Comme nous l’avons montré dans la proposition précédente, le libre-échange est tout sauf synonyme de développement humain. Commençons par casser trois idées préconçues supplémentaires :
1. « Le protectionnisme impacte négativement l’économie »
Toutes les puissances économiques se sont développées en appliquant une forte dose de protectionnisme, particulièrement en ce qui concerne leurs secteurs stratégiques. L’ouverture commerciale n’est venue que lorsque leurs économies étaient suffisamment solides pour affronter la concurrence. Le « libre-échange » a alors été imposé au pays du Sud, avec des conséquences dramatiques à tous les niveaux : économique, fiscal, social et écologique [1].
2. « On doit tout faire pour éviter de revenir au protectionnisme »
Le protectionnisme ne peut pas réellement revenir car il n’a pas disparu. Certes, les institutions internationales, l’OMC en tête, se sont attelés à supprimer au maximum toutes les barrières douanières, pour favoriser la liberté de mouvement des marchandises et des capitaux. Cette ouverture est pourtant loin d’être totale en particulier en ce qui concerne des produits alimentaires et l’agriculture. [2] Les nombreux accords de libre-échange en cours de négociation montrent aussi que les politiques protectionnistes subsistent encore de différentes manières, comme par exemple le protectionnisme « sanitaire », qui se concrétise à travers des normes : normes de sécurité pour les jouets, critères sanitaires pour les aliments, composants chimiques interdits, etc. La question n’est donc pas de savoir si l’on veut ou non revenir au protectionnisme mais quel type de protectionnisme voulons-nous favoriser ou au contraire réduire. Comme le rappelle l’économiste Frédéric Lordon, il est absurde de juger du degré d’ouverture des nations sous le seul prisme de la circulation marchande, car « entraver un peu de la circulation des conteneurs et des capitaux n’interdit nullement de promouvoir la plus grande circulation des œuvres, des étudiant-e-s, des artistes, des chercheurs, des touristes… [3]
3. Le protectionnisme provoque la guerre »
Le protectionnisme est souvent présenté comme un réflexe de fermeture, comme un repli sur soi, augmentant les tensions entre les pays jusqu’à provoquer la guerre. Un repli sur soi augmentant les tensions entre les pays jusqu’à provoquer la guerre. La guerre 40-45 n’est pas la conséquence des mesures protectionnistes mises en place durant les années 30. Si celles-ci on peut jouer un rôle, il a été marginal. C’est avant tout la crise financière et ses conséquences qui ont créé les conditions du conflit. Comme c’est souvent le cas, la guerre aussi été un très bon moyen de relancer la machine économique. [4]
À l’inverse de ce que préconisent les discours dominants, qui veut faire passer le protectionnisme pour l’ennemi numéro un, il est nécessaire de favoriser les productions locales et de repenser le protectionnisme, mais dans un esprit de coopération et non de compétition. Revendiquer un protectionnisme écologique et solidaire ne consiste en rien à refuser les échanges ou à se replier sur soi. Il s’agit d’organiser le commerce international afin que celui-ci permette le progrès social et un développement mutuel et partagé. Pour ce faire, il faudrait notamment :
Défendre le droit des peuples du Sud à protéger à protéger leurs économies
Les pays du Sud doivent pouvoir protéger leur économie, et en particulier leur agriculture. C’est pourtant le contraire qui se passe : l’UE force les pays du Sud à signer des accords de libre-échange qui favorisent systématiquement les intérêts des grands groupes industriels mais déstructurent les économies du Sud, dégradent leur finances publiques, [5] et mettent au chômage des millions de travailleurs et travailleuses. Les gouvernements du Sud pourraient et devraient prendre rapidement des mesures qui protègent leurs producteurs et permettent à différents secteurs de se développer, en priorité ceux visant à répondre à la demande intérieure. Dans tous les cas, chaque pays doit pouvoir protéger son agriculture, sa paysannerie et assurer sa souveraineté alimentaire.
