Tiré du blogue de l’auteur.
C’est au départ un article médiocre sur les bisexuel-les. Le texte part de l’enquête nationale 2015 sur la bisexualité coordonnée par Act Up-Paris, le MAG, SOS Homophobie et Bi’Cause. Cela commence mal : l’article ne cite que les deux dernières organisations comme responsables de l’enquête.
Le texte part donc des préjugés exprimés sur les bisexuelLEs dans cette enquête, confirmés par une étude sociologique auprès de 28 personnes bis. Rien à reprocher à l’article jusque là. Mais c’est quand elle sort du compte-rendu des ressentis individuels et qu’elle se livre à des explications que l’autrice devient ridicule. On apprend par exemple que : « Depuis la légalisation de la pilule et du divorce, il est en effet devenu obligatoire d’aimer ET de baiser exclusivement son conjoint ou sa compagne. L’adultère qui était autrefois toléré, voire encouragé, fait maintenant l’objet d’une forte réprobation sociale. La sexualité n’a plus le droit d’exister en dehors de l’amour. »
Et en guise de conclusion, des généralités sur la liiiiiiiiberté (qui ne font, à bien y réfléchir, que reproduire les clichés que cet article prétend déconstruire) : « Tout comme les adeptes de plans culs et d’aventures sans lendemain, les bis font tâche dans notre société. Ils ne cadrent pas avec l’idéal normatif de l’amour institutionnalisé. Ils n’entrent pas dans les catégories binaires. On les accuse d’être pollués par « l’idéologie marchande ». On voit en eux des « consommateurs de sexe ». Et si c’était le contraire ? Et s’ils incarnaient une forme de liberté ? Eux, au moins, s’accordent le droit de ne pas choisir. »
Cet article ne mériterait donc que peu d’attention, tant il n’apporte aucun savoir, n’offre aucune prise pour déconstruire les préjugés biphobes. Mais il est diffusé sous le titre « Les bisexuels sont-ils frivoles ou bipolaires ? » et relayé ainsi sur les réseaux sociaux.
Ce titre est ouvertement humiliant pour les bisexuelLEs comme pour les bipolaires (et on peut être les deux). On imagine les responsables de Libération plaider leur cause : « le terme de « bipolaire » revient régulièrement dans les préjugés homophobes recensés par l’enquête, le titre est interrogatif et invite à lire la réponse qui déconstruit ces préjugés, donc de quoi vous plaignez-vous ? »
Or, rien de tout cela ne tient. Mettre en interrogation la validité d’un préjugé sous cette forme interrogative, ce n’est pas le déconstruire, c’est le cautionner puisqu’on envisage qu’il soit possible. Le jour même de la mort de Faurisson, on devrait être capable de comprendre que choisir comme titre « Les chambres à gaz sont-elles vraiment une invention ? » à un article rigoureux d’un historien démontant impeccablement le négationnisme de cet antisémite serait problématique et contre-productif. Le lendemain d’un rassemblement contre les agressions sur les personnes LGBTI+, on devrait être capable de comprendre que poser de telles questions alimentent les préjugés.
Cela alimente d’ailleurs les pires préjugés sur les personnes bipolaires – préjugés sur lesquels l’article ne revient pas, ne tente pas de déconstruire.
En réponse à la colère suscitée par ce titre, Libération a choisi l’ironie infantilisante, appelant à lire l’article avant d’en commenter le titre.
Or une rédaction et une équipe de communication responsables sont documentées sur la réalité propre aux réseaux sociaux du partage sans lecture d’articles, en fonction du seul titre. Elles lisent les études pour adapter leur communication à cette réalité, au nom du devoir qu’elles ont d’informer.
Imaginons que j’aie appelé cet article « Libération veut-elles plus d’agressions contre les personnes LGBT ? ». Je sais qu’un tel titre m’apporterait plus de trafic, serait plus facilement relayé et que le taux de relai de ce titre serait bien supérieur au taux de lecture de mon article. On peut tester avec cette seule icono :
L’étude que cite Libération en alibi contient un volet sur la visibilité : « Au-delà des connaissances proches, les réponses mettent clairement en lumière un manque de visibilité des personnes bies dans les médias. » résumait un article de Yagg. Treize jours après avoir déroulé le tapis rouge à la Manif pour tous en mentant effrontément sur la responsabilité des médias dans la banalisation de ce mouvement homophobe, le lendemain d’un rassemblement contre les « LGBT+phobies », Libération a décidé d’accorder avec ce titre une visibilité très particulière, alimentant sciemment pour faire du clic les préjugés, et poursuivant une politique irresponsable à l’égard des minorités.
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