Jeudi 15 février 2023 / DE : JOHN CLARKE
traduction : Johan Wallengren
Parmi les nombreuses manifestations de la crise sociétale à laquelle nous sommes confrontés en ces temps difficiles et incertains, la menace qui pèse sur les systèmes de soins de santé publics est l’une des plus graves. La défense des soins de santé contre l’austérité et la privatisation est en fait une lutte emblématique de la période actuelle.
Alors que la pandémie commençait à se propager le long des lignes de faille de l’inégalité sociale, rendant les pauvres et les marginaux encore plus vulnérables, Anthony Dale, président et directeur général de l’Association des hôpitaux de l’Ontario, a déclaré au Ottawa Citizen que « le système de santé de l’Ontario subit les conséquences d’années de sous-financement alors qu’il s’efforce de se préparer à un afflux de cas de COVID-19 ». Il a fait un état des lieux sinistre : « La situation d’austérité semi-permanente, le taux d’occupation de 100 % et plus et les environnements de travail ultra-intensifs ne sont pas propices au type de qualité de soins que nous devrions nous efforcer d’offrir dans cette province. ». Il a également souligné que « l’Ontario compte moins de lits d’hôpitaux par habitant que les autres provinces [et que] de nombreux hôpitaux ont régulièrement fonctionné à plus de 100 % de leur capacité au cours des dernières années. » L’impact de l’urgence sanitaire mondiale a fait ressortir l’effet cumulé de décennies d’austérité et de compressions sociales.
Un effondrement du système
Ces derniers mois, les médias, même les plus traditionnels, ont utilisé le terme « polycrise » pour décrire le marasme qui gagne l’un après l’autre de nombreux pays. Entre autres facteurs érodant le niveau de vie de la classe ouvrière, outre la crise du coût de la vie, notons l’insuffisance croissante des services médicaux et la perspective de leur privatisation, qui représentent une sérieuse menace pour le bien-être des gens.
Nous entendons tellement parler de la pression intense avec laquelle doivent composer les prestataires de soins médicaux en milieu hospitalier que nous voyons poindre à l’horizon un risque d’effondrement du système. On rapporte maintenant cas après cas de situations horribles comme celle qui a coûté la vie à une femme de 37 ans en Nouvelle-Écosse. Celle-ci a terriblement souffert dans une salle d’urgence improvisée et bondée. Son mari, Gunter Holthoff, s’est rendu cinq fois à la réception, en vain, pour tenter d’obtenir de l’aide alors que l’état de sa femme s’aggravait. Quand une intervention médicale a finalement eu lieu, a-t-il déclaré à CTV News, « les organes vitaux de celle-ci étaient déjà très exsangues, notamment le cerveau », de sorte qu’il a été impossible de la sauver.
Des voix s’élèvent pour demander une enquête sur cette tragédie, mais il apparaît plus qu’évident que les conditions ingérables d’encombrement et de suractivité dans les installations d’urgence ont contribué de manière déterminante à l’échec de la prise en charge au moment des faits. Alors que les soins de santé sont proches de péricliter, la ligne de conduite la plus destructrice consisterait à offrir des soins médicaux privatisés à ceux qui ont les moyens de payer, tout en forçant le reste d’entre nous à faire la queue pour avoir accès aux vestiges d’un système public de second ordre. Au vu de l’agenda politique du gouvernement, il n’est guère surprenant que pareille menace plane sur nous. Selon les termes de Natalie Mehra, directrice générale de la Coalition ontarienne de la santé, « les hôpitaux publics du Canada sont submergés au-delà de l’entendement et voilà que notre premier ministre nous annonce, sans prendre de gants, de nouvelles coupes dans le budget des hôpitaux publics et la privatisation de ceux-ci ». Toujours selon Madame Mehra, « les coupes incessantes que subissent les hôpitaux publics et la perspective de leur privatisation ont largement contribué à la paralysie qui nous a plongés dans la crise. »
La Coalition ontarienne de la santé le dit clair et net : le Canada a pratiquement le pire bilan des pays membres de l’OCDE en ce qui concerne le nombre de lits d’hôpitaux disponibles par tranche de mille habitants. L’Ontario est la moins bien située à cet égard de toutes les provinces du Canada. Partant, Mme Mehra en vient à cette conclusion : « le Canada ne peut plus saper son système hospitalier public et s’il devait être privatisé, ce serait la destruction de notre système de soins de santé, et non une innovation. »
L’état du système hospitalier de l’Ontario est en soi fondamentalement préoccupant, mais savoir que le gouvernement conservateur campé à droite dirigé par Doug Ford supervise la situation est absolument terrifiant. Pour quelqu’un comme lui, l’opportunité d’utiliser la crise pour faire avancer la privatisation est séduisante à l’extrême, ce qui rend sa démarche tout à fait prévisible.
