Tiré de Entre les lignes et les mots
Cette note reprenant très largement un article de Raphaël Granvaud, militant de Survie, à paraître en espagnol dans la revue Viento sur n°190, octobre 2023. Disponible également en PDF sur le site de l’Association Survie.
Dans la nuit du 26 au 27 juillet 2023, le président du Niger Mohamed Bazoum a été renversé par un coup d’État militaire mené par le général Abdourahamane Tiani, chef de la Garde Présidentielle, rejoint par l’ancien chef d’état-major des armées, le général Salifou Mody. Ils ont été ralliés par les autres officiers de l’armée pour, selon leurs dires, « éviter un bain de sang ». Les putschistes se sont attribué le pouvoir sous le nom de Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP).
Ces événements font écho aux scénarios survenus quelques mois plus tôt au Mali puis au Burkina Faso, même si chaque situation présente des spécificités. Au Niger, si l’on en croit différentes publications [1], le général Tiani craignait de se voir à son tour écarté de son poste, après le limogeage en avril du général Mody. Bazoum lui aurait aussi demandé de rendre des comptes concernant les fonds dédiés aux actions spéciales de la Garde présidentielle, dont il jouissait plus librement sous le précédent président, Mahamadou Issoufou, dont il restait proche.
L’attitude ambiguë d’Issoufou, plusieurs fois rapportée après le déclenchement du putsch, a également alimenté des suspicions sur sa complicité initiale avec les putschistes. Si Issoufou avait fait de Bazoum son dauphin, la volonté de ce dernier de reprendre le contrôle de la rente pétrolière constituait notamment une source de tension [2].
Un contexte commun
Au-delà des motivations des acteurs, un contexte commun semble avoir facilité la réalisation des coups d’État dans les trois pays (quatre si l’on compte le Tchad ou une succession dynastique anticonstitutionnelle n’a pas été considérée comme un coup de force par la diplomatie française).
Il ne s’agit sans doute pas tout à fait d’un hasard que ces coups d’État surviennent dans des pays en proie à des insurrections djihadistes, d’une part en raison des menaces sécuritaires qu’elles font peser sur les États, mais surtout parce que ces pays ont été engagés, depuis une décennie, dans la « guerre contre le terrorisme » aux côtés de la France. La logique quasi exclusivement sécuritaire qui a prévalu, parfois imposée de l’extérieur contre les logiques nationales, a échoué à venir à bout des groupes djihadistes, et leur a même permis de recruter davantage.
En revanche, elle a contribué à renforcer le rôle, le pouvoir et l’importance politique des militaires. Dans les trois pays, les putschistes ont bénéficié de la disgrâce des régimes civils, jugés corrompus, incapables d’apporter des réponses aux crises sociale et sécuritaire touchant une part grandissante de la population, et considérés comme d’abord soumis aux intérêts des occidentaux. Ce discrédit a été alimenté par l’échec des ingérences militaires étrangères à laquelle les présidents africains avaient – de plus ou moins bon gré – fait appel.
Si l’on ne peut pas dire que les prises de pouvoir ont été directement dirigées contre la présence militaire et l’ingérence de la France, le paternalisme incurable des autorités françaises a ensuite précipité les ruptures, et ce d’autant plus facilement que le rejet de la politique africaine de la France est devenue un carburant très efficace pour mobiliser les citoyen.ne.s africain.e.s qui veulent en finir avec les mécanismes de domination néocoloniaux les plus visibles (tutelle militaire, franc CFA, ingérence politique). Ce qui, dans le langage de la presse française, revient à prendre la France comme « bouc émissaire commode » [3].
La France et la CEDEAO pour la guerre
Depuis deux décennies maintenant, la diplomatie française a pris l’habitude de s’abriter derrière les positions de l’Union africaine et des institutions régionales africaines… du moins tant que celles-ci sont conformes à ses intérêts.
Ainsi, le Quai d’Orsay a-t-il d’abord « condamn[é] fermement toute tentative de prise de pouvoir par la force » et s’est « associ[é] aux appels de l’Union africaine et de la CEDEAO [Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest] pour rétablir l’intégrité des institutions démocratiques nigériennes » [4]. Le lendemain, le président Macron, en visite en Papouasie-Nouvelle-Guinée, a à son tour condamné « avec la plus grande fermeté le coup d’État militaire, parfaitement illégitime et profondément dangereux pour les Nigériens, pour le Niger, et pour toute la région. »[5]
Il a par ailleurs annoncé la tenue d’un Conseil de défense à l’Elysée pour le 29 juillet, à l’issue duquel les aides budgétaires au Niger ont été suspendues. Mais le pouvoir français ne se contente jamais d’un simple soutien aux institutions africaines. D’une part, il tente d’orienter leurs décisions, et d’autre part il ne se prive pas de forcer leur interprétation. La présidence Macron n’a pas fait pas exception à la règle.
