Je ne jette pas la pierre à ces gens et moi-même j’avoue sans gêne que je ne comprends pas très bien certains aspects de la crise qui secoue le Québec. Il faudra qu’elle se termine et que du temps passe avant que l’on puisse faire un bilan serein et synthétique des événements et de leur signification : la Chouette de Minerve, c’est bien connu, ne prend son envol que le soir venu, après le tumulte de la journée.
Mais ceci dit, et en tout respect, je pense comprendre au moins en partie pourquoi certains ne comprennent pas — et parmi ceux-là, je range non seulement des commentateurs, mais aussi une part du mouvement syndical et le Gouvernement. Quant à la population en général, souvent, sans connaître le détail de l’explication de la crise, elle en pressent souvent, me semble-t-il, l’essentiel.
La crise en cours est — entre autres choses, j’en suis conscient — l’ expression d’une critique radicale et pour cela inhabituelle de nos institutions, de notre société, une critique radicale que nombre de gens ignorent peu ou prou mais qui s’est articulée depuis plusieurs années et qui débouche aujourd’hui sur des revendications inédites présentées selon des modalités elles aussi inédites.
Que dit cette critique radicale ?
Permettez-moi d’essayer d’aller rapidement — et j’espère, sans trop caricaturer — à ce qui me paraît être essentiel.
Voici donc. Une profonde mutation de civilisation est survenue à l’échelle planétaire vers 1970. Un de ses éléments centraux a été le démantèlement des fameux Accords de Bretton Woods, qui avaient été conclu au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale pour relancer et encadrer l’économie mondiale.
Ces accords favorisaient les échanges dans l’économie réelle, mais ils mettaient aussi un frein majeur aux flux de capitaux de l’économie virtuelle, jugés dangereux pour cette économie réelle faite de biens et de services. Les flux de capitaux étaient considérés, avec raison, comme concédant un pouvoir immense et injustifiable et qu’il fallait donc refuser aux détenteurs de capitaux : ceux-ci, dès lors qu’ils pouvaient sanctionner positivement ou négativement des décisions politiques (en allant là où ils le désiraient) se seraient vu concéder ce que Keynes (il me semble que c’est lui, on me corrigera …) appelait un « sénat virtuel », et donc un pouvoir illégitime et dangereux pour le politique, voire démocraticide : si une loi, disons de travail, devait leur déplaire, les détenteurs de capitaux auraient pu voter contre elle en retirant leurs billes.
On voulait donc éviter tout cela et on y est relativement bien parvenu … jusqu’au début des années 70, et donc durant ce que l’Histoire appelle les Trente glorieuses. Les Trente glorieuses, car ce furent en effet des années de forte croissance économique, sans crises majeures et durant lesquelles furent poursuivies des politiques économiques et fiscales qui ont maintenu vivant un idéal égalitaire. Pour en donner un exemple frappant, il était fréquent, durant ces années, que des pays appliquent des taux d’imposition maximaux de 90 % environ — et les entreprises payaient leurs impôts. Pour en donner un autre exemple, l’économie durant ces années était, en gros, à 95% composée d’échanges réalisés dans l’économie réelle et à 5 % d’échanges dans l’économie virtuelle.
Vers 1970, c’est ce système qui a été démantelé. On libéralise notamment les flux de capitaux, ouvrant ainsi la voie, comme le prédit aussitôt l’économiste James Tobin, à de nombreuses et graves crises financières et économiques : pour y pallier, il propose une taxe sur les flux de capitaux, la fameuse taxe Tobin, qui ne sera pas adoptée mais que d’aucuns, comme le Groupe ATTAC, défendent encore.
Les changements qui s’ensuivent sont profonds et radicaux.
Les échanges économiques, pour commencer, changent profondément de nature : ils deviennent, en gros, désormais virtuels à 95%. Le redouté sénat virtuel existe et il est très puissant. Les banques changent alors profondément de nature : ce ne sont plus des institutions prêteuses comme celles que nos grands-parents ont connu, mais des acteurs majeurs dans des jeux spéculatifs à haut risque, capables de perturber et même de saccager l’économie réelle. La concentration de la richesse dans le secteur financier qui en découle est proprement phénoménale. Nuisible à l’économie réelle, elle enrichit hors de tout bon sens des gens qui se livrent, au sens strict et fort du terme, à des activités antisociales et qui brisent d’innombrables vies. Et pendant ce temps, les salaires et revenus des gens ordinaires, des salariés, stagnent depuis des décennies.
Les entreprises se transforment elles aussi en profondeur. Dotées de droits comme si elles étaient des personnes (morales et immortelles) depuis plus d’un siècle déjà, elles échappent désormais à peu près à tout contrôle démocratique, deviennent des sortes de tyrannies privées qui pèsent lourdement sur le processus politique et qui sont en mesure de l’orienter en leur faveur à travers divers groupes de pression ou organismes qu’elles contrôlent dans de substantielles mesures (OCDE, FMI, Banque Mondiale, par exemple) : elles façonnent ainsi peu à peu ce qu’elles appellent la mondialisation de l’économie, qui signifie, sans trop caricaturer, le fait pour elles de pouvoir aller où elles veulent, pour faire ce qu’elles veulent, comme elles le veulent.
