osef Ackermann, l’Helvète à la tête de la Deutsche Bank (les banques allemandes et françaises sont fortement engagées en Grèce) – aux côtés de Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances d’Allemagne –, s’est engagé à proroger une partie des crédits jusqu’à l’échéance de 2014, sans entrer dans les détails ! Une illusion pernicieuse est véhiculée par les médias : les banques aideraient (« de leur poche » !) la Grèce, alors que la réalité est exactement l’inverse : un transfert vers les banques à partir d’une expropriation accrue des revenus des salarié·e·s de Grèce.
L’entretien que nous publions ici donne des éléments sur l’évolution du mouvement avant les deux jours de grève générale et les manifestations devant le parlement, brutalement réprimées par la police. Nous reviendrons dans un second entretien sur le bilan de ces deux journées de grève et sur les perspectives de la mobilisation sociale et politique, difficile, à l’entrée de cette période estivale. (Rédaction)
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L’analyse que font les médias de la crise grecque répète ce que nous entendons dans la plupart des pays, à savoir que les travailleurs ont vécu au-delà de leurs moyens et que par conséquent ils doivent maintenant se sacrifier. Est-ce vraiment cela qui est à l’origine de la crise ?
En fait cette thèse est une inversion totale de la réalité. Dans le passé récent, l’économie était bien portante et le PIB augmentait. Mais les travailleurs qui ont créé cette richesse ont vécu dans une situation d’austérité , de fait, constante depuis 1985, avec des gouvernements qui appliquaient un plan d’austérité après l’autre, alors que les capitalistes gardaient pour eux l’entièreté du gâteau.
Dans le cas de la Grèce, la crise économique globale et la profonde récession ont déclenché une sérieuse crise de la dette. Les médias prétendent que le problème vient de ce que le « grand Etat » dépense trop, mais en réalité le problème principal provient d’un effondrement des revenus de l’Etat. Et ce sont les capitalistes qui sont les coupables de cette situation.
D’après l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le taux d’imposition pour le capital est de 15.8% en Grèce, soit un des plus bas de l’Union européenne.
Les grandes entreprises et les banques jouissent de réductions d’impôt scandaleuses. Beaucoup de capitalistes ne se donnent même pas la peine de payer leur part. Ces dernières années, l’évasion fiscale est devenue la règle pour les riches. Par exemple Coca-Cola Hellenic Bottling Company S.A. a fait un chiffre d’affaires de 6.5 milliards d’euros en 2009, mais n’a versé que 77 millions d’euros d’impôts ! Les travailleurs de la compagnie ont payé davantage. Les très riches propriétaires de bateaux en Grèce – ce pays possède l’une des flottes commerciales les plus importantes du monde – ne paient que 12 millions d’euros d’impôts.
Mais il faut se rappeler que la dette grecque n’est qu’une partie de la crise globale du capitalisme. Les dirigeants mondiaux essaient de rendre responsables les salarié·e·s afin de tenter de dédouaner le système. Ce n’est pas par hasard que l’on peut entendre exactement la même propagande en Grèce, aux Etats-Unis, au Portugal, en Grande-Bretagne et partout ailleurs dans le monde. La classe dominante accuse des travailleurs d’être responsables de leur propre échec, de manière à leur en faire payer les frais.
Quels sont les effets des mesures d’austérité sur les gens ordinaires de la classe laborieuse ?
Il s’agit d’une attaque généralisée contre tous les droits conquis au cours de ces dernières décennies, et d’une redistribution radicale de la richesse, laquelle est transférée des poches des salarié·e·s vers les coffres-forts des banquiers et des industriels. Ce serait trop long d’énumérer toutes les mesures qui ont été prises et celles qui sont envisagées.
Si le nouveau paquet de mesures d’austérité est appliqué, les travailleurs perdront l’équivalent de deux mois de salaire de leur revenu annuel. Et alors même que les salaires vont subir des coupes sombres, le gouvernement est en train d’augmenter la taxe sur les biens de consommation (TVA).
L’accès à des soins de santé est menacé, et les coupes dans les dépenses sociales entraînent la fermeture d’hôpitaux qui admettaient, quotidiennement ,plusieurs milliers de personnes. Il en va de même pour l’éducation publique. Beaucoup d’écoles ont fermé, ce qui pousse les étudiants issus des classes laborieuses hors du système.
La poussée massive à la privatisation – qui transforme des biens publics tels que l’électricité ou l’eau en denrées commerciales détenues par des firmes privées – constitue une menace supplémentaire contre le niveau de vie des classes laborieuses.
Pour une famille de la classe travailleuse, la vie quotidienne est en train de virer à une lutte amère pour joindre les deux bouts. Le fait que les gens aient déjà inventé des termes tels que « la vie à l’époque du Mémorandum » ou « l’ère post-Mémorandum » montre que tout le monde se rend compte de la dimension invisible de l’agression contre nos vies.