Organiser un protectionnisme social et écologique
Les pays du Nord devraient également adopter des mesures de protection contre certaines marchandises produites dans des conditions sociales et écologiques inacceptables. La manière dont un produit est fabriqué doit jouer un rôle déterminant dans l’organisation des échanges et de la concurrence. Le prix de vente ne peut pas être le seul critère. Les pays et/ou les entreprises dont les produits ne respectent pas les normes sociales ou écologiques fondamentales, fixées démocratiquement, pourraient se voir appliquer sur leurs produits une taxe aux frontières, voire être interdites d’entrée sur le marché concerné. Ainsi ne pourraient être importés que des produits fabriqués par des travailleurs disposant d’un minimum de droits sociaux [6] et fabriqués en prenant en compte des normes environnementales strictes. Ce genre de mesures devrait également s’appliquer au niveau régional.
Ces normes sociales et environnementales doivent être réellement contraignantes et exécutoires. Prenons le cas du travail des enfants. Le droit international et l’OIT interdisent formellement. On s’indigne quand on « découvre » une grande entreprise y a recours. Et ensuite ? En général, plus rien ! Elles ne sont pas sanctionnées et continuent à avoir pignon sur rue. On leur demande au mieux de signer une charte pour montrer leur bonne volonté, alors qu’il est de notoriété publique qu’elles contournent sciemment les règles pour augmenter leurs marges bénéficiaires. C’est inacceptable et il faut donc veiller à mettre en place des outils efficaces de contrôle et de sanctions pour toutes les entreprises qui ne respectent pas les normes sociales et environnementales. Ajoutons que cette forme de protectionnisme se justifie également par la nécessaire relocalisation de l’économie (voir la proposition suivante).
Il faut cependant rester vigilant : les éventuelles barrières doivent avoir pour objectif de combattre le dumping social et non pas de conserver les privilèges des grandes sociétés capitalistes, comme le sont certaines normes actuelles. On songera par exemple aux découvertes et produits pharmaceutiques cubains [7]en matière de traitement des grands brûlés, de cancers ou de sida, dont les résultats ont été soulignés par l’OMS lui-même. [8] Mais dans la circulation a été bloquée ou freinée par les grands lobbies du secteur pharmaceutique, afin d’éviter toute concurrence dans ces domaines.
Organiser un protectionnisme solidaire
Un protectionnisme intelligent ne doit pas viser à se développer dans le dos des autres peuples. Les mesures de protection doivent viser à la fois à protéger les modèles sociaux les plus avancés et les intérêts des travailleurs du Sud. Dans le cas où on imposait une taxe sur les produits importés qui ne respecteraient pas les mêmes normes sociales et environnementales, certains comme par exemple Bernard Cassen, propose de « reverser des sommes dégagées soit au pays de départ, selon de strictes conditions d’utilisation à des fins sociales, environnementales ou éducatives, soit à des organisations internationales, qui les utiliseraient dans les pays concernés selon les mêmes critères ». Cette proposition a le mérite d’être concrète tout en jouant un rôle symbolique. Mais c’est insuffisant. Ce qui compte avant tout, c’est de construire des solidarités et des coopérations avec tous les mouvements sociaux du monde qui luttent pour améliorer les conditions de travail et de vie en général.
Mettre en œuvre un protectionnisme social, écologique et solidaire constitue un bon moyen de protéger l’environnement et les conditions de travail au Nord, mais aussi au Sud. L’affirmation selon laquelle se protéger des marchés émergents nuirait aux travailleurs de ces pays, en leur faisant perdre leur emploi, ne tient pas la route. En se protégeant de la concurrence venant des pays structurellement différents et en privilégiant les échanges avec des pays qui ont un système de protection sociale, un salaire minimum, un droit de représentation syndicale, on pourrait mieux protéger les salaires et l’environnement au Nord. Mais cela permettrait aussi de forcer les gouvernements du Sud à améliorer les conditions de travail et les politiques environnementales dans leur pays, tout en les incitant à sortir des modèles de développement exclusivement basés sur les exportations, pour favoriser des modèles plus autocentrés.
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