Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Amérique latine. Post-progressisme et horizons émancipateurs

Penser le post-progressisme en Amérique latine est devenu une urgence et un impératif à la lumière de l’accélération déroutante de la fin du cycle à laquelle on assiste depuis 2015. Ainsi, tandis que certains gouvernements progressistes commencent à vivre leurs dernières années de mandat sans que leurs leaders aient la possibilité d’être réélus à la présidence (comme en Equateur et en Bolivie), d’autres ont déjà été brusquement déplacés par des forces de droite (au moyen des urnes en Argentine ou par d’autres moyens, légaux mais illégitimes au Brésil) ; ou affrontent, en minorité parlementaire, une implosion sociale et économique, comme c’est le cas au Venezuela.

Malgré l’urgence de la conjoncture, il est important d’éviter le piège manichéen de présenter d’une manière simplifiée l’horizon de ce qui existe et de ce qui est possible : soit la continuité du progressisme actuel, soit la restauration néolibérale, comme réalité ou comme menace. Il y a là un piège qui cache un chantage favorisant un alignement artificiel derrière les leaders et les partis du progressisme.

En réalité, à l’opposé de ces représentations intrasystémiques et conservatrices, il est nécessaire de reconnaître et (re)placer les acteurs et les mouvements sociaux et politiques, leurs luttes et leurs aspirations, et leurs pratiques émancipatrices. Loin de tout optimisme naïf ou de slogan, nous voudrions reprendre et rendre visible le fil rouge de leur présence active dans le récent processus historique latino-américain pour donner une clé qui permette de penser le post-progressisme au-delà du rythme électoral à court terme de la politique de parti et des alternances au gouvernement.

Irruption et inflexion des mouvements sociaux

Pour commencer, il faut se souvenir que le démarrage du cycle, entre le milieu des années 1990 et l’année 2000, a eu pour protagonistes une série de mouvements et de luttes anti-néolibérales. Ainsi, à l’origine de ce qui a été appelé un changement d’époque, il y a eu le conflit social tumultueux et plébéien et non pas la politique institutionnelle ni non plus la pure conquête du palais de gouvernement, comme il semblerait que le récit progressiste veut nous le faire croire a posteriori. Les résultats électoraux qui ont permis la formation d’une série de gouvernements progressistes furent la conséquence et non la cause du changement des rapports de forces.

A partir du milieu des années 1990, les résistances sociales ont conflué en une série de puissants mouvements anti-néolibéraux, de diverses conformations internes sociales et idéologiques, avec ou sans organisations de type syndical ou de parti, avec ou sans directions charismatiques, capables d’acculer à la défensive les gouvernements néolibéraux quand ce n’était pas les renverser. Par conséquent, ce furent les mouvements populaires, avec toutes leurs positions défensives, leurs formes bigarrées et leurs pratiques contradictoires, qui en Amérique latine ont ouvert des nouveaux horizons à partir desquels penser la politique et les relations sociales, et qui ont imposé dans l’agenda politique d’autres thématiques : depuis la reconquête de droits les plus élémentaires face au dépouillement, et la mise en question des formes représentatives en vigueur, jusqu’à la proposition de construction de l’autonomie comme projet politique, l’exigence de décentralisation et de socialisation du pouvoir (politique et économique) et la revalorisation des biens naturels.

Cependant il faut souligner deux questions. D’un côté, l’élargissement de la plateforme discursive et de la représentation des mouvements sociaux dans leurs rapports avec la société s’est exprimé aussi par une pluralité organisationnelle et thématique sans précédent. Cela configura un champ d’organisations multiples et de références idéologiques extrêmement hétérogènes et complexes dans leurs possibilités d’articulation. D’un autre côté, au long de quinze années, les mouvements sociaux ont configuré un espace à géométrie variable dans leurs rapports avec les gouvernements progressistes, dans lequel se sont inscrites et configurées, de manière différente, trois dimensions fondamentales qui ont traversé les luttes sociales durant le changement d’époque : l’irruption plébéienne, les revendications d’autonomie, et la défense de la terre et du territoire.

