entreprise récupérée argentine, 12 février 2013, publié sur le site de l’association pour l’autogestion.
[7] Bien que votée au parlement et promulguée par le gouvernement en octobre 2009, le contenu de la loi n’a pas été encore appliqué dans sa totalité. Certaines dispositions de déconcentration du champ médiatique argentin ont en effet été bloquées par des recours judiciaires (medidas cautelares) et en inconstitutionnalité présentés par les grands groupes de presse, en tête desquels le groupe Clarín.
[8] ou encore Cisneros au Venezuela, voir à ce sujet : Guillermo Mastrini y Martín Becerra, 50 años de concentración de medios en américa latina : del patriarcado artesanal a la valorización en escala, Universidad de Buenos Aires, 2006, disponible en ligne et en espagnol.
[9] En référence à Maxima Zorreguieta, épouse du nouveau roi des Pays-Bas, Willem-Alexander Van Oranje, qui est de nationalité argentine.