Au début, lorsque le sauvetage a passé l’année dernière, il semblait que beaucoup de personnes en Grèce, y compris parmi ceux qui protestaient, pensaient que certaines coupes étaient inévitables. Maintenant domine l’impression que « nous ne devrions pas payer, un point c’est tout ». Cela te semble-t-il correct ?
Il est vrai qu’il y a eu un changement d’humeur. Lorsque le Mémorandum a été signé avec l’Union européenne, avec la Banque centrale européenne et avec le Fonds monétaire international – ce qu’on a appelé la « troïka » – des milliers de personnes ont protesté. Mais la déclaration du gouvernement du PASOK affirmant que des « mesures dures » étaient nécessaires a eu quelques effets.
Ils ont terrorisé les gens en prétendant que si nous n’obtenions pas le renflouement il n’y aurait pas d’argent pour les salaires et les retraites, et qu’il fallait donc faire ce que les créanciers demandaient. Cet état d’esprit s’est reflété dans les revendications des dirigeants syndicaux. Ils ne disaient pas « On ne paiera pas ». Ils parlaient de « coupes équitables ». Ils affirmaient qu’il était juste de faire quelques sacrifices, à condition que les employeurs en fassent de même.
Cette attitude s’est modifiée avec le temps. D’abord, il est devenu évident que les riches n’allaient pas payer un seul centime. Ce sentiment d’injustice a alimenté la colère de classe. Ensuite, on s’est rendus compte que les coupes allaient se poursuivre s’il n’y avait pas une réaction forte. A d’innombrables occasions le Ministre des finances, Georges Papaconstantinou, a rassuré le public en disant qu’il n’y aurait plus de sacrifices. Mais de nouvelles mesures d’austérité continuaient à pleuvoir.
Cependant ces politiques ont échoué, même en termes de stabilisation d’une économie capitaliste. Le pays est plongé dans une récession profonde. Et la crise de la dette ne fait qu’empirer. C’est ainsi que même les personnes qui étaient d’accord de consentir des sacrifices dans le passé ne voient pas de lumière au bout du tunnel.
Tout le monde en est venu à se rendre compte que le paiement de la dette revient à jeter de l’argent dans un tonneau sans fond. L’argent prêté par la « troïka » va, en effet, directement au paiement de la dette – donc aux banques – sans qu’un un sou ne soit affecté au paiement des salaires et des retraites.
C’est ce contexte qui a conduit une large majorité de personnes à comprendre que ce qui en train de prendre place est une guerre de classe unilatérale contre nous, et que la seule solution était de contre-attaquer. Le gouvernement persévère dans son chantage et ses discours alarmistes, mais il a perdu sa crédibilité. Les mots d’ordre des manifestants, les drapeaux des syndicats et les banderoles des occupants de la place Syntagma reflètent ce changement d’humeur.
Une majorité de l’opinion soutient maintenant l’annulation du Mémorandum et une résistance contre les accords sur la dette. Des revendications telles que la nationalisation des banques deviennent de plus en plus répandues. C’est le mot d’ordre : « Nous ne devons rien. Nous ne vendrons rien. Nous ne paierons rien » qui résume le mieux ce changement de l’humeur populaire.
Le « Mouvement des places », inspiré dans sa forme par la Plaza des Sol à Madrid et la Place Tahrir au Caire, a été dépeint par les médias occidentaux comme étant déconnecté du mouvement de résistance de gauche de l’année passée. Qu’en est-il ?
Il est vrai qu’une part important des « aganaktismenoi » [les indignés], engagés dans les protestations dans les places publiques, sont des personnes qui participent pour la première fois de leur vie dans une action de masse. Ils faisaient partie de ceux qui ne pensaient pas que la résistance dans la rue puisse avoir un impact, un effet. On pouvait y retrouver des jeunes dérangés par les politiques de la gauche, mais surtout des chômeurs et de jeunes travailleurs non-syndiqués du secteur privé qui n’avaient pas la possibilité de faire grève. En ce sens, il s’agit bien d’une nouvelle situation par rapport au mouvement de résistance de l’année passée. Toutefois, il faut rappeler que les luttes de l’année passée ont envoyé un signal important en démontrant qu’il était possible de contre-attaquer. Ces luttes ont ainsi nourri l’esprit de résistance qui a culminé dans l’explosion du « mouvement des places » actuel.
En outre, les « aganaktismenoi » luttent contre les mêmes ennemis que le mouvement de l’année passée – le gouvernement, la « troïka » et le Mémorandum – et font donc partie d’un large mouvement de résistance. Beaucoup de manifestants n’étaient pas engagés auparavant dans la politique ou dans des luttes sociales. Par le simple fait d’aller sur la place Syntagma à Athènes (où sur d’autres places) pour manifester contre le gouvernement, ils prennent clairement position sur le plan politique. L’expression de « l’indignation » ressemble au cri « Ya basta » [cela suffit] du mouvement anti-globalisation.
Et l’indignation n’est qu’un premier pas. Dans les places, les gens découvrent la politique. Non pas la politique de type professionnel, parlementaire, mais celle qui importe réellement : « la politique de la rue ».