Assurément, l’irruption du plébéien dans l’espace public a abaissé le seuil de la résistance et de la subalternité des années antérieures et a remis sur le tapis la modalité historique ou récurrente à laquelle en appellent les exclus collectivement pour exprimer leurs revendications, ce qu’on peut appeler la « politique de la rue », « l’explosion des multitudes » [1], une modalité dans laquelle convergent l’idée de signification politique des pauvres avec celles de rébellion et d’antagonisme.

Une autre dimension importante de l’action collective, revêtue de nouveaux habits, a été la revendication d’autonomie, qui allait caractériser depuis les petits collectifs culturels jusqu’aux grands ensembles territoriaux ou organisations de masses. L’autonomie, en termes généraux, a émergé non seulement comme un axe organisateur, mais aussi comme un postulat stratégique, qui renvoie tant à la pratique d’« autodétermination » (se donner sa propre loi) comme à un horizon émancipateur. [[2] Dans ses versions extrêmes, cette position a défié la pensée de gauche la plus ancrée dans les visions classiques du pouvoir. De même, le récit autonomiste a nourri considérablement un nouvel éthos militant [3], plaçant comme impératif la débureaucratisation, l’horizontalisme et la démocratisation des organisations, et nourrissant une perte de confiance radicale à l’égard des structures de partis et syndicats, ainsi que de toute instance d’articulation supérieure.

Enfin, une autre des dimensions constitutives des mouvements sociaux latino-américains a été la territorialité. En termes généraux, tant dans les mouvements urbains que dans les mouvements ruraux, la construction d’une autre territorialité, opposée à celle dominante, a émergé comme un point de départ incontournable dans le processus de résistances collectives et, progressivement, comme un pari délibéré pour la nouvelle identité et création de nouvelles relations sociales.

Il y a eu ainsi un net déplacement du paradigme socialiste révolutionnaire, qui avait été l’axe autour duquel s’étaient articulées les luttes des années 1960 et 1970, en faveur de l’émergence d’un non-paradigme, un horizon émancipateur plus diffus, qui a vu prospérer des attitudes de caractère destituant et de refus de tout rapport avec l’appareil d’Etat.

Cependant, rapidement, on a assisté au déclin des revendications et pratiques d’autonomie et à la transformation de la perspective plébéienne en celle populiste, l’affirmation du transformisme et du césarisme – décisionniste et charismatique – comme dispositifs désarticulateurs des mouvements d’en bas. Au milieu de la remise en question historique du néolibéralisme, une série de projets progressistes surent contrôler et monopoliser le point de vue plébéien, au travers d’une politique orientée concrètement et verbalement vers le social, soulignant son origine « d’en bas », tandis qu’en même temps ils verticalisaient la relation aux mouvements sociaux, dans le contexte concret d’une mutation sensible et profonde de la conformation des classes populaires.

De son côté, la revendication d’autonomie a montré sa fragilité face à la forte interpellation par l’Etat et une grande partie fut submergée et institutionnalisée dans le modèle – un modèle aux profondes racines dans nos terres latino-américaines – de la participation contrôlée. Ne furent pas peu nombreux les autonomistes radicaux qui devinrent de furieux populistes – avec ou sans recours à Ernesto Laclau pour le légitimer au moyen des « signifiants vides » ou à Gramsci pour justifier des pratiques hégémonistes – pour assumer la défense et l’exaltation débridée du leader et, surtout, les schémas binaires d’interprétation qui incluaient quelques lignes de conflits et contradictions, mais laissaient en dehors ou excluaient beaucoup d’autres, en assurant le monopole de la légitime représentation populaire fermement dans les mains de l’exécutif.

L’hégémonisme a substitué tendanciellement l’autonomisme comme pratique structurante du politique. Selon une logique strictement pragmatique fut procédé à l’annexion et à la « phagocytation » de toute instance indépendante, à la réduction du pluralisme à une logique centralisatrice qui finissait par se réaliser dans les instances partisanes et gouvernementales et s’incarnait finalement dans la figure du leader charismatique. Le recours aux directions a résolu apparemment le problème de la représentation (délégative) et de la participation (contrôlée) des masses.