Le gouvernement de l’Ontario a annoncé un plan visant à confier jusqu’à la moitié des opérations chirurgicales de la province à des établissements privés à but lucratif. Comme l’observe le journaliste Mitchell Thompson, son intention manifeste est de rendre encore plus irréversible « un système de soins de santé à deux vitesses en Ontario, sachant que de nombreux établissements privés génèrent des revenus en facturant des frais pour des services de qualité supérieure - ce qui donnerait aux patients plus riches des soins de meilleure qualité que ce qu’obtiendraient ceux qui n’ont pas les moyens de payer ». Monsieur Thompson rapporte que lors d’une récente conférence de presse, on a demandé à l’infortunée ministre de la Santé de l’Ontario, Sylvia Jones, si elle était en faveur de la vente de services à prix majoré dans des établissements privés », ce à quoi elle a répondu : « Je n’appellerais pas ça de la vente à prix majoré, mais plutôt des options pour les patients. » Bien évidemment, ces options, comme elle les appelle, ne sont disponibles que pour ceux qui se situent dans sa tranche de revenus, mais non pour la majorité des gens de la classe ouvrière. Comme elle le sait bien, une fois que les riches auront été transférés dans un système privé, le rythme de dégradation des soins de santé publics aura vite fait de s’accélérer.
Un travail de sape
Face à la crise des systèmes de santé provinciaux, le gouvernement fédéral a récemment annoncé qu’il dotait les systèmes de santé des provinces de 46,2 milliards de dollars de nouveaux fonds sur dix ans. Les commentateurs les plus diplomates et conciliants ont salué cette initiative comme une solution bouche-trou, une mesure provisoire très modeste qui ne résout pas les problèmes fondamentaux. Cela montre bien le rôle que jouent les libéraux de Trudeau dans la mise en œuvre d’un programme régressif en matière de soins de santé ; le premier ministre Trudeau prend toutefois bien soin de ne pas se donner en spectacle à la manière d’un Doug Ford.
L’ancienne ministre libérale de la Santé, Jane Philpott, a également suggéré que « le débat public/privé sonne un peu creux ». Or, la menace de privatisation, loin de manquer de substance, loge au cœur même du problème. Entrouvrir la porte à un système permettant à certains d’obtenir des services médicaux privés de plus haut calibre est l’arme de choix de ceux qui souhaitent démolir le système de santé public.
Les effets cumulés de cette austérité qui perdure ont atteint un seuil critique qui ne pouvait tomber à pire moment. L’attaque en règle contre les soins de santé n’est qu’un aspect de l’assaut que nous subissons sur nos lieux de travail et dans nos communautés, mais c’est une des batailles les plus fondamentales, qui met en jeu des vies humaines. À l’heure actuelle, la défense des systèmes de soins de santé est une lutte déterminante. Nous ne pouvons tout simplement pas permettre à ceux qui nous gouvernent de nous imposer une régression susceptible de nous faire revenir à une époque où l’accès sans restriction à des soins médicaux décents est réservé aux riches.
Nous devons mener la lutte sur plusieurs fronts pour sauver le système de santé, mais nos combats doivent venir s’inscrire dans une riposte plus large de la classe ouvrière. L’état de crise et les forces politiques qui mènent la guerre contre le système de santé créent un climat de résistance qui se manifeste avec force dans plusieurs pays. Une vague de grèves a déferlé au Royaume-Uni et la résistance sociale atteint des proportions historiques en France. L’intransigeance avec laquelle les gouvernements accueillent ces rébellions nous questionne profondément sur les formes efficaces de lutte en cette période particulière.
Ce qui doit être clair pour nous tous, c’est qu’il ne faut surtout pas se mettre à plat face à l’assaut du capital qui touche quelque chose d’aussi vital que le système de santé public. Celui-ci a déjà été fortement ébranlé, comme le montrent crûment les temps d’attente qui s’allongent pour les opérations chirurgicales et les services d’urgence débordés. Au sein de nos syndicats et dans nos communautés, nous devons faire preuve d’une détermination sans faille pour repousser l’ennemi. Si nous ne pouvons pas libérer le pouvoir de la classe ouvrière nécessaire pour empêcher la destruction du système de santé public, que pouvons-nous espérer défendre ?
John Clarke est un écrivain et un organisateur retraité de la Coalition ontarienne contre la pauvreté (COPA). Suivez ses tweets à @JohnOCAP et surveillez son blogue à johnclarkeblog.com.
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