La CEDEAO n’est certes pas une simple courroie de transmission de l’impérialisme français, mais la France compte quelques chefs d’Etats alliés en son sein sur lesquels elle peut s’appuyer. Si la France ne participe pas formellement aux débats de la CEDEAO, elle se comporte quasiment comme un de ses membres. En amont comme en aval du double sommet (CEDEAO et UEMOA – Union économique et monétaire ouest africaine, l’une des zones du Franc CFA liée à la France) qui s’est réuni à Abuja le 30 juillet, le président français s’est entretenu avec de nombreux chefs d’État pour faire prévaloir sa position.
Outre des intérêts convergents avec certains pays francophones comme la Côte d’Ivoire ou le Sénégal, la volonté française de faire adopter les sanctions économiques les plus lourdes et le principe d’un recours à la force pour rétablir la légalité constitutionnelle au Niger coïncidait alors avec la position du président nigérian, qui assure la présidence tournante de l’organisation. Il en allait de la crédibilité de la CEDEAO après que cette dernière a décidé en fin 2022 de créer une force régionale (toujours virtuelle) contre les coups d’État et le terrorisme.
La veille du sommet consacré au Niger, le CNSP a dénoncé un « plan d’agression contre le Niger », et pendant le sommet, des manifestants nigériens s’en sont pris violemment à l’ambassade de France. Le CNSP a justifié cette action par « un ressentiment consécutif à l’attitude déstabilisatrice d’une chancellerie occidentale » [6]. À la télévision nationale, son porte-parole a également accusé la France d’avoir cherché, « avec la complicité de certains Nigériens » à « obtenir des autorisations politiques et militaires nécessaires » pour lancer une opération militaire militairement.
Selon lui, le ministre des Affaires étrangères de Mohamed Bazoum ainsi qu’un responsable de la Garde nationale auraient signé un document autorisant « le partenaire français à effectuer des frappes au sein du Palais présidentiel afin de libérer le Président de la République du Niger, Mohamed Bazoum » [7]. Le journal Le Monde n’y voyait alors qu’une « accusation hyperbolique à laquelle nul n’a jugé bon de répondre à ce stade », de même que les alertes des putschistes après l’atterrissage d’un avion militaire français sur le tarmac de l’aéroport deux jours plus tôt, relevaient selon lui de la « paranoïa » [8]. Trois semaines plus tard, les journalistes du quotidien français ont pourtant publié une nouvelle enquête qui a confirmé « qu’une demande d’intervention a été adressée aux Français présents à Niamey dans les heures qui ont suivi le coup d’État (…), et que cette requête a été sérieusement considérée » par les autorités françaises. Les militaires français « avaient une douzaine de véhicules avec eux et des hélicoptères qui étaient prêts », rapporte un conseiller du président Bazoum : « Ils nous ont dit qu’ils étaient en mesure de faire l’opération, que ça ne toucherait pas le président. » Mais Bazoum, qui croyait une issue négociée encore possible, s’y est opposé. Par ailleurs, « entre le moment où la demande avait été formulée et celui où les Français auraient pu intervenir, une partie des loyalistes étaient passés du côté des putschistes. » Paris était donc également devenu « réticent » [9], rapporte Le Monde.
En dépit des dénégations de la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna [10], la France n’a pas pour autant abandonné ensuite la voie d’une solution militaire. Assurés du soutien français, les chefs d’État de la CEDEAO ont décidé le 30 juillet d’instaurer un blocus économique immédiat à l’encontre du Niger, mais aussi de lancer un ultimatum d’une semaine pour rétablir le président Bazoum dans ses fonctions, faute de quoi, « toutes les mesures nécessaires » seraient prises, y compris « l’usage de la force » [11]. Le même jour, en réaction aux actions contre l’ambassade, l’Élysée a promis par un communiqué une réplique « immédiate et intraitable » à « quiconque s’attaquerait aux ressortissants, à l’armée, aux diplomates et aux emprises françaises »[12].