Pour la même raison, les traits unificateurs dans les mouvements contestataires ne furent ni le caractère plébéien des luttes ni la revendication tant vantée d’autonomie, car il est clair que ces mouvements ont souffert des forts revers politiques dans le cadre de la consolidation de l’hégémonie progressiste. L’aspect plébéien absorbé, l’autonomisme dissout, le trait le plus persistant, quoique non unificateur, de la contestation sociale va être la territorialité qui se déplaça sur terrain de la lutte contre le néo-extractivisme, sur lequel nous allons insister plus bas.

La dérive des progressismes réellement existants

C’est au rythme des luttes de mouvements et organisations sociales clairement anti-néolibérales, qu’émergèrent les gouvernements progressistes qui semblaient ouvrir la possibilité de concrétiser certaines revendications de changement et impulser une articulation différente entre Economie et Politique, entre Mouvements sociaux et Etat et, dans certains cas, entre Société et Nature.

De nombreux auteurs ont écrit de manière optimiste à propos du « post-néolibéralisme », du « virage à gauche », ou ont même parlé d’une « nouvelle gauche latino-américaine ». Ce qui s’imposa fut la dénomination générique de « progressisme » – qui évoque traditionnellement une notion de progrès et de social-démocratie – pour désigner ces nouveaux gouvernements, en englobant ainsi des courants idéologiques et des perspectives politiques très diverses, depuis celles dont l’inspiration est plus institutionnaliste, en passant par le développementalisme (« desarrolisme ») le plus classique, jusqu’à des expériences politiques plus radicales, de tonalité plébéienne et nationale populaire ou qui finirent par se déclarer socialistes. [4]

Le progressisme latino-américain avait un agenda semblable, entre autres la remise en question du néolibéralisme, une politique économique avec quelques traits hétérodoxes, l’intervention étatique comme facteur de régulation économique et sociale, la préoccupation pour la justice sociale ou la priorité qui lui est accordée, la lutte contre la pauvreté et une vocation régionale et latino-américaniste. Même quand les gouvernements de chaque pays avaient des traits spécifiques et concrets différents, très accordés à leurs traditions et trajectoires politiques respectives, dès l’origine existaient aussi et émergèrent avec le temps des traits communs forts qui combinaient des éléments populistes, césaristes et transformistes. Le retour du format populiste (de haute intensité) allait se mettre en évidence dans la construction d’un type déterminé d’hégémonie, au travers de l’opposition et, en même temps, de l’absorption et de la négation d’éléments propres à d’autres matrices contestataires – le récit indigène-paysan, diverses gauches classiques ou traditionnelles, les nouvelles gauches autonomiques – qui avaient joué un rôle important dans les débuts du changement d’époque.[5] Pour ce qui est des traits transformistes, ils se caractérisèrent par l’incorporation/assimilation d’organisations et d’intellectuels des groupes subalternes à l’appareil étatique et gouvernemental. [6] Sous des modalités diverses, l’élément transversal est que ces tendances ont réaffirmé un processus contrôlé d’en haut, où la modification du système de domination ne se traduit pas en un changement de la composition du bloc dominant. [7] Dans ce cadre, s’est opérée une réduction du lien politique dans laquelle, comme l’affirme Schavelzon (2016) [8], les leaders ou dirigeants apparaissent comme ceux qui « donnèrent » des choses au peuple, tandis que les groupes politiques et fonctionnaires officialistes se voyaient eux-mêmes comme des « soldats ».

Ces formats sont des variantes de ce que Gramsci appelait révolution passive, caractérisées par et traversées par des phénomènes de césarisme progressiste et transformiste, orientés pour promouvoir une modernisation conservatrice et, en même temps, démobiliser et se soumettre les acteurs qui avaient été les protagonistes du cycle de lutte antérieur, en incorporant certaines de leurs revendications et en assimilant une partie de leurs groupes dirigeants. [9] Dans le cadre de cette caractérisation générale, il est possible de percevoir trois sortes de limitations des progressismes réellement existants qui mettent en question leur caractérisation comme gouvernements « post-néolibéraux » ou de gauche.