Parmi les occupants des places, on peut rencontrer des personnes de toutes sortes de tendances : il y a eu des gens d’extrême droite, il y a des conservateurs, des gens qui ont voté PASOK, des gauchistes, des socialistes, des anarchistes, des « apolitiques » et ainsi de suite. Mais ce mélange d’idées est parfaitement normal dans un mouvement de masse si vaste : les manifestants de la place Syntagma sont en effet représentatifs de la société grecque. Le point crucial est que les revendications du mouvement vont clairement dans le sens de la gauche.
Les idées de gauche sont clairement présentes. Bien sûr, la lutte politique entre l’aile droite et l’aile gauche pour l’orientation du mouvement est loin d’être terminée. Il est très important que la gauche politique radicale soit présente sur les places, qu’elle engage des débats avec les manifestants et essaie de gagner la majorité à une lutte plus consciente et engagée contre la classe dominante.
Qu’attendez-vous de la grève générale de 48 heures et des journées d’action prévues le 28 et le 29 juin ?
Il s’agit de la première grève générale de 48 heures depuis des décennies. Ce genre d’action va certainement inspirer les travailleurs à quitter leurs places de travail ; la grève pourrait donc avoir un énorme succès. Cette action puissante, combinée avec le militantisme du « mouvement des places » qui prévoit d’entourer le bâtiment du Parlement, contribuera à ébranler le gouvernement.
Le 15 juin 2001, nous avons eu un aperçu du potentiel qu’aurait le mouvement si les forces syndicales rejoignaient le mouvement des places. Je pense que pendant les deux jours d’actions prévus nous pourrons voir des protestations les plus puissantes depuis de nombreuses années.
Il faudra voir quels seront les pas suivants que prendra le mouvement de résistance, mais les perspectives d’escalade de la lutte sont assez claires. Le fait que l’actuelle direction de la GSEE (secteur privé), une fédération syndicale largement haïe par les travailleurs à cause de son histoire de compromissions, ait dû déclarer une grève de 48 heures donne un indice des énormes pressions qu’elle a subi de la part de base.
En outre, puisque presque toutes les entreprises publiques sont sur le point d’être vendues, les syndicats du secteur public (regroupés dans ADEDY) se rendent compte que c’est maintenant ou jamais. L’exemple des travailleurs de la compagnie d’électricité qui sont engagés dans une grève tournante de 48 heures pourrait bientôt être suivi par d’autres.
Le mouvement des places a prouvé qu’il avait l’endurance nécessaire pour continuer. Et il prévoit déjà des actions pour les jours après la grève de 48 heures, un signal clair indiquant que les aganaktismenoi prévoient de rester dans les places.
L’objectif du mouvement est de renverser le gouvernement de Papandreou, et je pense que cela peut être le prochain pas en avant. Le parti au pouvoir, le PASOK, est ébranlé et a perdu toute légitimité. Il va d’une crise dure à une autre, en espérant à chaque fois survivre et gagner un peu de temps avant son effondrement.
Lorsque le PASOK a survécu à un vote de confiance la semaine passée, un analyste politique a commenté avec soulagement : « Jusqu’à maintenant ça tient ». Je crois que cette déclaration reflète l’ambiance qui règne au sein du gouvernement et de tout l’establishment. La question se pose de savoir si ce gouvernement arrivera à tenir jusqu’à la fin de l’été. L’effondrement du PASOK est une question de temps. Le fait que les gens dans la rue en ont conscience les encourage puissamment à augmenter la pression.
La gauche grecque se trouve donc face à de grands défis. Les potentialités sont grandes, mais les responsabilités qui pèsent sur nous le sont aussi. Une force sociale vigoureuse qui peut renverser l’offensive de la classe dominante est en train d’émerger des places et des lieux de travail. Mais il s’agit d’une lutte à long terme, qui nécessitera de la tactique, des stratégies, des idées, de l’organisation et de l’expression politique.
La gauche peut jouer un rôle crucial, surtout aujourd’hui, au vu de l’ébranlement du système politique et de la crise des grands partis. Le mouvement des places donne l’exemple. Il a montré la force que pouvait avoir une unité d’action et a fourni une plateforme politique radicale.
Sur cette base, le DEA (Gauche ouvrière internationaliste) – qui participe à la coalition appelée SYRIZA – appelle à un front uni politique de la gauche sur la base d’une plateforme radicale, qui pourrait commencer par une action conjointe entre SYRIZA et la coalition, plus restreinte, de l’extrême gauche : ANTARSYA. Cette coordination peut constituer un catalyseur, comme l’indique le fait que le Parti Communiste, traditionnellement ultra-sectaire, a commencé à s’ouvrir un peu à la possibilité d’une action commune.
Un tel front de gauche pourrait constituer une puissante alternative aux partis qui restent fidèles à la classe dominante, contribuerait à déstabiliser encore davantage l’establishment et ouvrirait des possibilités encore plus grandes pour le mouvement de la classe travailleuse. (Traduction A l’Encontre ; entretien réalisé le 27 juin avec Panos)