Tiré de Médiapart.
Après l’attaque de la Grande Mosquée de La Mecque, en novembre 1979, par un groupe wahhabite conduit par le prêcheur Juhayman al-Otaybi, le roi Khaled avait fait décapiter publiquement au sabre, le 9 janvier de l’année suivante, 63 des insurgés qui s’étaient rendus. Ce record macabre et terrible vient d’être largement dépassé. Cette fois, ce sont 81 détenus, condamnés à la peine capitale, qui ont été exécutés pendant la seule journée du 12 mars 2022.
Dans toute son histoire moderne, jamais l’Arabie saoudite n’avait exécuté autant de prisonniers en une seule fois, alors que le prince héritier et souverain de facto Mohammed ben Salmane, alias MBS, s’est engagé à entreprendre des réformes pour limiter la pratique de la peine capitale.
Selon le communiqué publié samedi 12 mars par l’agence de presse officielle Sana, les personnes exécutées sont principalement des membres de groupes djihadistes liés à Al-Qaïda et à l’État islamique, des rebelles houthistes du Yémen ou des membres « d’autres organisations terroristes ». Toujours selon Sana, les condamnés se sont rendus coupables d’attaques contre des sites saoudiens, « d’enlèvements, de torture, de viols et de contrebande d’armes », et ont commis des crimes qui « ont fait un grand nombre de morts parmi les civils et les forces de l’ordre ».
On ne sait rien de plus, si ce n’est que les condamnés l’auraient été par 13 juges dans différentes villes du pays, dont le nom n’a même pas été précisé. Et pas davantage le lieu des exécutions. De son côté, la télévision d’État saoudienne a décrit les personnes exécutées comme « ayant mis leurs pas dans ceux de Satan ».
Pour l’ONG European Saudi Organization for Human Rights (Esohr), basée à Berlin, ces exécutions sont à la fois « le plus grand massacre » jamais perpétré dans le royaume, « en violation de toutes les lois internationales », et « le troisième massacre » depuis l’accession au pouvoir du roi Salmane et de son fils, Mohammed ben Salmane.
Les deux précédentes exécutions massives avaient eu lieu en 2016 et 2019. La première avait vu la décapitation de 47 citoyens saoudiens, faisant suite à des manifestations chiites dans l’est du pays, la seconde, celle de 37 prisonniers, dont 32 chiites saoudiens, sous l’accusation de « terrorisme ». Les corps de plusieurs des suppliciés avaient été ensuite crucifiés à des poteaux et exposés sur la place publique à titre d’avertissement pour les opposants.
Selon les recherches d’Esohr, « sur plusieurs dossiers, les accusations ne comportaient aucune accusation grave et certaines d’entre elles étaient liées à la participation [des exécutés] à des manifestations réclamant justice et droits humains ». L’ONG a précisé aussi que, si elle a pu documenter les dossiers de certains condamnés, elle n’a pas été en mesure de travailler sur les autres, « en raison d’un manque de transparence, des menaces et de l’intimidation des familles et de la société civile ».
MBS assurait il y a peu que les exécutions étaient en baisse
Dans une récente interview au magazine américain The Atlantic, MBS avait assuré que le nombre des exécutions était en nette diminution dans son pays et qu’elles étaient remplacées par « le prix du sang », soit une compensation financière pour le crime commis versée à la famille de la victime.
Il affirmait également son intention de moderniser le système judiciaire du royaume. « En ce qui concerne la peine de mort, nous nous en sommes débarrassés, à l’exception d’une catégorie, et comme celle-ci figure dans le Coran, nous ne pouvons rien faire, même si nous le souhaitons, parce que le Coran a des instructions très claires à ce sujet », avait-il déclaré.
« Si quelqu’un tue une autre personne, la famille de celle-ci a le droit, après avoir saisi le tribunal, de demander l’application de la peine capitale, à moins qu’elle ne lui pardonne. Ou si quelqu’un menace la vie de nombre de gens, il doit être puni de la peine de mort. Que cela me plaise ou non, je n’ai pas le pouvoir de changer cela. »
- Deux jours avant les exécutions, MBS a fait libérer le blogueur et écrivain Raif Badawi.
Tous les regards étant tournés vers l’Ukraine, les dernières exécutions n’ont pas eu beaucoup d’échos sur la scène internationale. L’Union européenne s’est contentée de se déclarer « fermement opposée à la peine capitale, quelles que soient les circonstances » et de s’inquiéter d’une « augmentation inquiétante dans la tendance à recourir à la peine de mort en Arabie saoudite, où 67 personnes ont été exécutées en 2021 ». Elle ne pouvait faire moins.
De son côté, le pouvoir saoudien a-t-il profité de la guerre en Ukraine pour décider cette nouvelle exécution collective ? « Le régime saoudien est tellement opaque qu’il est très difficile d’avoir des informations mais je ne crois pas que l’attention que le monde entier porte à l’Ukraine explique cette vague d’exécutions, souligne un journaliste familier des anciens cercles dirigeants saoudiens, qui, à ce titre, a demandé l’anonymat. En fait, MBS se moque de ce que pensent les Occidentaux. »
Pas tout à fait puisque, deux jours avant les exécutions, il a fait libérer le blogueur et écrivain Raif Badawi, qui avait été condamné, en juin 2012, à 1 000 coups de fouet et 10 années de prison pour apostasie – il avait déclaré que « musulmans, chrétiens, juifs et athées sont tous égaux » - et « insulte à l’islam », une libération que le Canada et plusieurs pays européens demandaient avec insistance. Il ne pourra cependant pas quitter le royaume avant dix ans.
