Le premier Forum social mondial s’était réuni à Porto Alegre en janvier de cette même année. À l’automne, la pression était tellement forte que certains envisageaient de reporter le suivant ; il a fallu que l’équipe de Porto Alegre tienne bon – et le second FSM, début 2002, a été un grand succès. Les mobilisations ont continué de s’étendre malgré la répression, la volonté de criminalisation des mouvements sociaux et l’offensive idéologique « antiterroriste ». L’altermondialisme exprimait bien une vague de fond.
Si quelques années plus tard, le mouvement a perdu de son dynamisme, ce ne fut pas pour l’essentiel le fait de pressions extérieures, mais de ses divisions internes, où tout simplement parce qu’il atteignait ses limites. L’attitude à adopter vis-à-vis des nouveaux gouvernements de centre-gauche a clivé les équipes militantes au Brésil, en Italie, en Inde (Bengale occidental)… Alors que le Forum social européen était en quelque sorte le creuset d’une identité citoyenne transnationale, il n’a pas réussi à se doter d’objectifs revendicatifs précis à l’échelle de l’UE – la tâche n’était, il est vrai, pas facile, vu la diversité des pays concernés et le retard abyssal accumulé en ce domaine par le mouvement ouvrier traditionnel.
L’expérience, par bien des aspects novatrice, des forums sociaux et de l’altermondialisme n’est pas caduque pour autant ; elle permet toujours de réfléchir aux modalités des convergences intersectorielles et initiatives territoriales, au rapport du syndicalisme aux luttes extérieures aux lieux de travail... Du moins dans des pays et régions où le rassemblement des résistances à l’ordre marchand en est à ses débuts, la tenue d’un forum reste souvent un moment privilégié dans l’affirmation des solidarités, dans l’émergence d’un « mouvement des mouvements ». Mais on ne peut plus, aujourd’hui, sous peine de passéisme, penser les apports de cette expérience en ignorant ses limites ou ses échecs. On ne peut non plus discuter « stratégie » en ignorant la politique et les divisions qui travaillent le mouvement de l’intérieur.
On perçoit dans les soulèvements et mobilisations de masse actuelles comme un air altermondialiste des origines, tout particulièrement à Barcelone, Madrid ou Bilbao. Cet héritage altermondialiste reste vivace et vivant. Mais c’est comme s’il s’agissait déjà de cela – d’un héritage – et qu’une page était tournée par une histoire pressée. Les jeunes qui entrent aujourd’hui en action ne sont pas ceux d’hier (extension de la précarité…). Les points initiaux de cristallisation ne sont plus les mêmes.
Le mouvement altermondialiste est né d’emblée sur le plan international avec pour cible la mondialisation néolibérale et ses institutions, ce qui a facilité la constitution d’une trame militante liant les continents l’un à l’autre. Il y a aujourd’hui encore une « reconnaissance » réciproque entre manifestantEs de Tunisie, d’Égypte, d’Espagne ou de Grèce, et une certaine internationalisation des symboles (la place Tahrir) ou des modes de luttes (l’occupation de l’espace public). Mais la cible première des grandes mobilisations est généralement nationale – « son » gouvernement, « sa » dictature, « son » parlement –, et ce jusque dans la région arabe. Il est certes possible de remonter du national aux enjeux internationaux, tant les politiques néolibérales restent omniprésentes. Tant aussi les crises climatique et nucléaire (Japon) ne peuvent être combattues que mondialement.
Mais la crise capitaliste opère de façon très variable selon les régions du monde. Il faut aussi et tout à la fois surmonter les impasses passées et penser le neuf. La dette est devenue un enjeu majeur au Nord ; c’est nouveau. Le débat rebondit sur la « démondialisation » et la régionalisation des économies, ou dans l’Union européenne sur la sortie de l’euro. Les réponses à ces questions ne vont pas de soi. Or, il n’y a plus la même dialectique qu’au tournant du siècle entre les formes organisées de l’altermondialisme (forums, réseau des mouvements sociaux, etc.) et les grandes mobilisations, qu’elles soient sociales, antiguerres ou climatiques. D’où un problème majeur : l’absence d’un cadre de collectivisation approprié aux besoins des équipes militantes syndicales, associatives et politiques.
Les liens internationaux tissés durant les deux décennies passées ne demandent cependant qu’à être réactivés, comme le montre l’appel à l’action commune lancé par seize mouvements syndicaux radicaux lors du récent congrès de Solidaires ou la tenue des premières Rencontres anticapitalistes méditerranéennes à Marseille. S’il est une tâche urgente, c’est bien celle-ci.