Édition du 19 novembre 2024

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Bulletin du collectif Tenir bon !

Amérique latine : le point tournant

Nous traversons une urgence sanitaire mondiale qui nous pousse à ouvrir de grands débats de société. Comment sortir de cette crise ? De quel État avons-nous besoin ? Comment penser à un autre avenir civilisateur ? Dans ce qui suit, je voudrais proposer quelques réflexions, en partant de l’inévitable question conjoncturelle. Plus spécifiquement, je voudrais aborder trois questions qui, à mon avis, abordent certains traits fondamentaux et hypothèses qui pourraient nous aider à examiner les divers scénarios découlant de la crise actuelle.

5 avil 2020 | http://alter.quebec/amerique-latine-le-point-tournant/

Maristella Svampa, Systemic Alternatives, 30 mars, 2020

La question de l’État

Nous sommes à l’heure actuelle confrontés au retour de l’État. Mais cet État est devenu une sorte de léviathan sanitaire à deux faces, qui se présente comme un processus transitoire. D’une part, l’État social réapparaît. Un peu partout dans le monde, on constate de fortes mesures d’intervention sociale dirigées par l’État. C’est évident où se trouvent des gouvernements reposant sur un État fort, comme c’est le cas en France et en Allemagne. Cependant, on voit le même phénomène dans des pays où il n’y a pas cet État jouant un rôle central dans la société. Par exemple aux États-Unis, le gouvernement fédéral est en train de lancer de vastes programme d’aide sociale. Cette situation découle bien sûr d’un contexte où on assiste à d’énormes pertes d’emplois et au chômage de masse. Même les économistes les plus libéraux se sentent forcés de parler de la nécessité d’un New Deal comme programme pour confronter ce qu’ils considèrent comme une grande crise systémique.

De l’autre côté, ce léviathan sanitaire est accompagné de l’État d’exception. Comme beaucoup de choses ont été écrites sur ce sujet, je ne vais pas m’y attarder. Suffit de dire que les contrôles sociaux deviennent visibles de différentes manières dans tous les pays, sous la forme de violations des droits, de militarisation des territoires, de répression des secteurs les plus vulnérables. C’est plus exacerbé là où est mis en œuvre le « modèle asiatique », qui implique une surveillance numérique extrême. Ailleurs, nous sommes davantage confrontés à la militarisation et la répression au nom de la guerre contre le coronavirus.

Face à ce retour de l’État, une question prend de l’importance : dans quelle mesure les États ont la capacité de persister dans cette tâche de relance sociale ? Ce n’est pas encore clair. Nous pourrons mieux comprendre au fur et à mesure que la crise va s’étendre, et que se développeront des luttes sociales, c’est-à-dire des mouvements qui font pression par en bas. Il faudra également tenir compte des pressions par haut, celles des grands opérateurs économiques. Selon l’expérience passée, il appert que les États périphériques du sud ont rarement des capacités pour faire face à ces pressions.

En Argentine par exemple, le pays est dans une situation de faillite virtuelle, à la suite du désastre social que le dernier gouvernement nous a légué. On peut penser qu’aucun État du sud ne pourra se sauver complètement par lui-même, étant donné ses propres limites, et également du fait que tous les États sont insérés dans une relation nord-sud définie. Cela fait penser que la solution devra venir d’un nouveau multilatéralisme.

La question de l’environnement

Il est évident que la pandémie actuelle a des causes environnementales. Plusieurs enquêtes ont démontré comment des virus d’animaux sauvages provenant d’écosystèmes dévastés ont été transférés vers les humains. Mais ces causes environnementales n’apparaissent pas dans le discours des dirigeants, ni dans celui de Macron en France ou d’Angela Merkel en Allemagne, encore moins dans le discours d’Alberto Fernández en Argentine, même si ce dernier a assuré sa crédibilité en créant un comité d’experts.

Dit autrement, les causes socio-environnementales de la pandémie sont occultées et, à la place, on est devant un discours belliqueux. En réalité, ce discours belliqueux dissimule ces causalités, de même que le rapport entre la mondialisation prédatrice (dit autrement, le capitalisme) d’une part, et la nature d’autre part. Sur cette occultation, Horacio Machado parle d’une « cécité épistémique ». La prolifération des métaphores guerrières, où l’humanité apparaît comme quelque chose d’extérieur, nous fait voir le monde comme s’il était envahi par un ennemi invisible.