Le politique se transforme lui aussi, notamment parce qu’il se met au service de ces institutions économiques— si tant est qu’il soit encore possible de distinguer le politique et les institutions économiques. Nous ne sommes alors plus guère en démocratie représentative, mais dans ce qu’on peut appeler une oligarchie représentative, une alliance entre corporations et gouvernement. La situation est encore aggravée par le fait que l’information est dans une substantielle mesure contrôlée par les médias de masse, qui sont des entreprises et appartiennent souvent à des grands groupes. Un exemple ? Ce Ministre qui annonce en ce moment son intention de recourir une fois de plus à une loi spéciale pour régler un conflit de travail (cette fois, au CP) et qui déclare que son gouvernement a été élu pour être « le gardien de l’économie ». C’est proprement surréaliste ! Pensez-y. Pas du bien commun. Pas de la justice sociale. De l’économie.
J’ai sans doute dit tout cela trop vite et avec trop peu de nuances : mais le portait est globalement exact. Ce qui s’en est suivi est connu. Des sociétés et un monde profondément inégalitaires ; des crises économiques incessantes et souvent majeures et aux effets désastreux sur la majorité des gens ; des dépenses de fonds publics au profit de ces institutions dominantes, demandant par exemple, sans gêne, d’être renflouées par les fonds publics quand survient une crise et qui exigent d’être subventionnées le reste du temps ; des attaques frontales et nombreuses à l’idée de participation du public ; l’entretien de l’illusion que dette et déficits sont causés par des dépenses somptueuses de l’État pour le bien commun ; le mensonge propagé que nous ne serions plus en mesure de nous payer des routes dignes de ce nom, des soins de santé pour tous et toutes, un système d’éducation, des fonds de pension, de la sécurité sociale, un régime d’assurance chômage, des salaires décents.
Ce que nous vivons
La révolte actuelle porte contre tout cela. Elle s’exprime là où elle l’a pu : dans la rue.
Dans la rue parce que les partis politiques ne l’ont pas entendu et ne permettent pas d’exprimer tout ce que porte cette révolte.
Dans la rue parce que le syndicats ne l’entendent pas ou guère et n’ont pas permis d’exprimer tout ce que porte cette révolte.
Dans la rue parce que les grands médias ne l’entendent pas ou guère et n’ont pas permis d’exprimer tout ce que porte cette révolte.
Concrètement, cette révolte dit : nous refusons d’accorder qu’après toutes ces années de supposée croissance économique, nous ne puissions pas ou plus nous payer collectivement des biens communs que nous avions mis sur pieds hier, encore moins en ce moment où un gouvernement, dont la légitimité démocratique nous semble à peu près nulle, vend, voire donne nos richesses collectives à des corporations, certaines étrangères.
Elle dit : les institutions de ce monde sont gravement malades et il faut en changer.
Elle dit on en a assez des mensonges, des semi-vérités.
Elle dit : l’économie doit changer. Elle ne doit plus être ce qui nous est donné comme seul horizon possible à nos vies, au mépris de tout le reste. L’économie doit être autre chose que ce qui projette son ombre tutélaire sur la société. Elle doit être un outil que nous nous donnons et que nous contrôlons pour la mettre au service du bien commun, et qui permet de se soucier de l’environnement, de promouvoir l’égalité, non seulement des chances mais aussi des résultats.
Elle dit : le politique doit changer. Le processus politique est en effet désormais largement délégitimisé, la démocratie semble à plusieurs un leurre tandis que l’espace de délibération collective est plein de bruits et de parasites qui interdisent une véritable délibération.
Ce sont, au moins pour une part, des gens qui ont conscience de tout cela qui se présentent dans l’espace public en ce moment. Ils sont critiques, informés, lucides. Ils ne peuvent être amadoués par des promesses de gains personnels, ils se méfient des pouvoirs traditionnels, redoutent leurs mensonges, détectent leur propagande : leur combat est en grande partie altruiste, ce qu’ils défendent va au-delà de demandes qui pourraient être satisfaites par les offres et les promesses usuelles. Ils mettent en œuvres des moyens inédits, pratiquent la démocratie délibérative et directe, ne sont pas leurrés par des slogans vides. Ce que ces personnes réhabilitent, et dont plusieurs avaient oublié jusqu’à l’existence, ce sont les idées de démocratie, de bien commun, et de combat politique.
Ils et elles nous disent, surtout : nous ne nous tairons pas et notre détermination est à la mesure de ce que nous comprenons et rejetons du monde tel qu’il est et qui doit changer.