Réponse par la terreur
« Derrière ces exécutions, ajoute le même journaliste, MBS adresse quand même un double message : le premier est une réponse par la terreur à des menaces intérieures que l’on ne connaît pas. Même si nombre de jeunes Saoudiens le soutiennent du fait de ses réformes – il existe à présent des cinémas, des femmes qui conduisent des taxis et la police religieuse ne patrouille plus dans les rues –, il y a aussi une opposition cachée, en particulier chez les religieux, mais aussi dans la population. »
« Le second message est destiné aux chiites saoudiens, puisque nombre des personnes exécutées appartiennent à cette confession, estime ce spécialiste. Et derrière ce message, il s’adresse également aux Iraniens, d’autant que figurent aussi sept Yéménites houthistes parmi les condamnés. Il ne faut pas oublier que MBS a une véritable haine des uns et des autres. »
Sur les 81 personnes exécutées, 41 sont des chiites, soit un peu plus de la moitié, alors qu’ils ne représentent que 15 % environ de la population du royaume. Pour David Rigoulet-Roze, spécialiste du Golfe et directeur de la revue Orients stratégiques, « certaines exécutions s’inscrivent dans le prolongement des violentes émeutes dans la localité à forte dominante chiite d’Al-Awamiya, près de la ville de Qatif [partie orientale du royaume – ndlr], en octobre 2011, dans la dynamique des “Printemps arabes”. »
« Ce phénomène s’était répété de manière récurrente puisque ces émeutes avaient perduré jusqu’en mai 2017, au point de conduire les autorités saoudiennes à raser le vieux quartier ottoman d’Al-Moussawa, dans le but affiché de réaliser un aménagement urbanistique renouvelé et modernisé, qui permettait surtout de détruire les ruelles étroites propices à la guérilla urbaine », rappelle David Rigoulet-Roze.
L’Iran, qui se veut le protecteur des chiites saoudiens et l’allié des houthistes, a été le seul pays au monde à vraiment réagir à ces exécutions. Alors qu’un cinquième cycle de négociations entre l’Iran et l’Arabie saoudite devait s’engager d’ici quelques jours à Bagdad, qui venait précisément de l’annoncer, les Pasdaran (les Gardiens de la révolution) viennent d’annoncer, sur leur site Sepah, la rupture de ces entretiens.
Premier exportateur au monde de pétrole
« Dans ces exécutions, ajoute David Rigoulet-Droze, on peut lire aussi un message destiné aux Américains qui aimeraient bien qu’il ouvre grandes les vannes du pétrole en raison de la flambée des prix provoquée par la guerre en Ukraine. À cette demande, MBS n’a, pour l’heure, pas donné son aval. C’est sa manière de leur montrer son intransigeance, de leur faire savoir qu’il ne supporte pas ce qu’il considère comme des ingérences extérieures et de leur dire implicitement : “Vous m’avez stigmatisé après l’assassinat de Jamal Khashoggi mais c’est vous maintenant qui avez besoin de moi.” Il montre ainsi, sur les plans intérieur et extérieur, qu’il n’est nullement affaibli. »
Il l’est d’autant moins qu’aucune mesure punitive n’a été prise contre lui. En juin 2019, moins d’une année après l’assassinat de Khashoggi, le prince héritier figurait au centre de la photo lors du sommet du G20 à Osaka. Et ce, en dépit de l’enquête de l’ONU, rendue publique le même mois, qui indiquait avoir des « preuves crédibles » impliquant MBS dans le meurtre du journaliste saoudien, et concluait à la responsabilité de l’Arabie saoudite en tant qu’État.
L’ONU avait appelé la communauté internationale à mettre le prince héritier sous sanctions, en gelant ses avoirs à l’étranger. Un rapport des services de renseignement américains, déclassifié en 2021, le mettait également en accusation.
Premier exportateur au monde de pétrole, avec une production de quelque 7 millions de barils par jour, alors que celui-ci dépasse les 100 dollars, le prince héritier peut tout se permettre, y compris de prendre ses distances avec l’allié américain depuis que Joe Biden est président – les deux hommes se détestent et Biden se refuse à lui téléphoner.
Il a désormais les moyens de financer Vision 2030, son plan pharaonique de modernisation du royaume qui semblait mal engagé, et de s’abstenir aux Nations unies lors du vote contre l’invasion de l’Ukraine. Avec le président russe, il s’entend d’ailleurs fort bien – son père, le roi Salmane, a été le premier dirigeant saoudien à se rendre à Moscou en novembre 2017.
Les deux dirigeants ne sont pas sans ressemblance. « Il y a chez MBS une gouvernance qui mixe une dimension parfois brouillonne de type “trumpiste” avec une verticalité “poutinienne” du pouvoir », remarque David Rigoulet-Roze.
Jean-Pierre Perrin
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