• En premier lieu, le caractère post-libéral ou de gauche est questionnable dans la mesure où les progressismes latino-américains ont accepté le processus de mondialisation asymétrique et, avec lui, les limitations propres aux règles du jeu. Ce qui a fini, de plus, par placer des entraves à toute politique de redistribution de la richesse et à toute tentative de changer la matrice productive. Sans aucun doute, la construction d’hégémonie a été associée à la croissance de l’économie et à la réduction de la pauvreté. Par exemple, un rapport de la CEPAL sur la dernière décennie rendait compte de la chute globale de la pauvreté (de 44% à 31,4%), ainsi que la diminution de la pauvreté extrême (de 19,4% à 12,3%). [10] Parmi les axes du succès de ces gouvernements, on a cité habituellement non seulement la hausse des salaires mais aussi l’expansion d’une politique de bons ou plans sociaux (programmes de transferts conditionnés) qui, s’ils apparaissaient comme des clairs héritiers des années 1990 (par leur caractère d’assistance et de compensation), cherchaient à se défaire de l’approche sélective typique de l’ère néolibérale.

Cependant, alors que le cycle progressiste se ferme, différentes études montrent que la réduction de la pauvreté ne s’est pas traduite par une diminution des inégalités. En fait, au contraire de ce que tant ont affirmé que l’Amérique latine était la seule région du monde où les inégalités avaient diminué, ces études – portant sur les déclarations d’impôts des couches les plus riches de la population – montrent que la région a connu une concentration plus grande de la richesse. [11]

A cela il faut ajouter que les différents progressismes n’ont réalisé que des réformes timides du système fiscal – quand ils en ont réalisé une – en profitant du consensus des matières premières (commodities), dans un contexte extraordinaire de captation de la rente, mais sans grever d’impôts les intérêts des secteurs les plus puissants. Enfin, au-delà du processus de nationalisations (dont il faudrait analyser la portée dans chaque cas particulier), il faut souligner les alliances économiques des progressismes avec les grandes entreprises transnationales (agroalimentaires, industrielles, minières).

• La deuxième limitation qui questionne le caractère post-néolibéral des progressismes est de nature éco-territoriale et revêt un caractère systémique, car elle rend compte que les progressismes ont accentué la matrice productiviste propre à la modernité hégémonique. Et cela au-delà du récit éco-communautaire que postulaient à leurs débuts les gouvernements de Bolivie et de l’Equateur ou les déclarations critiques du chavisme à l’égard de la nature rentière et extractive de la société vénézuélienne. De son côté, l’expansion de l’extractivisme illustre la relation inhérente entre modèles de (mal)développement, question environnementale et régression de la démocratie (manipulation de l’accord 169 de l’OIT relatif « aux peuples indigènes » et datant de 1989, obstacles aux enquêtes publiques, scénarios de criminalisation et détérioration des droits, enfin, répressions ouvertes).

• La troisième limitation est de nature politico-institutionnelle et souligne la concentration de pouvoir politique, l’utilisation clientélaire de l’appareil d’Etat, le harcèlement du pluralisme et l’intolérance à l’égard des dissidences. Par conséquent, ce sont les mouvements sociaux et les gauches qui sont les victimes récurrentes de la fermeture des espaces politiques et des processus de mise sous discipline du social et de violation des droits humains. Les formes d’organisation sociale domestiquées, le renforcement de la logique hégémonique s’est étendu, selon le format conciliateur et interclassiste propre des modèles populistes d’antan, intégrant les intérêts des classes dominantes en réussissant à obtenir l’adhésion active ou passive d’une partie d’entre elles. Cela sans que leurs intérêts cessent de presser, au travers de la polarisation politico-idéologique, en faveur des oppositions de droite, dans la perspective d’une revanche électorale qui ponctuellement eut lieu. Dans la majorité des cas, cette pratique politique hégémonique, détachée d’un projet émancipateur s’est révélée efficace au cours d’une décennie. Il est remarquable de constater comment durant ce laps de temps, parallèlement et par-delà les divers mandats constitutionnels, sauf pratiquement dans le cas du pouvoir communal au Venezuela, l’échafaudage étatique et de parti politique propre au néolibéralisme est resté intact.

Luttes sociales et horizons émancipateurs

Parallèlement à ses résultats discutables de tonalité post-néolibérale, de persistance et de l’approfondissement des inégalités dans un contexte de réduction de la pauvreté, ces gouvernements progressistes ont contribué à désactiver ces tendances émancipatrices qui étaient en gestation dans les mouvements anti-néolibéraux. Cette désactivation ne peut être attribuée à la simple tendance naturelle au reflux des cycles de luttes, à l’ouverture de canaux institutionnels pour transmettre des revendications et à leur satisfaction, comme l’expliquent habituellement les gouvernants et défenseurs du progressisme.

En arrière-fond de la détérioration des indices économiques et, dans divers cas, la non-reconnaissance même de la crise économique, comme en Argentine et au Venezuela, dans ce contexte de dépolitisation et de démobilisation des classes subalternes, il n’est pas surprenant que la fin du cycle du progressisme se fasse par la droite et non par un débordement « sur » la gauche.

En même temps, la reconfiguration du pouvoir de manière hégémonique a engendré des autres résistances et réactions d’en bas qu’il faut évaluer car, malgré leurs limites, elles sont porteuses de traits anti-systémiques par elles-mêmes et constituent des réserves stratégiques du mouvement social latino-américain. L’hégémonie progressiste latino-américaine a très vite été fendillée par la critique de l’extractivisme, ce qui a enrichi les grammaires de lutte et a, y compris, interpellé le discours le plus classique sur le « pouvoir populaire ». C’est ainsi que depuis des organisations paysannes et indigènes (les « campesindios », comme les appelle Armando Bartra, le sociologue mexicain spécialiste du monde paysan), des mouvements urbains territoriaux, des nouveaux mouvements socio-environnementaux, enfin des collectifs culturels et d’assemblées de tous types, s’est inventée une nouvelle grammaire politique contestataire. Elle vise la construction d’un récit émancipateur selon des nouveaux concepts d’horizon : Biens Communs, Bien Vivre, Communalité, Post-extractivisme, Ethique de la précaution, Démocratisation radicale, entre autres.

Dans certains pays, la gauche sociale et syndicale a commencé à lancer des passerelles vers cette gauche paysanne et éco-territoriale, en reprenant certaines problématiques et certains concepts. Dans d’autres pays, ce lien apparaît de manière plus partielle dans la mesure où la gauche de classe semble dominée par une vision encore très ouvriériste et productiviste. Mais le dialogue est si inévitable que de nombreuses gauches de classe commencent aujourd’hui à élargir leur plateforme de discours en incluant des concepts qui proviennent de ces autres langages et, inversement, la politisation des luttes socio-écologiques les amène à chercher et à trouver des clés de lecture qui renvoient aux meilleures traditions et pratiques politiques du XXe siècle.

D’un autre côté, la faiblesse apparente des luttes socio-écologiques ne réside pas tant dans leur marginalité (l’extractivisme agrandit ses frontières chaque fois plus en Amérique latine), sinon dans leur caractère rural et associé à des petites localités et donc dans le fait qu’elles sont encapsulées à l’échelle locale et régionale et dans leur déconnexion des grandes luttes syndicales et – dans une moindre mesure – des luttes sociales urbaines, dans le cadre de sociétés majoritairement urbaines.

En outre, le paradigme du « pouvoir populaire » que promeuvent certains mouvements syndicaux et organisations urbaines (usines récupérées, mouvements socio-territoriaux urbains, expressions d’économie sociale populaire, entre autres) malgré leurs contradictions (la tension/subordination avec les directions populistes ; ou leur éclosion dans le cadre de la crise systémique, comme c’est le cas au Venezuela) nous interrogent aussi quant à la persistance et potentialité de formes de luttes anti-systémiques engendrées et alimentées par des secteurs populaires urbains.

En tout cas, tout indique que dans le nouveau cycle politique ces deux lignes d’accumulation historiques aujourd’hui déconnectées (luttes socio-écologiques, luttes urbaines et syndicales) – dont la trajectoire et l’épaisseur différent selon les pays et les expériences – pourraient établir un dialogue plus grand, en termes de stratégies d’action et de résistances à la restauration conservatrice et de dépassement du progressisme mais aussi de dialogue à propos de la conception du changement de civilisation et à propos des « concepts horizons ».

Dans un autre ordre, il faut ajouter que dans la jeunesse latino-américaine, malgré les inerties dépolitisantes liées au consumerisme, on observe des signes de combativité. En partie, parce que déjà est montée sur scène une génération qui ne s’est pas politisée dans les luttes anti-néolibérales qui furent la condition de possibilité des gouvernements progressistes, sinon que sa politisation oppositionnelle est passée nécessairement par défier l’ordre progressiste déjà installé en signalant ses limitations.

En même temps, leur politisation n’étant pas radicalement anti-systémique, les politiques publiques progressistes ont laissé intactes pour le moins deux épines qui traversent tout le monde juvénile et le mettent sous tension : la compétitivité et la précarisation. De sorte que, étudiants, chômeurs, sous-employés, travailleurs précaires et flexibilisés, vivent une expérience commune en termes de classe et sont restés relativement extérieurs à la paix sociale progressiste. En effet, tout au long de ces années, ils n’ont pas dédaigné manifester leur dissension de manière voilée, et en certaines occasions ouvertement, au travers d’une série de pratiques et d’instruments de lutte (manifestations pour la gratuité de l’éducation, comme au Chili ; manifestation contre la hausse des tarifs des services publics ; soutien à des luttes territoriales et syndicales, entre autres).

Les conflits du travail, qui ont secoué plus d’un gouvernement progressiste, se sont nourris de la densité organisationnelle propre de la forme syndicat. mais aussi de la poussée venue d’en bas – depuis dedans comme depuis dehors – que leur vaut l’activisme des couches jeunes. En plus de sa contribution au conflit social, dans d’amples secteurs de la jeunesse latino-américaine sont cultivés et encouragés des valeurs associatives, anti-patriarcales et libertaires opposées au conservatisme social-libéral propre au progressisme latino-américain.

L’accumulation de forces et la capacité d’articulation politique de ces expériences sont, de toute évidence, insuffisantes pour les projeter comme alternative opératoire sur le terrain du conflit politico-étatique qui est monopolisé par des intérêts puissants et des formats consolidés. Cependant, ces luttes contiennent des pratiques collectives et un fondement moral et idéologique qui ouvrent des horizons émancipateurs externes au périmètre délimité par l’opposition progressisme contre néolibéralisme. En même temps, au niveau de la société, leur renforcement et leur consolidation antagoniste comme contre-pouvoirs leur confèrent une valeur inestimable puisque, dans le moyen terme des changements d’époque, face à la dissipation manifeste de l’enthousiasme post-néolibéral et sous la menace de la restauration conservatrice, il est indispensable de nous orienter à partir d’en bas, à rebours de toute tentation conservatrice, c’est-à-dire à partir du fil rouge de la capacité de résistance et de la vocation émancipatrice des luttes en cours.

En somme, au milieu du pluralisme irréductible et de la convulsion mouvementiste, durant ces années sont apparus plus que des étincelles pratiques et théoriques dans la recherche de voies émancipatrices. Ce qui est certain, c’est que par-delà l’involution populiste des gouvernements progressistes, plus encore par-delà la fin de cycle à laquelle nous assistons aujourd’hui avec préoccupation, ces paris émancipateurs, ces différentes lignes d’accumulation de luttes, continuent de faire partie du patrimoine sur lequel comptent les classes subalternes de la région. (Article publié sur le site Rebelión, en date du 13 août 2016 ; traduction A l’Encontre)

Massimo Modonesi est historien et sociologue, professeur à l’UNAM, Mexico DF ; Maristella Svampa est sociologue et écrivaine, chercheuse du CONICET, Argentine.

Notes

[1] M. López Maya ( 2005), « La protesta popular venezolana : mirando al siglo XX desde el siglo XXI », in CENDES, Venezuela Visión plural, vol. II, bid&co.editor, Cendes-UCV, pp.517-535.

