L’émergence de cette énorme richesse - tant celle exhibée que celle plus discrète - revêt un caractère péremptoire - mais la classe ouvrière et les autres masses laborieuses ont été littéralement exclues de ce processus d’enrichissement.
Un « développement » sans justice
Les avancées du « développement » indien n’ont guère aidé à améliorer la justice sociale. C’est plutôt la notion de sécurité sociale qui a été mise en question sous un prétexte ou un autre. Certains pensent que ces systèmes sont trop coûteux et qu’ils empêchent la croissance économique et le développement. Pour d’autres, ils seraient largement inefficaces et donneraient lieu à de la corruption et, de ce fait, il faudrait mieux laisser faire le marché. Le marché rendrait les choses plus « efficaces ».
Lorsqu’on regarde la contribution du marché à l’emploi, il est clair que la libéralisation économique n’a pas été en mesure de créer des emplois décents. On constate en fait que dans le secteur formel, l’emploi décent avec un salaire décent, les bénéfices sociaux qui l’accompagnent et la sécurité de l’emploi ont diminué entre 1997 et 2012. Et ce alors même qu’on assistait au cours de cette période à la croissance économique la plus importante au cours de ces 25 dernières années (comme le tableau suivant en témoigne), les gains pour les travailleurs et les autres masses laborieuses n’ont pas été au rendez-vous.
Croissance économique et précarisation
En dépit de ces chiffres séduisants, le total d’hommes employés dans le secteur formel était en date du 31 mars 2012 de 23,53 millions tant pour le secteur public que privé. C’est un peu moins que les 23,61 millions qu’on recensait en 1997. Comme le tableau le montre, durant cette période de temps, l’économie indienne a connu certaines de ces meilleures années, une très importante croissance du PIB et un boom de la bourse. Néanmoins, ces années de boom sans précédent n’ont pas donné lieu à la création d’emplois dans le secteur formel. Certains voudraient lier ces chiffres postérieurs à 2007 à la crise mais en fait la crise financière globale n’a rien à voir avec cela. En 2007, avant le déclenchement de la crise et au top du boom économique et boursier, le nombre d’emplois formels masculins était de 21,9 millions, bien moins qu’en 1991. Certainement qu’après 2012, il a dû y avoir des créations d’emploi mais ça n’est certainement pas grand-chose car les entreprises et le capitalisme indiens ont, comme ailleurs sur la planète, eu à faire face à plusieurs récessions.
« 9 travailleurs indiens sur 10 (370 millions) ne bénéficient pas d’un contrat de travail formel et de dispositions de sécurité sociale »
En Inde, la sécurité sociale concerne principalement les travailleurs du secteur formel. Or, la part de ceux ci s’est considérablement réduite par rapport à l’ensemble de la population active. Quant aux travailleurs du secteur informel, ils ne seraient que 6 % à bénéficier d’un quelconque type de sécurité sociale ou d’assistance sociale.
En fait, l’article 41 des Principes directeurs contenus dans la partie IV de la Constitution du pays demandant à l’État de prendre les dispositions nécessaires dans les limites de sa capacité économique et de son développement pour assurer le droit à l’emploi, à l’éducation et à l’assistance en cas de chômage, vieillesse, maladie, handicap et autre cas de défaut involontaire de revenu, reste lettre morte ; tout comme les articles suivants. L’article 42 prévoit des dispositions pour garantir des conditions de travail justes et humaines ainsi que des indemnités de maternité. L’article 43 mentionne un salaire suffisant pour vivre et l’article 47 définit le rôle du gouvernement « considérant que l’amélioration de l’alimentation, de la santé publique et du niveau de vie de sa population comme faisant partie de ses principaux devoirs ».
L’Inde n’est pas non plus signataire de la Convention 102 de l’OIT
de 1952 portant sur les normes minimales des États. En dépit de ses limites, c’est l’unique instrument qui offre une vision globale des principes de la sécurité sociale et affirme des normes minimales internationalement reconnues pour 9 branches de la sécurité sociale.
La plupart des travailleurs indiens ne perçoivent pas de salaire minimum en dépit du fait que des normes en matière de salaire minimum aient été établies lors de la XVe conférence internationale sur le travail en 1957. Le salaire minimum, en particulier dans l’agriculture, est si faible que même si les travailleurs trouvent un emploi où ils travailleraient chaque jour de l’année, payés au salaire minimum, cela n’est pas suffisant pour répondre aux besoins fondamentaux de leur famille. La Cour suprême a, à plusieurs reprises, statué sur le besoin d’un salaire minimum en déclarant que le salaire minimum « établit la limite inférieure en-dessous duquel le salaire ne peut descendre sous peine de conduire à des conditions de vie infrahumaines. » Celui-ci devant être payé dans tous les cas, quel que soit le type d’entreprise, sa situation financière ou la disponibilité de travailleurs disposés à travailler pour un salaire plus faible, le non-paiement du salaire minimum est assimilé selon l’article 23 à du travail forcé et les employeurs n’ont pas le droit d’avoir une entreprise s’ils ne sont pas capables de payer à leurs employés un salaire minimum de subsistance. Or, de tels bas salaires montrent que les gouvernements ont ignoré les articles 223 à 228 du Code de l’Organisation internationale du travail ainsi que la directive de notre propre constitution contenue dans l’article 43.