Le président Macron « ne tolérera aucune attaque contre la France et ses intérêts », assurait-on. Interrogée par une radio privée sur la nature de ces intérêts (voir encadré) et les modalités de la réplique annoncée, Catherine Colonna bottait en touche.
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Les intérêts français au Niger : uranium et base militaire
Le Niger a longtemps été un fournisseur d’uranium stratégique pour la France. Mais Orano (anciennement Areva, plus anciennement encore COGEMA) a ensuite diversifié ses gisements sur la planète. De plus, il n’est plus le seul client d’EDF pour faire tourner les centrales françaises. De 2005 à 2020, le Niger était encore le cinquième fournisseur de la France répondant à environ 18% de ses besoins. Deux gisements étaient exploités depuis les années 1970 par les filiales d’Orano. La COMINAK a cessé l’exploitation en 2021 (sans que les problèmes écologiques et sanitaires ne soient réellement traités). Ne reste à ce jour que la SOMAÏR dont les coûts de production sont élevés. Mais Orano possède un troisième gisement, difficilement acquis en 2008, qui n’est pas exploité mais jalousement conservé depuis. Imouraren est décrit comme le deuxième gisement africains en taille, mais la faible teneur en uranium rend son exploitation peu rentable si les cours sur le marché sont trop bas. Orano étudie actuellement la possibilité d’extraire l’uranium par pompage, selon la méthode In-Situ Recovery (ISR) utilisée au Kazakhstan, consistant à injecter une solution d’acide dans la roche. La production d’uranium a été stoppée fin août, non en raison des tensions entre la France et le Niger (Orano est pourtant une entreprise à capitaux publics), mais à cause du blocus économique imposé par la CEDEAO. Enfin, si le nucléaire civil français a diversifié son approvisionnement, l’uranium à usage militaire semble toujours provenir en totalité du Niger. Le Niger accepte en effet de fournir, contrairement à d’autres pays, un uranium dit « libre d’emploi », c’est-à-dire non soumis au contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), et sur lequel la France peut maintenir le « secret défense ».
Le Niger était par ailleurs un pays stratégique pour la France au regard de ses engagements militaires. Après avoir été chassée du Mali, la France a mis un terme à son opération de lutte contre le djihadisme (opération Barkhane) et a replié une partie de ses militaires au Niger pour y poursuivre la « guerre contre le terrorisme ». Officiellement, un partenariat rénové avait été instauré, débarrassé de tout paternalisme et de toute ingérence. La France ne menait plus d’opérations militaires seule et ne disait agir que sous commandement nigérien [13]. Il faut croire que la mue des militaires français n’était pas suffisamment profonde pour leur permettre de conserver « les cœurs et les esprits » de leurs anciens « frères d’armes »…
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Le 1er août, la France a procédé à l’évacuation de ses ressortissants présents au Niger (entre 500 à 600 en période estivale), rendant crédible la perspective d’une intervention militaire lancée avec son soutien. Le 3 août, le CNSP annonce alors la rupture des accords militaires existant entre le Niger et la France, ce qui revient à demander le départ des militaires français présents sur place. Demande jugée nulle et non avenue par l’Élysée qui considère que le président Bazoum, qui a refusé de démissionner, reste la seule autorité légitime à même de faire cette demande.
Le 5 août, à la veille de l’expiration de l’ultimatum de la CEDEAO, la ministre française des Affaires étrangères invite les Nigériens à « prendre très au sérieux » la menace d’une intervention régionale. « Plusieurs de ces pays disposent de forces robustes et ont fait savoir qu’ils étaient prêts à intervenir », assure-t-elle. Le 10 août, après un nouveau sommet, la CEDEAO ordonne l’« activation immédiate » de sa « force en attente » (qui n’existe en réalité que sur le papier), mais dit néanmoins privilégier une résolution diplomatique de la crise. Le président ivoirien, Alassane Ouattara, assure qu’un accord est trouvé pour qu’une opération militaire « démarre dans les plus brefs délais » et propose de fournir près d’un millier d’hommes, aux côtés du Nigeria et du Bénin, avant que d’autres pays ne les rejoignent. Paris fait immédiatement savoir son « son plein soutien à l’ensemble des conclusions adoptées » [14].
Une intervention de moins en moins crédible
En réalité, la France affiche une position d’autant plus ferme que l’hypothèse d’une intervention paraît fragile, en raison notamment des divisions africaines. Le Niger et le Burkina Faso, qui sont toujours sous le coup d’une suspension de la CEDEAO après les coups d’État, on fait savoir qu’ils étaient prêts à défendre militairement le Niger en cas d’agression.
Face à un risque d’embrasement général dans une région déjà meurtrie par les groupes armés, djihadistes ou non, peu de pays sont disposés à se lancer dans une aventure militaire incertaine et le consensus de façade n’a pas tardé à se lézarder. Hors CEDEAO, les réticences sont encore plus fortes. Alors que la France évacuait ses ressortissants, l’Algérie a mis en garde la CEDEAO contre l’éventualité d’une opération militaire. Mi-août, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA s’est abstenu de soutenir les résolutions de la CEDEAO, contrairement à la pratique habituelle, en raison des dissensions africaines. À supposer que la volonté politique de ses États membres ait réellement existé, la légalité d’une intervention militaire de la CEDEAO fait débat. Selon les statuts de cette organisation, en l’absence de légitime défense, l’usage de la force est en effet conditionné à la double autorisation de l’Union africaine et des Nations Unies.
Moins l’intervention de la CEDEAO a paru crédible, et plus le président français a versé dans la surenchère. À l’occasion de la Conférence annuelle des ambassadrices et des ambassadeurs, fin août, il s’est même livré à un véritable feu d’artifice. Défendant le bilan militaire de la France au Sahel, il a accusé ceux qui parlent de « défaite » de reprendre « les arguments de l’ennemi ». Il a ensuite assuré que « si Serval puis Barkhane n’avaient pas été décidées, nous ne parlerions pas aujourd’hui ni de Mali, ni de Burkina Faso, ni de Niger ». Récusant la rhétorique des nouveaux dirigeants de ces pays, il a même versé dans l’injure fort peu diplomatique. « Si on cède aux arguments inadmissibles de cette alliance baroque des prétendus panafricains avec les néo-impérialistes, on vit chez les fous », a asséné le président français. Il a également salué le travail de l’ambassadeur de France à Niamey, Sylvain Itté, objet d’un nouveau bras de Fer. Le CNSP venait d’exiger son départ, demande à nouveau refusé car n’émanant pas des autorités légitimes. Un argument qui sera difficilement tenable dans la durée.
Accessoirement, Itté est tristement connu au Niger (et dans d’autres pays auparavant) pour sa morgue toute macronnienne et plusieurs dérapages sur les réseaux sociaux. « Nous soutenons l’action diplomatique de la CEDEAO et militaire quand elle le décidera », a enfin réaffirmé Macron, mettant en garde les hésitants : « j’appelle tous les Etats de la région à avoir une politique responsable parce qu’il faut être clair : si la CEDEAO abandonne le président BAZOUM, je pense que tous les présidents de la région sont à peu près conscients du destin qu’il leur sera réservé » [15].
Surenchère et isolement diplomatique
Mais il paraît à peu près évident aujourd’hui que le bellicisme et l’arrogance des autorités françaises ont eu un effet contre-productif jusque sur ses partenaires les plus proches. D’abord parce que la position diplomatique de la France a grandement aidé les militaires putschistes à se parer d’une légitimité et d’un soutien populaire qui n’était pas initialement acquis.
Au départ, des défenseurs connus des droits humains, des activistes anti-impérialistes ou anti-corruptions, y compris parmi ceux qui avaient goûté à la répression et à la prison sous Issoufou et Bazoum, ont critiqué ou condamné le coup d’État. Mais face au risque d’agression militaire brandie par la CEDEAO et la France, les mobilisations contre la présence militaire française et pour la défense des nouvelles autorités se sont confondues et sont allées crescendo, ralliant une part grandissante de la classe politique, des organisations de la société civile et de la population. Début septembre, alors que les tensions entre le Niger et la France atteignaient leur point d’orgue, ce sont plusieurs dizaines de milliers de nigériens et nigériennes qui sont descendu.e.s manifester à Niamey pour réclamer le départ des militaires français. L’intransigeance de la diplomatie française est d’autant plus mal vécue que tout le monde a en mémoire ses positions à géométrie variable en matière de coup d’État : bon au Tchad, bon puis mauvais au Mali, acceptable en Guinée… L’actualité le rappelait avec cruauté : lorsqu’est survenu le coup d’État au Gabon le 30 août, les autorités françaises ont justifié la clémence de leur réaction par le fait qu’ « il existe des doutes sur la sincérité des élections dans ce pays » [16]. Des doutes qui n’avaient pas tracassé la France outre mesure lors des précédents scrutins remportés par Ali Bongo. Mais il est vrai qu’au Gabon, le général Oligui a pris soin de donner immédiatement des gages concernant le respect des intérêts économiques et stratégiques français [17].
Le Niger, depuis longtemps présenté comme un modèle de démocratie par les autorités françaises, était en réalité un régime gangréné par la corruption [18] (ce qui n’est pas une spécificité africaine), maniant facilement la répression à l’encontre des opposants et dans lequel les irrégularités électorales n’étaient pas absentes [19]. Ceci explique aussi en partie, comme au Mali et au Burkina, le soutien populaire accordé aux militaires en dépit des mesures liberticides prises dans ces trois pays, notamment contre la presse, et du risque de confiscation durable du pouvoir. Dans cette situation, les partenaires occidentaux de la France au Sahel ont rapidement décidé de la laisser faire cavalier seul, de crainte de voir leur présence également rejetée. À l’occasion de son fameux discours aux ambassadeurs, Macron a dénoncé le lâchage de ses alliés et raillé les voix qui « de Washington aux capitales européennes (…) expliquaient de ne pas en faire trop, que ça devenait dangereux ».
L’Union européenne a endossé sans difficultés la politique de sanctions économiques. Mais lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères à Tolède le 31 août, l’éventualité d’un soutien à une intervention militaire, défendu par la France, a été clairement écartée, malgré les plaidoyers d’un représentant de la CEDEAO et du ministre des Affaires étrangères de Mohamed Bazoum. Les pays européens craignent de ne plus pouvoir utiliser le Niger, un des pays pivots dans le cadre de l’externalisation de la politique européenne de répression des migrants. En 2015, l’UE avait par exemple fait pression sur le Niger pour qu’il adopte une législation, « en partie rédigée par des fonctionnaires français »[20], criminalisant les activités économiques liées à l’accueil et au transport des migrants, alors que la liberté de circulation est théoriquement garantie au sein de la CEDEAO. Depuis dix ans, la mission européenne Eucap-Sahel forme les forces de sécurité à la lutte contre l’immigration, et l’aide européenne est conditionnée à la bonne mise en œuvre de cette politique répressive. L’éventualité d’un nouveau conflit dans la région est perçue comme un risque de renforcement des migrations à destination de l’Europe.
Le Département d’État américain, lui, a depuis le début usé de contorsions rhétoriques pour ne pas parler de coup d’État, lequel impliquerait légalement une suspension des coopérations économique et sécuritaire, et adopté une position plus souple pour ne pas rompre le dialogue. Début août, les services du président Biden ont également informé la France et la CEDEAO qu’ils ne soutiendraient pas financièrement ou logistiquement une éventuelle intervention militaire et ont ensuite déclaré publiquement qu’ils ne souhaitaient pas mettre fin à leur partenariat avec le Niger après avoir investi « des centaines de millions de dollars » dans leurs bases militaires [21]. Les drones américains ont depuis repris leurs activités de surveillance des groupes djihadistes dans la région. L’activité militaire au Sahel n’est pas considérée comme prioritaire par les autorités américaines, mais il s’agit aussi de ne pas laisser les nouvelles autorités nigériennes chercher du soutien du côté des Russes. On aurait tort de penser que les États-Unis et les autres pays européens ont délibérément poussé les militaires français vers la sortie. La répartition des tâches qui prévalaient – risques opérationnels pour les Français, coopération, soutien logistique et fourniture de renseignement pour les autres – leur convenait jusque-là. Mais le rejet de la présence française les amène à privilégier leurs intérêts et à revoir les partenariats noués avec la France [22]. Les mesures de représailles adoptées récemment par la France à l’encontre des artistes et des étudiants sahéliens, interdits de séjour en France, va encore accroître l’hostilité populaire à l’encontre des autorités françaises.
Quelles perspectives ?
Comme c’était prévisible, après avoir été chassés du Mali puis du Burkina Faso, la France a été contrainte d’annoncer la fermeture de sa base militaire au Niger. Officiellement, cette hypothèse n’était pas à l’ordre du jour jusqu’à la fin septembre.
Le 11 septembre, à l’occasion du sommet du G20, Macron a répété qu’un retrait des troupes françaises ne pourrait avoir lieu qu’à la demande de Mohamed Bazoum. Sauf à mener une opération militaire qui ramènerait ce dernier au pouvoir, ce qui ne pourrait que susciter en Afrique des réactions virulentes et exposerait les expatriés français à un risque considérable, on ne voyait pas comment la France aurait pu maintenir des militaires contre l’avis des autorités en place. Le ministère français de la Défense a d’abord reconnu, en off, que des discussions avaient été entamées, non avec le CNSP, mais avec des officiers nigériens, pour organiser le « redéploiement » d’une partie des militaires français réduits au chômage technique.
Finalement, après plusieurs semaines de blocus quasi-complet de l’ambassade et de la base militaire française, Macron a été obligé, à l’occasion d’une intervention télévisée le dimanche 24 septembre, d’annoncer le retrait de son ambassadeur et des militaires français avant la fin de l’année, pour qu’ils ne restent pas « les otages des putschistes ». Une victoire pour les militaires au pouvoir et les manifestant.e.s nigérien.ne.s qui se relayaient devant les enclaves françaises. Il est vraisemblable que la France va s’efforcer, en contrepartie, d’accroître sa coopération et sa présence militaire dans d’autres pays également menacés par les groupes djihadistes (Togo, Bénin, Ghana, Guinée, Sénégal).
Mais la fermeture de la base militaire du Niger, après celles du Mali et du Burkina Faso, offre une opportunité pour imposer dans le débat public la revendication d’un retrait de tout le dispositif militaire français d’Afrique, et la fin de toute ingérence. Signe des temps, le philosophe médiatique Achille Mbembe, qui dans son rapport remis à Macron à l’issue du sommet Afrique-France de Montpellier avait oublié de préconiser la fermeture des bases françaises et la fin du franc CFA, s’en souvient désormais [23]. A lire la presse française des dernières semaines, on sent déjà comme un vent de panique chez certains éditorialistes et un grand nombre de politiques qui plaident en faveur d’une réforme urgente de la politique africaine de la France… pour ne pas perdre toute influence. Les mêmes mettent volontiers cette perte d’influence au Sahel sur le compte des manœuvres informationnelles russes, sans voir que le succès de la propagande sur les réseaux sociaux et la présence de drapeaux russes dans les manifestations sont les symptômes et non la cause du rejet de la politique africaine de la France. Il faut espérer qu’une nouvelle ère s’ouvre, mais se garder de crier victoire trop tôt. D’une part il faut se souvenir que c’est dans les périodes de crise que l’impérialisme français déploie ses capacités de nuisances les plus fortes et les plus violentes. La population ivoirienne, notamment à Abidjan 2004 et en 2011, s’en souvient. La politique africaine de la France doit donc être complètement désarmée. Mais l’idée selon laquelle la « grandeur » et la « responsabilité historique » de la France sur la scène internationale doivent être maintenues, et ne peuvent l’être qu’en continuant à assurer le rôle de gardien de l’ordre en Afrique francophone, est profondément ancré dans la classe politique française.
D’autre part, un véritable bilan ne pourra être établi qu’au terme d’une période un peu longue : au cours de son histoire, la présence militaire français en Afrique a, selon les pays, connu des retournements de situation parfois inattendus. De plus, l’instrument militaire n’est qu’un des moyens qui concourt au maintien de relations de domination, les outils économiques et financiers, à commencer par la dette et le Franc CFA, restant d’une redoutable efficacité. Enfin, les discours récurrents sur la mort de la Françafrique ont souvent eu comme effet, sinon comme objectif, de masquer ces mécanismes, de freiner les prises de conscience et d’empêcher les mobilisations encore nécessaires.
En se résolvant à sacrifier ses bases « de partenariat » au Niger, Paris espère bien préserver le reste de son maillage, qui n’a encore une fois pas été questionné par les journalistes qui interviewaient le président Macron :
* Les bases permanentes au Sénégal (400 soldats en juin d’après le ministère des Armées français), à Djibouti (1500 soldats), en Côte d’Ivoire (500 soldats) et au Gabon (350 soldats) [24] ;
* Ses « forces de partenariat » au Tchad (un millier de soldats en juin, auxquels pourrait s’ajouter une partie du contingent actuellement au Niger) ;
* Ses officiers et sous-officiers détachés au sein des régimes répressifs au titre de la « coopération sécurité-défense », comme au Tchad (plus de 15 coopérants en mars dernier d’après la Direction Coopération Sécurité Défense [25]), au Cameroun (10 à 15 coopérants), au Togo (5 à 10 coopérants), Mauritanie (10 à 15 coopérants), Congo Brazzaville, Guinée (5 à 10 coopérants), etc. Journalistes, ONG et parlementaires ne disposent à ce jour d’aucune information sur les fonctions exactes de ces militaires qui, bien souvent, occupent des postes de conseillers particulièrement stratégiques pour l’influence et le renseignement français.
Le retrait des troupes françaises du Niger est une étape, mais c’est l’ensemble de la politique africaine de notre pays qu’il faut remettre à plat, et toute sa portée néocoloniale sur laquelle il faut commencer à ouvrir les yeux collectivement.
Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé aux partis politiques un débat parlementaire cet automne sur la politique africaine de la France [26] et que les décisions récentes sur la coopération culturelle et académique avec le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont soulevé un tollé légitime [27], l’association Survie appelle à ce que le débat public embrasse l’ensemble de la politique africaine de la France. Ses dimensions militaires, économiques et culturelles doivent enfin être mises en débat : c’est à ce pas vers la fin de notre colonialisme que nous invitent les peuples africains en lutte.
Notes
[1] Selon diverses enquêtes parues dans Africa Intelligence, Jeune Afrique, Mondafrique et Le Monde notamment.
[2] Cette note reprenant très largement un article de Raphaël Granvaud, militant de Survie, à paraître en espagnol dans la revue Viento sur n°190, octobre 2023.
[3] LeMonde.fr, 03/09/2023
[4] Déclaration de la porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, 26/07/2023.
[5] AFP, 29/07/2023.
[6] Communiqué n°13 du CNSP, 30/07/2023.
[7] Communiqué n°14 du CNSP, 30/07/2023.
[8] LeMonde.fr, 31/07/2023
[9] LeMonde.fr, 19/08/2023
[10] BFMTV, 31/08/2023.
[11] LeMonde.fr, 31/07/2023
[12] Ibid.
[13] Afrique XXI, 12/07/2023
[14] Libération.fr, 11/08/2023
[15] Discours du président Macron à la Conférence des ambassadrices et des ambassadeurs, 28 août 2023.
[16] LeMonde.fr avec AFP, 31/07/2023.
[17] Africa Intelligence, 04/09/2023.
[18] LeMonde.fr, 09/08/2023.
[19] Blog La Gazette Perpendiculaire, 30/07/2023.
[20] Le Monde Diplomatique, 01/07/2019
[21] Point de presse du secrétariat de la Défense des Etats-Unis, 15/08/2023.
[22] Mediapart, 16/09/2023.
[23] https://fr.linkedin.com/posts/achille-mbembe-6338a426_s%C3%A9bastien-lecornu-au-niger-la-france-ne-activity-7104026423924809728-KT6q
[24] Chiffres de l’état-major publié dans une carte datée du 6 juin 2023 sur le site du ministère des Armées. Désormais le ministère publie ses « forces de présence » (bases permanentes) et « force de souveraineté » (territoires ultra-marins) https://www.defense.gouv.fr/operations/forces-prepositionnees
[25] Voir carte page 8 dans le rapport 2022 de la DCSD, rattachée au ministère des Affaires étrangères
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/securite-desarmement-et-non-proliferation/la-cooperation-de-securite-et-de-defense-64255/
[26] « Emmanuel Macron propose un débat parlementaire « à l’automne » sur la situation au Sahel », L’Union, 7 septembre 2023 https://www.lunion.fr/id518031/article/2023-09-07/emmanuel-macron-propose-un-debat-parlementaire-lautomne-sur-la-situation-au
[27] Voir par exemple la tribune collective de 450 universitaires, chercheurs, acteurs culturels et artistes internationaux, « Arrêter la circulation des idées, des savoirs et des créations artistiques avec l’Afrique est un contresens historique », Le Monde, 20 septembre 2023,
https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/20/arreter-la-circulation-des-idees-des-savoirs-et-des-creations-artistiques-avec-l-afrique-est-un-contresens-historique_6190109_3232.html
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