[2] Massimo Modonesi (2010), Subalternidad, antagonismo, autonomía. Marxismos y subjetivación política, Prometeo-CLACSO, Buenos Aires.

[3] Voir Maristella Svampa (2008), Cambio de época. Movimientos sociales y poder politico. Buenos Aires, Siglo XXI ( 2010) ; « Movimientos sociales, matrices socio-políticas y nuevos contextos en América Latina », in OneWorld Perspectives, Workings Papers 01/2010, Université de Kassel.

[4] Nous faisons allusion, manifestement, au Chili, avec les gouvernements de Patricio Lagos et Michelle Bachelet ; au Brésil, de Lula Da Silva et Dilma Roussef ; à l’Uruguay, de Tabaré Vázquez et Pepe Mújica ; à l’Argentine de Néstor et Cristina Fernández de Kirchner ; à l’ Equateur de Rafael Correa ; à la Bolivie de Evo Morales et au Venezuela de Hugo Chávez et récemment, de Nicolás Maduro ; au Nicaragua avec les présidences de Daniel Ortega et les gouvernements du FMLN au Salvador, en particulier celui de Sánchez Cerén.

[5] Maristella Svampa (2016), Debates Latinoamericanos. Indianismo, desarrollo, dependencia y populismo. Buenos Aires, Edhasa.

[6] Massimo Modonesi (2012), « Revoluciones pasivas en América Latina. Una aproximación gramsciana a la caracterización de los gobiernos progresistas de inicio de siglo » in Mabel Thwaites Rey (éditrice), El Estado en América Latina : continuidades y rupturas, CLACSO-ARCIS, Santiago de Chile.

[7] Pour une conceptualisation plus générale, quoique appliquée au cas du Chili, voir F.Gaudichaud (2014) « Progresismo transformista”, neoliberalismo maduro y resistencias sociales emergentes », http://www.rebelion.org/noticia.php?id=184776  .

[8] Voir S. Schalvelzon (2016), « El Estado neoliberal terminó gobernando el progresismo », interview de Alejandro Zegada, 12/05/2016,
http://anarquiacoronada.blogspot.com.ar/2016/05/el-estado-neoliberal-termino-gobernando.html

[9] Voir de Massimo Modonesi (2016), « Subalternización y revolución pasiva » in El principio antagonista. Marxismo y acción política, Itaca-UNAM, México et de Maristella Svampa (2013), « Populismo de clases medias y revolución pasiva », in Ideas de Izquierda, disponible sur https://issuu.com/ideasdeizquierda/docs/ideas_de_izquierda_02__2013

[10] CEPAL (2012), « El Estado frente a la autonomía de las mujeres », ONU, disponible sur http://www.observatoriojusticiaygenero.gob.do/documentos/PDF/publicaciones/Lib_el_estado_frente_%20autonomia_%20Mujeres.pdf

[11] Voir le numéro spécial de Nueva sociedad, surtout l’article de l’économiste Pierre Salama, “¿Se redujo la desigualdad en América Latina ? Notas sobre una ilusión”, 2015 ; disponible sur http://nuso.org/articulo/se-redujo-la-desigualdad-en-america-latina/  . Pour une discussion à propos de la forme de mesure et sa méthodologie, voir M. Medeiros, P.H.G. Ferreira de Sousa y F. Avila de Castro, « Estabilidade da desigualdade de renda no Brasil, 2006-2012. Estimativa como dados do imposto de renda e pesquisas domiciliares », Ciencia &Saude Coletiva 20 (4) : 971-986.

Massimo Modonesi

Professeur à l’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM).

Historiador, sociólogo y latinoamericanista. Estudioso de movimientos socio-políticos en México y América Latina y de conceptos y debates marxistas. Profesor titular de la Facultad de Ciencias Políticas y Sociales de la Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM). Director de la revista Memoria (CEMOS). correo : modonesi@hotmail.co

Maristella Svampa

Maristella Svampa est sociologue et écrivain. Son dernier livre s’intitule Del cambio de época al fin de ciclo. Gobiernos progresistas, extractivismo y movimientos sociales en América Latina, Edhesa, Buenos Aires, juin 2017.

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