De mon point de vue, le discours belliqueux confond les racines et les conséquences du problème. On évite de comprendre le rapport entre ce problème et le modèle social établi dans le cadre du capitalisme néolibéral. Enfin, dans cette optique, la formule belliqueuse est beaucoup plus associée à la peur qu’à la solidarité, ce qui conduit au renforcement de systèmes de surveillance prenant diverses formes. C’est ainsi que l’on constate l’émergence de la « police citoyenne », constamment à l’affût, où tous et chacun sont prêts à accuser leur voisin au moindre glissement en quarantaine. Je pense donc qu’il est nécessaire d’abandonner ce discours belliqueux et d’assumer les causes environnementales de la pandémie, ce qui nous aiderait à nous préparer positivement pour répondre au défi de l’humanité qu’est l’énorme crise climatique.

La question économique

La crise mondiale la plus récente dont nous pouvons nous souvenir est celle de 2008, qui a commencé aux États-Unis par la bulle immobilière, qui s’est ensuite déplacée vers d’autres pays et qui, comme nous le savons, a généré une vague de chômage, qui a fini par exproprier les acquis sociaux de nombreux secteurs vulnérables. À part quelques rares exceptions, les gouvernements ont renfloué les grandes sociétés financières et leurs dirigeants, qui sont ainsi devenus à la fin de la crise plus riches qu’ils ne l’étaient au début. En fait, la grande crise mondiale de 2008 a entraîné une reconfiguration sociale et politique très importante en termes négatifs. Elle a accru les inégalités et le processus de concentration des richesses. Elle a favorisé l’émergence de nouveaux dirigeants politiques de droite, voir d’extrême droite, aux États-Unis, en Europe et plus récemment en Amérique latine.

En Amérique latine, la crise de 2008 n’a peut-être pas été ressentie avec une telle virulence. Nous étions encore à l’époque du boom des matières premières, lorsque tous les pays profitaient de niveaux inhabituels de rentabilité, en exportant à grande échelle des matières premières. Cependant, à la fin de ce cycle, nous nous sommes retrouvés plus pauvres et plus inégaux que jamais et également, avec un fort processus de répression et de criminalisation menaçant les droits de l’homme et l’environnement, accéléré avec le processus de concentration des terres, résultant de l’expansion de la frontière agricole. Dans ce sens, il me semble qu’il est important d’éviter les fausses solutions. La crise de 2008 a laissé un grand vide. Elle a aggravé les inégalités. Le « modèle » néo-extractivisme n’était pas une solution,

À la croisée des chemins

En cette année de la grande pandémie, nous sommes effectivement à la croisée des chemins, d’où de nouveaux dilemmes politiques et éthiques. Ce qui nous permet de repenser les crises économiques et climatiques sous un nouvel angle en termes multiscalaires et géopolitiques.

Je pense que nous pouvons formuler le dilemme de la manière suivante : ou bien nous allons vers une mondialisation néolibérale, plus autoritaire, encore davantage dans l’ombre du paradigme de la sécurité de la surveillance numérique en vogue dans le « modèle asiatique » (ce qui est bien décrit par le penseur coréen Byung-Chul Han), et qui sera probablement moins sophistiquée dans nos pays périphériques du sud global.

Ou bien, sans tomber dans une vision naïve ou naïve, nous pouvons envisager de construire une mondialisation plus démocratique, liée au paradigme de la prise en charge, mais aussi à des politiques publiques susceptibles d’être orientées vers un nouveau pacte éco-social et économique.

En guise de conclusion

Il y a trois grands sujets que je voudrais aborder pour conclure cette discussion. Étant devant une énorme crise civilisationnelle, nous sommes dans un moment de libération cognitive. Comme disent ceux qui étudient l’action collective, c’est un moment où la redéfinition de la situation est possible. Et où penser au-delà de ce qui était considéré comme irréalisable ou inimaginable est possible. Dans cette perspective, les jeux ne sont pas faits. Au milieu de la catastrophe, il y a des opportunités d’action. La pire chose qui puisse arriver est que nous restions dans nos maisons convaincus qu’il n’y a rien à faire. En réalité, il est possible d’aller de l’avant. Par exemple, le paradigme du care, que les écoféministes ont depuis longtemps inscrit à l’ordre du jour, prend une nouvelle pertinence dans le contexte d’une pandémie qui exige la mobilisation des hommes et des femmes pour donner des soins. Nous devons penser à ces nouvelles alliances, à ces nouveaux rapports entre santé et environnement, lesquels pourraient placer le paradigme du care au centre de nos sociétés contemporaines.

Enfin, nous devons également penser à un nouveau pacte éco-économique et social mondial. Dans les pays du Nord, on parle d’un Green New Deal. En Amérique latine, nous n’avons pas de tradition ou de mémoire liée au Plan Marshall ou au New Dea,l mais nous avons une tradition de lutte et de pensée critique liée à la transition socio-écologique, au post-extractivisme, au post-développement. Ces thèmes devraient être mis à l’ordre du jour, dans la discussion, dans ce dialogue nord-sud qu’il faut aujourd’hui engager pour articuler une fois pour toutes justice sociale et justice environnementale.

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