Alors que le salaire minimum est censé établir un salaire plancher, dans bien des cas, il s’apparente plutôt à un salaire plafond dans de nombreux secteurs de l’emploi informel. Le salaire minimum est devenu un salaire sous le seuil de pauvreté au lieu d’être un salaire contre la pauvreté.
Des manques sévères en matière de « Protection » et de « Promotion »
Les deux aspects de la sécurité sociale qui ont fait parler d’eux lors de débats récents sont la protection et la promotion. La protection est mise en avant contre la dégradation des conditions de vie en raison de maladie, accident et autres. La promotion se centre, elle, sur l’amélioration des conditions de vie pour aider les gens à sortir de la misère, de la pauvreté et des privations. Lorsque l’on analyse les données liées à la sécurité sociale, on se rend compte qu’alors que seule une partie des citoyens bénéficie d’une protection, celle-ci se voit restreinte par le modèle économique actuel. Les maigres dispositions de promotion qui existent en matière de sécurité alimentaire et de garantie de travail sont menacées par des coupes budgétaires.
« Le salaire minimum est si faible que même si les travailleurs trouvent un emploi où ils travailleraient chaque jour de l’année, payés au salaire minimum, cela n’est pas suffisant pour répondre aux besoins fondamentaux de leur famille »
Les institutions, qu’elles soient internationales ou gouvernementales, le reconnaissent. Une étude de l’organisation internationale du travail World Social Security Report, publiée en 2010, rendait compte de la protection sociale en Inde. Elle spécifiait que les Indiens, en particulier les pauvres et marginalisés, souffraient d’une très forte vulnérabilité en matière de pauvreté
et de travail informel. Ce rapport, basé sur une étude comparative portant sur des soins de santé, une assistance sociale, des pensions de retraite et des indemnités de chômage adéquats, a montré qu’en Inde ces mesures sont très modestes et qu’une grande partie de la population en est exclue.
De même, un rapport de l’OCDE publié en 2009 a signalé que 9 travailleurs indiens sur 10 (370 millions) ne bénéficient pas d’un contrat de travail formel et de dispositions de sécurité sociale comme un préavis en cas de rupture de contrat.
L’Inde dépense 1,4 % de son PIB en protection sociale, un des chiffres les plus bas d’Asie bien en-deçà de la Chine, du Sri Lanka, de la Thaïlande et même du Népal. En dépit de faire partie des 10 principales économies au monde, il s’agit du pays au monde avec le plus grand nombre de pauvres. Les problèmes structurels et systémiques de hiérarchie, de religion, de caste, de race, de localisation géographique et de discrimination ou exclusion ethnique sont toujours d’actualité. La situation a été encore compliquée par l’imposition de politiques néolibérales. Des droits préalablement concédés ont été retirés y compris le démantèlement des syndicats dans le secteur formel dans le cadre d’une augmentation de l’emploi informel, la protection et la sécurité sociale des travailleurs informels étant très faible ou inexistante. En fait, alors qu’il prétend oeuvrer à la mise en place d’un système de sécurité sociale universel, le gouvernement pousse indirectement des gens du système de santé et de pension de retraite publics assuré par des institutions publiques comme l’Employee State Insurance ou Employees Provident Fund vers le secteur privé. L’objectif est double : d’une part, réduire le financement public sur le long terme en s’assurant que les travailleurs paient pour les services et, d’autre part, privatiser les soins de santé et les pensions. Cela va avoir de sérieuses répercussions, l’objectif du gouvernement n’étant pas de créer un système universel de sécurité sociale mais bien d’universaliser dans chaque sphère de la vie économique le principe de la capacité de payer.
Le prix Nobel, Amartya Sen, remarquait il y a quelques temps : « Les Indiens souffrent fondamentalement d’un manque d’éducation, de soins de santé et de sécurité sociale. Et qu’importe qu’ils paraissent innovants, ces nouveaux modèles de tel ou tel type d’assurance ne vont pas diminuer le fait qu’il est très difficile de générer un revenu durable à partir d’une force de travail insuffisamment éduquée et soignée, de même qu’assurer une croissance robuste qui permette de partager les fruits avec ceux qui en ont été exclus ». Rien ne peut mieux décrire la réalité de la plus grande démocratie mondiale.
Traduction : Virginie de Romanet
Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète